Réduire la dette publique, une priorité ?

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par Henri Sterdyniak ,

La priorité est, nous dit-on, de réduire les dettes publiques, pour rétablir la confiance, faire baisser les impôts, relancer la croissance. Selon H. Sterdyniak, une politique générale de restriction budgétaire se traduirait au contraire par une chute de la production, une baisse des recettes fiscales, une dégradation du ratio d’endettement, sans pour autant rassurer les marchés. La crise n’en serait que prolongée.

La crise des années 2008-2012 ne provient pas de la hausse excessive des dépenses, des déficits ou des dettes publics. En 2007, le solde public de l’ensemble des pays de l’OCDE ne présentait qu’un déficit de 1,3% du PIB ; celui de l’ensemble des pays de la zone euro de 0,7%. Les dettes publiques étaient stables, à 40% du PIB pour la dette nette de l’ensemble des pays de l’OCDE (Voir Mathieu et Sterdyniak, 2011). Mais la crise a provoqué une forte hausse des déficits et dettes publics puisque les États ont dû intervenir pour sauver les systèmes financiers, pour soutenir l’activité et ont enregistré une forte baisse de leurs recettes fiscales. La plupart des pays développés ont connu une hausse de leur dette publique nette de l’ordre de 30 points de PIB. En 2012, les déficits des États-Unis et du Royaume-Uni restent de 8,5% du PIB, celui du Japon de 10%, dans la zone euro, le déficit moyen est de 3,3% du PIB, mais il dépasse 6% en Grèce, 8% en Irlande et en Espagne.

Pour les institutions internationales et les marchés financiers, la question essentielle est devenue celle des finances publiques. À partir de 2009, ceux-ci ont exprimé des doutes sur la soutenabilité des dettes publiques et ont réclamé de fortes réductions des déficits budgétaires, même si ceux-ci restaient nécessaires pour soutenir l’activité. Les marchés financiers ont imposé de fortes primes de aux dettes publiques de certains pays de la zone euro, ce qui a contribué à déséquilibrer leurs finances publiques.

Deux points de vue s’opposent : pour les uns, la priorité est de réduire les dettes publiques, d’autant plus que celles-ci pèseront lourdement sur nos enfants. Cette réduction rétablira la confiance et permettra la baisse des impôts, ce qui relancera la croissance. Pour les autres — ce sera le point de vue défendu ici — la mise en œuvre simultanée de politiques budgétaires restrictives dans tous les pays de la zone Euro, ou pire de l’OCDE, se traduirait par une chute de la production, une baisse des recettes fiscales, une dégradation du ratio d’endettement, sans pour autant rassurer les marchés. La crise n’en serait que prolongée.

Nous nous proposons de montrer ici deux points essentiels. Tout d’abord, la croissance des dettes et des déficits a été rendue nécessaire dans la plupart des pays développés par les besoins de la régulation macroéconomique. Aussi, la priorité dans les années à venir n’est pas de réduire les dettes publiques par la baisse des dépenses publiques, ni d’augmenter la discipline budgétaire par la mise en place de règles rigides ou de conseils indépendants, mais de mettre en œuvre une nouvelle stratégie de croissance.

État des lieux de la dette publique, en France et ailleurs

En 2012, la question de la dette publique est au centre du débat politique dans de nombreux pays développés. En France, il est souvent avancé que la charge de la dette (2,5% du PIB en 2011) constitue le deuxième poste de dépenses de l’État et absorbe l’équivalent de la quasi-totalité des recettes de l’impôt sur le revenu, et que la France vit à crédit depuis 30 ans, les générations actuelles reportant la charge des dépenses publiques sur les générations futures : chaque nouveau-né en France hériterait ainsi d’une dette de l’ordre de 25 000 euros. Il faudrait donc réduire fortement les dépenses publiques, puisqu’il ne serait plus possible d’augmenter les impôts, qui, déjà trop élevés, décourageraient l’investissement et le travail, nuiraient à la compétitivité, et feraient fuir à l’étranger les capitaux et les talents.

