L’âge des territoires

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Entretien avec Eric Branca, pour le magazine INTEREST, la revue d’intelligence territoriale du grand Est. Téléchargez la revue en PDF

Si, comme beaucoup le pensent, le quatrième âge de l’économie (après celui de l’agriculture, de l’industrie puis de l’information) sera écologique, autant dire qu’il sera celui des aménageurs. Ceux dont la fonction, suivant la définition que donne l’Onu de l’économie verte, consiste à “entraîner une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources”. D’où les réflexions qui se multiplient autour du concept de Smart city, cette ville censée relever la plupart des défis auxquels sont confrontés nos territoires.

Eric Branca: Vos travaux sur les ” villes intelligentes” vous ont conduit à démentir certains mythes contemporains, notamment l’idée selon laquelle le numérique résoudrait tous les problèmes de la vie en société. Vous démontrez au contraire que certains théoriciens de la  Smart city sont moins des aménageurs de l’espace que des déménageurs : ils sacrifient la solidarité territoriale au profit d’un centre rêvé – avec pour symbole indépassable de la réussite urbaine, dites-vous, le “spa pour chiens” ! – abandonnant à elle-même la “France périphérique” si bien mise en lumière par Christophe Guilluy… Et par le phénomène des “Gilets jaunes” ! Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

CR: Par ma formation d’historien et par la carrière que j’ai menée, presque tout entière consacrée aux systèmes de toute nature. Il y a vingt ans, les firmes de technologies logicielles expliquaient en substance à leurs clients : “Adoptez mes logiciels, et tout ira bien”. Je me souviens encore de la publicité “Microsoft.net” qui mettait en scène un petit génie qui transformait de fond en comble une société, sa chaîne logistique, son business modèle, ses systèmes d’achat et de vente, etc. Et bien sûr, la boîte se mettait à prospérer. Admiratifs, ses interlocuteurs lui demandaient : “Mais combien de temps avez-vous mis pour élaborer un tel programme ?”. Et le petit génie répondait : “Je ne suis ici que depuis deux mois !”. Sous-entendu :  Microsoft  a tout fait !

CR: Les villes intelligentes, c’est souvent la même utopie : pour certains de leurs concepteurs, l’outil technologique est censé résoudre spontanément tous les problèmes. Mais en pratique cela revient à chasser du périmètre urbain tous ceux qui ne veulent ou ne savent pas s’adapter à ses règles. Alors que ce qu’il faut faire, bien évidemment, c’est adapter l’outil à la ville et non la ville à l’outil. Or, c’est malheureusement ce qui se passe bien souvent, pour le plus grand malheur de certains territoires qu’on fracture au lieu de les intégrer et de les rendre solidaires.

Avant d’aménager l’espace urbain, il faut encore et toujours se demander ce qu’est une ville et comment elle s’est constituée, avant de décréter ex nihilo ce vers quoi elle doit tendre. Or à de rares exceptions près – comme Saint Petersburg ou Brasilia, créées pour devenir des capitales politiques – les villes vivent et se développent en fonction d’une histoire donnée et d’interactions sociales qu’on ne peut ignorer sous peine de créer des incohérences. Dans le Grand-Est, vous avez l’exemple des villes de Champagne, situées à certains carrefours de l’économie-monde médiévale, lesquelles ont enraciné une culture de l’échange et du commerce à longue distance qui a largement survécu aux foires du XIII° siècle. En Afrique du Nord, on a bien étudié l’exemple des marchands juifs du Maghreb qui, eux aussi, ont créé de manière informelle un système institutionnel très complexe pour soutenir leur activité.

Ce système n’est le fruit d’aucun plan préétabli. Il a émergé spontanément. Or, dans le cas des foires de Champagne, comme dans celui du commerce juif d’Afrique du Nord, ces systèmes ont pour point commun d’être totalement ouverts sur le monde et pour caractéristique paradoxale la capacité de s’auto-structurer à partir d’un espace délimité et d’une population relativement restreinte. En gros, 15 000 / 20 000 habitants, représente une configuration idéale pour faire émerger la notion de bien commun et que chacun s’approprie ses enjeux. La chercheuse Elinor Oström a montré que dans des communautés de cette taille l’eau n’est pas accaparée par une minorité mais est gérée dans l’intérêt de la collectivité selon des règles non écrites. L’histoire comme les sciences sociales nous apprennent qu’il existe une propriété autorégulatrice des systèmes, autrement dit quand une collectivité parvient à faire émerger une finalité conforme à l’intérêt général et qu’une configuration stable s’impose, sans qu’il soit besoin de la penser in abstracto.

