Gouverner par le bien commun

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J’ai écrit ce livre Gouverner par le bien commun il y a plus de dix ans, en 2001, durant la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevénement pour lequel je travaillais. Je l’avais un peu oublié, bien qu’ayant continué à creuser le thème du bien commun. Régulièrement et de plus en plus je rencontre des lecteurs qui me soulignent l’actualité de cet ouvrage. Effectivement, en le relisant, je trouve qu’il n’a pas pris une ride et qu’au contraire, la vision quelque peu cynique que je donnais du monde actuel n’en est que plus réelle aujourd’hui. J’ai en outre été fort choqué de ne pas me retrouver sur le “mur des cons” des voyous du “Syndicat de la magistrature”: j’ose espérer qu’avec la relance de cette publication j’y figurerai en bonne place et que ces gens me considéreront, à juste titre, parmi leurs ennemis.Je mets donc en ligne quelques bonnes feuilles et le lecteur trouvera une présentation détaillée de l’oeuvre sur mon ancien site.Sur le chapitre ci-dessous: tout est vrai ou vraisemblable. J’ai tiré ces faits de mes expériences personnelles d’ancien travailleur social et de ma fréquentation des institutions du secteur social. Le proviseur que j’évoque à réellement été tué dans les conditions indiquées: il s’agissait d’André Argouges à Grenoble et le lycée porte désormais son nom. Mohammed était un de mes collaborateurs qui voulait effectivement faire du travail concret et non du bricolage idéologique. Quelques années plus tard, à mon retour du Guatemala à Grenoble, j’ai appris qu’il s’était suicidé.  Les propos des inspecteurs de l’Education nationale sont authentiques et tirés de rapports officiels. Je me suis contenté de développer leurs propos, mais tout cela est vraisemblable et chaque année passée depuis la publication de ce livre montre que la réalité rattrape la fiction.La critique de Christian Authier, dans L’Opinion indépendanteLa critique de Denis Colin

Plan du livre et sources


CHAPITRE DEUX: “Normes, je vous hais”

 

« Quiconque n’est pas moi est un agent de répression à mon égard»

Murs de la Sorbonne, mai 1968.

“Trente ans après le joli Mai, l’heure est venue de l’inventaire. Contre le tryptique ‘Travail, Famille, Patrie’, vous avez, petits marquis de 68, remporté toutes les victoires, substituant au Travail le Chômage, à la Famille les Bandes, à la Patrie les vieux Empires ­noyant ainsi la République dans la soupe européenne, la Liberté dans la jungle, l’Egalité dans l’aumone bureaucratique et la Fraternité dans le confort guerrier des tribus. Vous souhaitiez jouir sans entraves ? Vous ne faîtes que cela. Vous vouliez détruire la belle langue ? Vous ânonnez à présent dans la langue du maître, tels des esclaves. Vous assuriez que tout était possible? Tout l’est assurément, à commencer par le pire .”

  Paul-Marie Coûteaux, “Traité de savoir-disparaître à l’usage d’une vieille génération”

L’été fut à nouveau chaud à la cité des myosotis. Les premiers brûlots s’allumèrent dans la nuit du 14 juillet. Des jeunes considérèrent comme une provocation la présence de pompiers autour du bal. Ils portaient un uniforme.

Des keufs, donc.

Les jeunes ne supportent pas les uniformes. Ils étaient venus au bal en toute simplicité, avec leurs plus belles basquettes – toutes les mêmes car de la dernière livraison de la plus belle marque – la casquette soigneusement rivée visière en arrière, les mains pendantes pesamment dans les poches de leur blouson à l’emblème des bulls de Chicago – ils étaient tous des admirateurs de cette équipe de base-ball bien qu’ils considèrent le sport comme une pratique par trop répressive. Bref tout commençait bien. Malheureusement il y eut ces provocateurs. Un vendeur de buvette réclama 0,7423 euro à un jeune qui avait bu incontinent son coca. Bien que celui-ci expliquât à celui-là qu’il ne pouvait honorer cette créance n’ayant pas encore atteint l’âge nécessaire à la perception du RMI, le créancier s’entétât. Entêtement qui ne pouvait être justifié que par la haine, raciale, bien évidemment. On échangea quelques noms d’oiseaux et il fut vite besoin de faire la preuve de sa virilité. Tous cela aurait pu se régler rapidement. On aurait mis le feu à quelques voitures, piqué la sono et puis on serait tranquillement rentrés faire la fête dans une cave de la cité des myosotis autour de quelques joints inoffensifs – un ministre lui-même venait d’affirmer le bien-fondé d’une telle issue.