Certes, de 1974 à 2011, la France, comme l’Italie, n’a jamais connu d’excédent budgétaire, mais l’Allemagne n’a connu que 2 années d’excédent, les États-Unis 3, la Grande-Bretagne 4, le Japon 5. Et si, en 2011, le déficit budgétaire français (5,2% du PIB) était supérieur à celui de l’Allemagne (1,0%), de l’Italie (3,8%), de la moyenne de la zone euro (4,1%), il était inférieur à ceux du Royaume-Uni (8,4%), de l’Espagne (8,5%), du Japon (8,7%) et des États-Unis (9,7%). En termes de dette nette (la dette financière moins les actifs financiers détenus par les administrations), la France était, fin 2011, à 63% du PIB, nettement en dessous du Japon (125%), de l’Italie (94%), des États-Unis (80%), au niveau du Royaume-Uni (68%) et de la zone euro (61%), au-dessus de l’Allemagne (52%). Il n’y a aucune spécificité française, mais il existe un problème dans tous les grands pays développés qui rend nécessaires les déficits et les dettes publics.

Les administrations françaises sont endettées, elles possèdent aussi des actifs physiques (routes, écoles, hôpitaux, équipements sportifs, etc.), dont la valeur est estimée à 85,6% du PIB. Une fois pris en compte ces actifs non financiers, les administrations françaises détiennent une richesse nette correspondant à 26,7% du PIB fin 2010, soit 8 000 euros par français (tableau).

Compte de patrimoine des administrations françaises

En% du PIB

 

1994 2010 Euros par habitant 2010
Actifs non financiers 57,0 85,6 25 700
Actifs financiers 30,5 45,9 13 700
Dette 62,9 104,8 31 400
Valeur nette 24,6 26,7 8 000
Source : INSEE, Comptabilité Nationale.

Enfin, on ne peut évaluer l’héritage que les ménages français laisseront à leurs enfants par la seule dette ou richesse publique. C’est toute la richesse nationale qu’il faut considérer. Fin 2010, les actifs physiques représentaient 6,88 fois le PIB. La France présentant un léger endettement net (12% du PIB) vis-à-vis de l’étranger, la richesse nationale est de 6,76 fois le PIB. Le nouveau-né français est donc riche en moyenne, à sa naissance, de 202 000 euros. Et en ce qui concerne l’épargne, celle-ci était en France de l’ordre de 19% du PIB en 2007, un peu moins que la moyenne de la zone euro (21%), mais au même niveau que l’UE-15 (20%) et nettement au-dessus du Royaume-Uni (15%) ou des États-Unis (14%). Globalement, la France consomme donc moins qu’elle ne produit, elle ne vit pas à crédit : 13% du PIB sert à compenser la dépréciation du capital, et 6% à augmenter son niveau. Par ailleurs, la France a conservé un taux de fécondité relativement élevé. Les générations futures seront donc nombreuses. Les Français auront moins de problème de retraite que les Allemands, les Italiens, les Espagnols…

Le vrai coût de la dette

En 2011, la charge de la dette était de 2,5% du PIB, pour une dette de 84% du PIB ; soit, un taux d’intérêt moyen sur la dette de 3%, nettement en dessous du taux de croissance nominal. Supposons que, en régime permanent, le taux d’intérêt moyen soit de 4%, le taux d’inflation de 2%, et le taux de croissance potentielle de 2%. Pour stabiliser la dette au niveau de 60% du PIB, un déficit de 2,4% du PIB (60%*4%) suffit. Quand le taux d’intérêt est égal au taux de croissance, le vrai coût de la dette, c’est-à-dire l’excédent primaire nécessaire pour stabiliser la dette, est nul. Toutes choses égales par ailleurs, si la France avait une dette nulle qu’elle souhaitait maintenir à tout jamais, le gain en termes de charge budgétaire serait nul par rapport à la situation actuelle. Il est donc absurde de prétendre que les charges d’intérêt sont le deuxième poste des dépenses publiques (en fait, corrigées de la croissance, elles sont nulles) ou que la charge de la dette fait peser une contrainte insupportable sur la politique budgétaire.