E.B: Vous voulez dire que, pour fonctionner harmonieusement dans la mondialisation, un territoire doit être cohérent, économiquement mais aussi culturellement ?

CR: Absolument ! Une configuration stable ne s’entend que dans un cadre aux interactions bien identifiées. L’intelligence territoriale requiert une analyse fine des ressources et des besoins. Elle doit être contrôlée par des hommes et non, comme la sphère financière, soumise à des algorithmes incontrôlables, génèrent de la turbulence jusqu’à provoquer les cataclysmes que l’on sait !

La ville médiévale avait l’avantage – ou l’inconvénient, sous le prisme contemporain – d’être entourée de murailles. Il n’est évidemment pas question d’ériger de nouvelles murailles puisque la ville intelligente – la vraie – a vocation à relier les hommes, non à les séparer. La muraille doit être prise dans l’acception plus large de limes qui définit ce qui est à l’intérieur du système et ses interactions avec l’extérieur. Je prenais l’exemple de la finance à dessein : un système totalement ouvert ne peut que se désintégrer par manque de cohérence interne. Tout système qui a vocation à durer doit, au contraire, connaître son limes– ses limites – pour définir et équilibrer ses interactions avec l’extérieur. Dans le cas d’un territoire, cette cohérence interne repose sur la diversité et impose ne pas rejeter ses pauvres – ou ses « inutiles » comme disent certains sociologues – vers la périphérie.

E.B: Jérôme Fourquet, dans son livre, L’Archipel français, mais aussi dans sa note de 2018 pour la Fondation Jean Jaurès, sur la “sécession des élites”, montre justement que la “gentrification” des centres-villes s’accompagne d’une culture de “l’entre-soi” sans précédent dans l’histoire de France.

Il a raison. Malgré des inégalités évidentes, il y avait davantage de  mixité sociale dans les villes de l’Italie médiévale ou dans le Paris de la III° République que dans celui d’aujourd’hui !  Et je ne parle pas du système russe du Vetche, l’institution traditionnelle des communes urbaines qui, dès le XI° siècle, était parvenu, par la démocratie directe, à définir un système d’autogouvernement… Ce qui est gravissime c’est qu’en ce début de XXI° siècle, il existe des écoles de pensée, notamment celle de Richard Florida, aux Etats-Unis, qui non seulement ignorent ce pouvoir auto-régulateur, mais proposent de le remplacer par un système de clivage parfaitement assumé entre la classe créative, censée représenter 30% de la population et les autres 70% rejetés à la périphérie. C’est contre cette idéologie suicidaire de la métropolisation que je lutte de toutes mes forces, avec le renfort, notamment, de mon ami Gérard-François Dumont, que les lecteurs d’Interest connaissent bien, car ce type de pratique est porteur des pires scenarii pour l’avenir.

E.B: Par exemple ?

CR: La ville de Milwaukee, aux Etats-Unis, qui, frappée par la crise,  a voulu se restructurer selon les principes de Florida. Ceux-ci sont simples : primo, une entreprise ne s’installe que là où existent des talents (ce qui est vrai, dans l’absolu) ; secundo, pour aimanter les talents, faisons du dumping fiscal afin d’attirer les entreprises qui proposeront des salaires attractifs (ce qui est déjà beaucoup plus contestable car qui dit dumping fiscal dit réduction des ressources, donc des investissements affectés au bien-être général) ; tertio, créons un climat culturel basé sur les valeurs des bourgeois bohèmes. Résultat : quand 30% de la population s’est mise à représenter 70% du pouvoir d’achat, avec pour principaux vecteurs de “talents” les métiers de la haute technologie, du divertissement, du journalisme, de la finance, ou de l’artisanat d’art, que s’est-il passé ?