Mais voilà. Un pompier tenta de s’interposer. Ce gardien outrecuidant de l’ordre bourgeois préconisait que le jeune paya son eco puis que chacun vaqua à ses occupations. « La haine ». Il n’y avait pas d’autre mot pour définir cette provocation. Le camion des pompiers changea vite de vocation, et d’extincteur devint combustible. Les keufs – les vrais – finirent par arriver. Ils eurent l’idée saugrenue d’arrêter le jeune en cause.

Très vite le responsable local de SOS jeunisme arriva sur les lieux. Il appela le conseiller de permanence à Matignon pour lui signaler, en résumé, que des jeunes avaient été provoqués et qu’un courroux légitime allait sans doute les entraîner à des actions qu’une morale archaïque réprouvait, mais qu’il pouvait d’ores et déjà assurer que des sociologues en liaison avec l’association publieraient dès le lendemain dans « L’hibernation » – le quotidien du matin de l’intelligentsia parisienne – une étude complète sur la cité des myosotis qui en montrerait l’abandon et la responsabilité écrasante des pouvoirs publics dans des événements aisément prévisibles. On aurait donc une explication, de sorte que toute critique de l’action des jeunes pourrait être assimilée à une action sous-marine de « la droite ».

Bref, toute la nuit les voitures brûlèrent. Le commissariat aussi bien évidemment, actant de la disparition annoncée de cet anachronisme, ainsi que l’école et la superette. Dès le lendemain les télévisions étaient là. Des reporters, l’air grave, commentaient ces incidents, ponctuant leur discours d’interviews de jeunes expliquant les intolérables provocations de keufs. « Nous on étaient là tranquilles, on demandaient juste qu’à s’amuser. Déjà qu’on est des exclus, y faut en plus qui nous tapent, alors on a la haine, et nous quand on a la haine y faut que ça sorte…. ».

Pour être neutre et objectif, et surtout comprendre la jeunesse, cet entretien ­brut et quelque peu passionnel, se devait d’être ponctué du commentaire docte d’un sociologue. Après s’être gratté le dessus du crâne, caressé la barbe, ajusté ses lunettes, il commenta les causes pourtant connues de la situation : le chômage, l’absence de crédit pour les actions socio­éducatives. « On ne fait rien pour les jeunes, ce qui arrive est normal, hélas. Nous avons prévenu les pouvoirs publics à de nombreuses reprises ». Tout cela devait donc arriver. Tout était normal. Les choses avaient une explication.

Il importait de ne pas en rester à cette fâcheuse impression. Dès le lendemain, le Ministre était sur place pour rencontrer les jeunes et écouter leur désarroi. Il s’entretint avec une délégation de jeunes autour d’une merguez-partie sur les cendres du commissariat (en dehors des caméras « cela est un débat entre citoyens responsables » déclara-t-il). C’est au milieu de la cité qu’il fit sa déclaration: « Il faut relativiser les choses et éviter les discours alarmistes qui ne peuvent qu’aggraver la situation en dressant la population contre les jeunes. La violence des jeunes – pour difficile à accepter qu’elle puisse être dans sa forme- est un appel que nous devons entendre. Toute forme d’expression doit être replacée dans son contexte. Dans certaines cultures – que nous devons accueillir – incendier un véhicule n’est pas plus grave qu’une bourrade dans la cour de récréation d’un collège privé. Nous devons institutionnaliser ces nouveaux comportements sociaux en intégrant cette violence contrôlée, et reconnaître que l’expression parfois trop normative de nos institutions soit questionnée, dans leurs langage et dans leurs codes sociaux, par les jeunes victimes de l’exclusion. »

Une mission fut confiée à trois inspecteurs généraux de l’Education sur « la médiation de « l’autrement-dit » et son ancrage dans les situations d’énonciation ». Mais on n’en resta pas là: chose promise chose due, on décida d’organiser une grande fête, ainsi qu’il en était désormais coutume dans la Franconie occidentale lorsqu’il s’agissait d’oublier les malheurs du temps et de communier dans des agapes de décibels et de lumière. « Il faut donner un statut aux nouvelles formes d’expression des jeunes », déclara solennellement le ministre Long Jack (en fait, il n’était plus ministre depuis longtemps, mais on s’était habitué à lui et il s’était habitué à la fonction) en annonçant la tenue du premier festival de crémation véhiculaire en plein cœur de la cité des myosotis.