Soldes conjoncturel, structurel et primaire

Le solde des finances public (appelé excédent s’il est positif, et déficit s’il est négatif), recouvre différentes réalités.
Le solde effectif correspond à l’écart constatée une année donnée entre les recettes et les dépenses publiques. Il inclut les charges d’intérêts sur la dette. L’exclusion de ces dernières de la mesure donne le solde primaire.
Le solde conjoncturel mesure l’impact de la conjoncture économique sur le solde publique. On estime généralement qu’un point de PIB en moins coûte 0,5 point de PIB aux finances publiques. Le solde structurel mesure, ce que serait le solde des finances publics sans les effets de la conjoncture économique. Le solde structurel primaire correspond enfin quant à lui au solde structurel hors charges de la dette.
Le solde effectif est donc finalement la somme du solde structurel primaire, du solde conjoncturel moins les charges de la dette.
Par exemple, en ce qui concerne la France en 2011, le solde structurel primaire présente un excédent de 0.9% du PIB, le solde conjoncturel un déficit de 3.6% du PIB, et les charges de la dette représentent 2,5% du PIB : le solde effectif présente au final un déficit de 5,2% du PIB.
La dette ne coûte rien tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance. Elle ne pose problème que si le taux d’intérêt (après impôt) devient nettement supérieur au taux de croissance : dans ce cas, la dette publique fait boule de neige, elle s’entretient d’elle-même. En situation de faible croissance, la politique monétaire, en maintenant de bas taux d’intérêt, assure, en principe, que ce n’est pas le cas. En période de forte croissance, le taux d’intérêt peut dépasser le taux de croissance, mais dans cette situation, les rentrées fiscales permettent de réduire les déficits sans larmes. Le cas problématique, que nous traiterons plus loin, est celui où les marchés financiers imposent des primes de risque injustifiées.

Par ailleurs, la vraie « règle d’or des finances publiques [1] » stipule qu’il est légitime de financer les investissements publics par le déficit, puisque ceux-ci seront utilisés pendant plusieurs années. Le déficit structurel doit donc être égal à l’investissement public net, soit de l’ordre de 2,4% du PIB dans le cas de la France. Le déficit public est certes nocif pour les générations futures quand il s’effectue au détriment de l’investissement ; ce n’est pas le cas quand il finance l’investissement public. Ce n’est pas le cas non plus dans la période actuelle, où il est nécessaire pour soutenir l’activité, en situation de bas taux d’intérêt, en raison d’un fort taux d’épargne des ménages et d’un refus des entreprises d’investir davantage.

Il n’y a donc aucune raison de se fixer une norme d’équilibre des finances publiques. L’État n’est pas un ménage. Immortel, il peut avoir une dette en permanence ; il n’a pas à la rembourser, mais seulement à garantir qu’il pourra toujours en servir la charge. Les agents privés désirent détenir de la dette publique pour des raisons de liquidité et de sécurité. Les assurances-vie, les fonds de pension ont besoin de titres de dette publique pour sécuriser leurs engagements. Les marchés financiers ont besoin de titres sans risques. La dette publique française était notée AAA par les agences de notation. La légère dégradation infligée à la France en décembre 2011 par une agence de notation n’a guère inquiété les marchés. Le 6 septembre 2012, l’État s’est endetté à 1,05% à 5 ans ; à 2,2% à 10 ans, soit nettement en dessous du taux de croissance (en valeur) prévisible. Pour les marchés, la France est solvable et le taux d’intérêt sur la dette n’augmentera guère, même à long terme.