Les inégalités sont devenues tellement fortes, et la paupérisation des classes dites ‘‘inutiles’’ s’est tellement accentuée, que  Milwaukee est devenue l’une des villes les plus dangereuses des Etats-Unis (source : FBI, 2017)…

Ce qui a réussi pour quelques quartiers a donc échoué pour l’ensemble de la ville. La ville “intelligente” censée attirer les talents a donc investi au détriment de l’ensemble de la population. L’erreur de Florida est de confondre corrélation et causalité. La culture d’une ville lui vient de ses traditions et non d’une décision politique ou d’un bricolage qui créerait un “capital culturel”. Une culture est le produit d’une émergence endogène produite par l’histoire. L’approche de Richard Florida est au contraire totalement exogène : il suffirait d’importer des “classes créatives” selon sa recette des “trois T” : talents, technologie, tolérance. La focalisation sur la technologie suppose que seules les firmes high-tech soient la base d’une dynamique territoriale, alors qu’il y a un dynamisme ignoré des villes qui héritent d’un passé technologique obsolète et qui  se montrent capables d’innover et de se reconvertir à partir de leur capital social, de leurs institutions informelles et de leur histoire : voyez Vitry-le-François, dans le Grand-Est, Saint-Amand-Montrond, dans le Centre-Val de Loire,  Loos en Gohelle, dans les Hauts-de-France, sans parler de Cholet, en Pays-de-Loire…

E.B: Vous dites qu’une ville peut être technologique sans être intelligente et inversement. Qu’est-ce pour vous qu’une Smart city idéale. Quelles réussites, s’il en existe, citeriez-vous en exemple ? 

CR: Singapour est un cas très intéressant. A la base, qu’avions-nous ? Rien ou presque. La ville est petite, pauvre, sans richesses naturelles, déchirée par des conflits ethniques, avec un climat malsain et même pas d’eau potable. En un demi-siècle cependant, elle a réussi à devenir un modèle de développement en diversifiant son économie. Pour sa gestion, Singapour n’a pas voulu d’un monstre technologique et encore moins d’une dépendance à l’égard de l’extérieur, exactement à l’inverse de ce qu’a récemment fait la ville de Rio de Janeiro, laquelle a cru bon de se doter d’un gigantesque centre informatique des opérations IBM, visant à optimiser les services aux habitants. Les Singapouriens se sont dès l’origine défiés de tels systèmes, qui posent des problèmes de captage unique de l’information, de stockage et donc de confidentialité des données. Ils ont préféré d’emblée parier sur l’intelligence humaine, collective, jouant la carte de la qualité de l’administration publique avec des fonctionnaires qui ont à la fois une vision de leur secteur et une vision globale et partagent les données par une intelligence collective de la ville, en travaillant sur le long terme, avec une authentique vision stratégique.

Le Singapour contemporain est la résultante de quatre paramètres majeurs : 1/ Une planification à long terme reposant sur une vision stratégique ; 2/ Un gouvernement efficace jouant son rôle d’intégrateur des fonctions urbaines ; 3/ Une articulation souple entre le rôle du gouvernement et l’initiative des acteurs privés. On favorise les projets pilotes et les initiatives de terrain, lesquels se retrouvent rapidement intégrés dans le système économique global ; 4/ Enfin, dès l’origine, le Premier ministre Lee Kwan Yee a compris la dynamique des rendements croissants pour financer le développement de la ville et capter la technologie des pays avancés. Dès lors, que constatons-nous au quotidien ? Au lieu de s’enfermer dans leurs silos, les fonctionnaires y posent les problèmes sans tabou, échangent entre eux, analysent les retours d’expérience et s’adaptent en permanence. Cette ville est le fruit d’un despotisme éclairé, avec à la base quelques architectes qui fixent des métarègles, mais avec en compensation une intelligence collective qui s’approprie très vite et avec beaucoup de souplesse les technologies en vue du bien commun. En vérité, la force de Singapour est d’être un système d’apprentissage permanent, avec des objectifs précis et une volonté stratégique affirmée qui permet de garder le cap tout en s’adaptant en permanence aux circonstances…

Un modèle que la France serait peut-être bien inspirée de méditer !

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