Il n’y aura pas de générations sacrifiées qui auraient à rembourser brutalement la dette accumulée par les générations précédentes. À l’avenir la dette pourra se maintenir entre 60 et 90 % du PIB, avec un taux d’intérêt et un taux de croissance en valeur de l’ordre de 4 %. Se pose le problème du niveau adéquat de la dette. Celui-ci n’a aucune raison d’être stable en pourcentage du PIB. Par exemple, une population qui vieillit peut avoir besoin de plus actifs financiers sans risque, donc d’une dette publique plus importante. De même, l’augmentation de la volatilité des marchés financiers induit une « fuite vers la sécurité », qui augmente le désir des ménages de détenir des titres publics au détriment de la détention d’actions. Tant que la dette apparaît désirée, qu’il est possible de l’émettre à de bas taux d’intérêt, qu’elle ne provoque ni tensions inflationnistes, ni déficit extérieur, que l’économie est en sous-emploi, elle n’est pas excessive.

Du bon usage du déficit

Il existe deux grandes familles d’explications du niveau des dettes et des déficits publics. Selon les économistes libéraux, la croissance de la dette publique serait la conséquence d’un biais dépensier et démagogique des gouvernements. Ceux-ci auraient tendance à faire trop de dépenses pour satisfaire leurs différents électorats, sans augmenter les impôts en contrepartie. Ils utiliseraient la politique budgétaire à des fins électoralistes et non à des fins de régulation macroéconomique. Ils ne feraient pas les efforts nécessaires en période de bonne conjoncture. Aussi les déficits publics seraient-ils en permanence trop élevés, conduisant à de trop fortes dettes. Ils seraient une cause autonome de déséquilibre macroéconomique. En ponctionnant l’épargne, ils provoqueraient une hausse des taux d’intérêt, qui évincerait l’investissement privé et nuirait à l’accumulation du capital, donc à la croissance. Ils appauvriraient donc les générations futures. Ce schéma n’est guère observé dans la réalité. De 2002 à 2005, au contraire, les taux d’intérêt de court et de long terme ont été au plus bas, malgré le gonflement des déficits publics, en Europe comme aux États-Unis et au Japon. C’est de nouveau le cas depuis 2008. Les grands pays ont à la fois un fort déficit, une forte dette publique et de bas taux d’intérêt. L’augmentation des dettes n’a pas eu d’effet sur les taux d’intérêt ou sur les taux d’inflation. En 2011, les taux d’intérêt de long terme sont bas, de 1% au Japon, de 2,5% en Allemagne et aux États-Unis, de 3% au Royaume-Uni et en France. Il est difficile de prétendre que ces niveaux nuisent à l’investissement.

La deuxième explication conçoit les déficits et les dettes publics comme des conséquences de la situation macroéconomique. En situation d’incertitudes économiques, de pessimisme des entrepreneurs, la demande privée est insuffisante pour maintenir un niveau satisfaisant d’activité. La politique optimale consiste à faire baisser le taux d’intérêt jusqu’à ce que la demande soit suffisamment relancée. Elle a l’avantage de ne pas augmenter la dette publique, de favoriser l’accumulation du capital et de réduire le taux de profit exigé par les entreprises pour investir. Mais elle peut être inefficace, en période de forte dépression, si les agents privés sont réticents à s’endetter. Elle peut se révéler insuffisante, parce qu’il y a un plancher à la baisse des taux d’intérêt nominaux, donc réels. Le gouvernement doit alors accepter un certain déficit budgétaire. Celui-ci n’a aucun effet d’éviction des dépenses privées : il ne provoque pas de hausse du taux d’intérêt, puisque par définition le taux d’intérêt est à son plus bas niveau possible.

Ce schéma idyllique suppose que le gouvernement réduise effectivement le déficit public quand l’économie se rapproche du plein emploi des capacités de production. La règle doit être : il faut réduire le déficit public quand la demande a tendance à devenir excessive, donc quand l’inflation accélère ou quand la banque centrale doit augmenter son taux d’intérêt au-dessus du taux de croissance pour ralentir l’inflation. Il n’y a pas alors de problème de soutenabilité.

Ce rôle stabilisateur de l’endettement public peut néanmoins être bloqué si les ménages sont Barro-Ricardiens [2]. Imaginons, par exemple, que les ménages augmentent leur taux d’épargne, car, vieillissant, ils souhaitent détenir plus de dettes publiques. L’État augmente donc sa dette, mais, les ménages, anticipant une future hausse des impôts, augmentent de nouveau leur épargne, ce qui oblige l’État à augmenter de nouveau son déficit. Autre cas de figure, les ménages augmentent leur taux d’épargne, l’État augmente son déficit pour stabiliser l’économie, mais les marchés financiers réclament une prime de risque pour compenser la hausse de la dette. Là aussi, l’économie entre dans une spirale infernale : la hausse des taux requis par les marchés oblige l’État à augmenter sa dette pour maintenir le plein emploi, ce qui inquiète les marchés et fait augmenter la dette. Dans les deux cas, l’économie n’est pas stabilisable.

Déséquilibres macroéconomiques et dette publique

La question fondamentale est donc : pourquoi des déficits publics importants sont aujourd’hui nécessaires à l’échelle mondiale pour soutenir la demande ? Dans la période d’avant-crise, quatre facteurs ont concouru à la déficience de la demande mondiale (Mathieu et H. Sterdyniak, 2011).

De nombreux pays se sont lancés dans des stratégies néo-mercantilistes visant à accumuler des excédents extérieurs : les pays d’Asie qui, échaudés par la crise de 1997, veulent s’affranchir de la tutelle des marchés financiers et du risque de devoir faire de nouveau appel au FMI ; la Chine qui veut asseoir une croissance rapide sur des gains à l’exportation ; les pays qui veulent préparer le vieillissement de leur population (Japon, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Pays scandinaves). Ces excédents s’ajoutent à ceux des pays exportateurs de pétrole et pèsent sur la demande mondiale.

La mondialisation commerciale renforce l’importance de la compétitivité internationale. Chaque pays est incité à faire pression sur ses salaires pour améliorer sa compétitivité. Des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche ont ainsi réussi à faire fortement baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée depuis 2000, générant une tendance à la baisse de la consommation.

Les pays anglo-saxons, quant à eux, ont choisi une croissance caractérisée par le creusement des inégalités de revenus et la stagnation des salaires de la masse des ménages. La tendance à la baisse de la consommation a été compensée par une hausse de l’endettement des ménages et des bulles financière et immobilière, permises par le maintien de bas taux d’intérêt réels. Quand l’endettement des ménages a été poussé à son paroxysme et quand les bulles ont éclaté, la dette publique a dû prendre le relais pour soutenir la demande.

Enfin, la hausse de la dette dans de nombreux pays ne provient pas d’une tendance à la hausse des dépenses publiques, puisqu’au contraire celles-ci, en proportion du PIB, sont plutôt en baisse (de 1997 à 2007, de 1,4 point pour la zone euro, de 0,8 point pour la France), mais de l’effritement des recettes publiques (de – 1,5 point dans la zone euro comme en France, sur la même période). La liberté de circulation des personnes et des capitaux permet aux ménages les plus riches et aux entreprises de choisir le pays où ils seront imposés. En même temps, la règle de l’unanimité a freiné les progrès de l’harmonisation fiscale en Europe. Aussi les États européens se sont-ils livrés à la concurrence fiscale. Les réductions d’impôts se sont multipliées, aggravant ainsi les inégalités sociales et les déficits publics.

La crise et la dette publique

Le ralentissement économique a fortement augmenté le niveau des déficits publics. Pour la zone euro, le déficit public est ainsi passé de 0,7% du PIB en 2007 à 6,4% en 2009, pour revenir à 3,2% en 2012. Le déficit de la zone Euro, pris globalement, est cependant toujours resté nettement inférieur aux déficits des États-Unis, du Royaume-Uni, du Japon.

Analysons en détail le cas de la France. En 2006, le solde structurel primaire, c’est-à-dire hors charges d’intérêt, était équilibré : le déficit (2,3% du PIB) correspondait aux charges d’intérêt. De 2006 à 2011, le déficit public (5,2% du PIB) a augmenté de 2,9 points de PIB, les charges d’intérêts ont été pratiquement stables en proportion du PIB, mais la France a perdu 7,2 points d’activité du fait de la crise. En 2011, le déficit conjoncturel est de 3,6 points de PIB, le solde structurel est déficitaire de 1,6 point, mais le solde structurel primaire est excédentaire de 0,9 point. Deux points de vue sont alors possibles. Pour certains, les 7,2 points de PIB perdus pendant la crise sont, pour l’essentiel, perdus à tout jamais (selon la Commission, l’écart de production de la France n’était que de 2,3% en 2011, le solde structurel était déficitaire de 4 %), et il faut donc se résigner à un chômage durablement élevé. Comme l’objectif doit être d’équilibrer le solde public structurel, la France doit encore faire un effort important de réduction de 4 points de son déficit public. Pour nous, le déficit soutenable est de l’ordre de 2,4 points de PIB. Le déficit structurel de 2011 est déjà en dessous de ce chiffre. C’est la croissance qui doit permettre de résorber le déficit conjoncture. Il n’est pas nécessaire de faire d’effort budgétaire.

Soucieux de redorer le blason de la France aux yeux des marchés et de ses partenaires européens, le gouvernement Ayrault s’est donné comme objectif de respecter, coûte que coûte, une trajectoire de solde public, limitant le déficit à 3% en 2013, puis à 0% en 2017. Cette trajectoire impose une politique budgétaire durablement restrictive. En 2013, l’impulsion budgétaire serait négative de 1,8 point de PIB ; ceci pèsera lourdement sur la croissance de sorte que la croissance prévue de 1,2 % ne sera pas atteinte. L’objectif d’un déficit de 3 % obligera alors à renforcer la politique restrictive. Supposons que le multiplicateur soit de 1, une croissance plus basse ex ante de 0,6 % induirait une perte de recettes fiscales de 0,3 point de PIB, d’où des mesures compensatrices de 0,3 point qui induiraient une baisse du PIB de 0,3 %, etc. Finalement, la politique budgétaire devrait être durcie de 1,2 point de PIB supplémentaire et la croissance serait nulle. La polarisation sur un solde non corrigé de la conjoncture est dangereuse.

Cette même alternative se pose à tous les pays développés. Les gouvernements ont le choix entre deux stratégies. La première (celle que préconisent les États-Unis et les économistes keynésiens) consiste à considérer que la croissance n’est pas repartie. Il faut maintenir des politiques budgétaires expansionnistes ; c’est la croissance qui devra combler les déficits. La dette publique peut être maintenue sans problème à 90% ou 100% du PIB tant qu’elle est demandée par les épargnants et les marchés. Les déficits publics ne devront être réduits que quand ils ne seront plus nécessaires. La seconde considère qu’il faut tout faire pour réduire le niveau de la dette. Une dette publique supérieure à 60% ou 90% du PIB entraînerait à terme une tension sur les taux d’intérêt et freinerait la croissance. Ce serait un facteur de crainte pour les ménages, qui épargneraient pour payer les impôts futurs. Ainsi, l’OCDE, le FMI, la Commission Européenne veulent imposer aux pays une longue cure d’austérité : pendant une dizaine d’années, baisser de 1 point de PIB par an le montant des dépenses publiques. Si le multiplicateur [3] d’une relance généralisée est de 2 [4], ceci signifie que la croissance sera réduite de 2 points par an, les soldes publics ne seront pas améliorés (puisque la baisse d’activité réduira les recettes fiscales), les ratios de dette augmenteront du fait du ralentissement économique. Cette politique serait indispensable pour rassurer les marchés, mais une politique qui aboutirait à une longue période de dépression est-elle vraiment rassurante ?

Sous le regard des marchés et des agences de notation, les pays européens ont choisi la seconde stratégie en mettant en œuvre des politiques fortement restrictives (dès 2010 pour certains, en 2011 pour tous) au risque de nuire à la croissance. Certes, certains économistes ont mis en évidence, dans le passé, des épisodes où une politique budgétaire restrictive n’a pas eu d’effet défavorable sur l’activité, mais elle était accompagnée d’une forte dépréciation du taux de change, d’une forte baisse des taux d’intérêt, de l’essor du crédit privé dû à la libéralisation financière ou d’un essor de la demande privée, peu probables aujourd’hui.

La crise des dettes souveraines de la zone euro

Depuis la mi-2009, les marchés se sont rendus compte d’une faille de l’organisation de la zone euro. Alors que les gouvernements des autres pays développés ne peuvent pas faire faillite car ils peuvent toujours être financés par leur banque centrale, les pays de la zone euro ont renoncé à cette possibilité : selon la Constitution européenne, la BCE n’a pas le droit de financer directement les États, et les États ne sont pas solidaires entre eux. La spéculation a ainsi pu se déclencher sur les pays les plus fragiles de la zone, Grèce, Espagne, Irlande, puis, par effet de domino, sur l’Italie et l’Espagne.

Les pays dont la dette publique est garantie par une Banque Centrale, prêteuse en dernier ressort, ne peuvent pas faire défaut. Leur Banque centrale peut même contrôler les taux de long terme, en achetant de la dette publique. Ainsi, en Septembre 2012, le Japon peut s’endetter à 10 ans à 0,8%, les États-Unis à 1,7% e Royaume-Uni à 1,8% malgré des niveaux élevés de dettes ou de déficits. Contrairement aux pays de la zone Euro, ils n’ont pas à craindre les marchés financiers.

Le risque est que demain, un pays de la zone euro ne puisse plus augmenter son déficit, de crainte que les agences de notation ne le dégradent et que les marchés ne provoquent une hausse des taux d’intérêt, ce qui rendrait la politique budgétaire impuissante et la conjoncture incontrôlable. La dette publique deviendrait un facteur permanent de risque puisque les États seraient à la merci des esprits animaux des marchés. On ne peut laisser les marchés financiers paralyser les politiques économiques en spéculant sur la faillite de certains pays de la zone euro. Il parait difficile que les Italiens est, à terme, à payer une charge d’intérêt plus forte de 3,5 points de PIB pour compenser un imaginaire risque de défaut sur leur dette. Les systèmes financiers, les banques, les assurances ne peuvent fonctionner s’ils ne disposent pas d’un actif sans risque, s’ils doivent se garantir contre la faillite de leur propre État. Aussi le risque de faillite des États doit-il être nul.

Les pays de la zone euro doivent retrouver leur capacité d’émettre une dette publique sans risque. Certes, une garantie totale des dettes de chaque pays par l’ensemble de ses partenaires crée un problème d’aléa moral puisque chaque pays pourrait augmenter sa dette sans limite, mais une absence de garantie laisse le champ libre aux jeux des marchés financiers. Aussi, la garantie mutuelle des dettes publiques doit redevenir totale pour les pays qui acceptent de soumettre leur politique budgétaire à un processus de coordination ; celle-ci doit avoir pour but la croissance et le plein emploi ; elle doit examiner l’ensemble des variables macroéconomiques ; le processus doit toujours aboutir à un accord unanime sur des stratégies coordonnées, mais différenciées. Le Traité doit maintenir un dispositif prévoyant le cas où la négociation n’aboutit pas ; dans ce cas, la nouvelle dette des pays hors accord ne serait plus garantie ; mais ce cas ne doit jamais survenir.

Depuis la mi-2010, la Commission a proposé de nombreux dispositifs — le premier semestre européen, le renforcement du PSC, les « 6+2 » propositions législatives — qui visent à renforcer la discipline budgétaire, dont le non-respect serait selon elle une des causes de la crise. Pourtant, les pays de la zone Euro ne se caractérisaient pas avant la crise par des déficits publics particulièrement forts : durant les années 2003-2007, la plupart des pays de la zone Euro avaient un solde public structurel primaire excédentaire alors que les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon étaient nettement déficitaires. Seule la Grèce présentait un déficit excessif. Des pays comme l’Irlande ou l’Espagne, en difficulté aujourd’hui, ne présentaient aucun déficit.

Le 9 décembre 2011, les pays de la zone Euro se sont accordés sur un nouveau Pacte budgétaire : le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance de l’UEM. Ce pacte contraindrait fortement les politiques budgétaires. Le déficit structurel de chaque pays membre devra être inférieur à 0,5% du PIB. Les pays devront assurer une convergence rapide vers cet objectif, selon un calendrier proposé par la Commission. Un mécanisme de correction automatique devra se déclencher si ce calendrier n’est pas respecté. Cette contrainte et ce mécanisme devront être intégrés de façon contraignante dans les procédures budgétaires de chaque pays (de préférence dans la Constitution). Les pays dont le ratio dette/PIB dépasse 60% devront le faire diminuer d’au moins un vingtième par an de l’écart avec 60%.

Ce projet est dangereux sur le plan économique [5]. Il prive les gouvernements de tout instrument de politique budgétaire. Il impose des objectifs de moyen terme (un solde budgétaire quasi-équilibré, une dette revenant en dessous de 60% du PIB) qui sont arbitraires et ne sont pas compatibles a priori avec les nécessités de l’équilibre économique. De même, il interdit toute politique budgétaire discrétionnaire et impose une politique incompatible avec les nécessités de la régulation conjoncturelle.

Le Traité budgétaire impose à la France de créer un Conseil des finances publiques qui donnerait son avis sur les prévisions macroéconomiques sous-jacentes au Budget et sur son respect de la trajectoire annoncée, qui autoriserait le gouvernement à évoquer les circonstances exceptionnelles pour s’en écarter, qui proposerait de mettre en action le mécanisme de correction automatique. Mais ce Haut Conseil aura-t-il une marge d’appréciation quant à l’objectif de moyen terme ou quant à la pertinence de la trajectoire prévue, compte-tenu de la situation économique ? Quelle stratégie préconisera-t-il en cas de ralentissement de l’activité : une politique expansionniste pour soutenir la croissance ou une politique restrictive pour restaurer les finances publiques ?

Réduire les dettes publiques… oui, mais comment ?

Si la croissance des dettes et des déficits publics dans les pays développés a été la réponse au creusement des déséquilibres mondiaux, on ne peut réduire les dettes et les déficits sans s’attaquer aux causes de ces déséquilibres.

Une économie mondiale plus équilibrée nécessiterait que les pays excédentaires basent leur croissance sur leurs demandes intérieures et que leurs capitaux prennent le risque de l’investissement direct. Dans les pays anglo-saxons, de plus fortes progressions des revenus salariaux et sociaux, la réduction des inégalités de revenus rendraient moins nécessaires le gonflement des bulles financières, des dettes des ménages et des dettes publiques.

Il faut redonner des marges de manœuvre aux politiques budgétaires en prenant des mesures fortes, à l’échelle européenne et mondiale, pour lutter contre l’évasion fiscale, éradiquer les paradis fiscaux et réglementaires et restaurer la capacité des pays à taxer les profits des entreprises multinationales, les hauts revenus et patrimoines. La crise financière a montré que la libéralisation des marchés n’est pas la panacée ; il faut faire reculer la globalisation financière, source d’instabilité économique et de prélèvement excessif de la finance. Ceci nécessite, en particulier, de développer des circuits financiers publics pour utiliser l’épargne longue des ménages afin de financer et orienter les investissements productifs des entreprises dans les secteurs innovants et l’économie verte, afin de soutenir l’activité sans faire gonfler les dettes publiques.

La zone euro a besoin de retrouver les 8 points de PIB perdus du fait de la crise [6]. Au lieu de se polariser sur les soldes publics, les instances européennes devraient présenter une stratégie de sortie de crise, basée sur la reprise de la demande, la consommation comme les dépenses publiques et les investissements porteurs d’avenir. Cette stratégie doit comporter le maintien de bas taux d’intérêt et des déficits publics, tant qu’ils seront nécessaires pour soutenir l’activité.

Henri Sterdyniak, « Réduire la dette publique, une priorité ? », La Vie des idées, 5 février 2013. ISSN : 2105-3030

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