Le festival se tint le 21 juin, date mythique du solstice. Le quartier fut bouclé afin de n’en garantir l’accès qu’aux invités du ministre venus en RER spécial depuis Paris et Bruxelles. On garda toutefois deux travées pour les jeunes de la cité, qui auraient droit à quelques minutes d’interview et devant lesquels Long Jack serait installé durant tout le spectacle.

Long Jack, dans son habit bleu scintillant d’étoiles d’académicien européen (avantageusement orné d’un jabot de dentelle dessiné par un grand couturier), lança lui-même le premier coktail-molotov contre l’enchevêtrement de véhicules que des intermittents du spectacle avaient mis un bon mois à disposer sous la direction de Jean-Christophe Petibedon, organisateur des fêtes officielles.

Sur le bleu foncé du ciel d’un jour finissant, les avions de la patrouille de Franconie occidentale vinrent dessiner les étoiles de l’Immaculée conception, faisant apparaître ainsi un superbe drapeau européen aux yeux d’une assistance ravie des progrès rapides de l’humanité vers ces nouveaux horizons radieux. Les pilotes de la patrouille se donnèrent à fond. Il faut dire qu’à cette occasion le 12° bureau du 94° directorat de l’Union européenne – en charge de la promotion des nouvelles formes de culture locale au sein de la direction générale de la culture européenne-avait dégagé un fonds spécial pour fournir aux avions de la patrouille le carburant nécessaire à leur entraînement, eux qui ne volaient plus qu’une dizaine d’heures par an. C’est sous le vrombissement de leurs moteurs et la splendeur de leurs panaches au travers des fumées crépusculaires montant des flammes expiatrices, souligné par les accents d’un requiem de Berlioz sonorisé techno, que Long Jack décora Silvester Stallone de l’ordre des arts et lettres.

L’enthousiasme fut à son comble, et c’est l’œil humide que Jules Sery signa son éditorial dans « L’hibernation » : « C’était beau ! ».

Malheureusement l’enthousiasme ne dura pas. Une semaine plus tard, « L’hibernation » publia un article alarmant : « Retour de l’ordre moral aux myosotis ?», en demandant au ministre de l’éducation de s’expliquer. L’affaire était grave : le proviseur du lycée Jean Monnet, à cheval sur la cité des myosotis et la cité de la rose, avait, dans un entretien aux actualités régionales, critiqué l’affectation de tant de crédits au festival de la crémation véhiculaire, alors que sa demande de fonds pour construire une clôture autour de son lycée restait lettre morte. « On ne peut plus faire cours – avait-il déclaré- les professeurs sont continuellement interrompus par des jeunes étrangers au lycée qui viennent demander si Catherine ou Serena sont là. Le lycée doit être préservé pour rester uniquement consacré à l’instruction. ».

« Dans quel siècle vit M. le Proviseur ? » s’indignait Jules Sery. Les dernières directives ministérielles, produites après une table ronde réunissant les pédagogistes les plus avancés, des philosophes (on avait remarqué la présence de Alain-Claude Petirobert) et des sociologues (Pierre Reudibou et et Alain Tarouine avaient accepté exceptionnellement de participer- « uniquement dans l’intérêt des jeunes » avaient-ils précisé), étaient « d’adapter le lycée à l’évolution de son environnement et aux nouvelles formes d’expression des jeunes, afin de promouvoir l’exercice de de la démocratie au lycée et au collège ». « Plutôt que de vouloir revenir à une répression d’un autre âge, M. le Proviseur devrait s’attacher à faire de son lycée un lieu de vie où les jeunes se sentent bien », tonnait Jules Sery. « Le mieux-vivre au collège passe par le développement de l’autonomie des élèves dont le premier stade est la relation à l’espace. Cette espace, c’est aux élèves de l’investir, d’y définir des itérations hors du cadre dépassé auditorium-scriptorium. Le lycée est appelé à devenir un terrain d’aventure où toutes les cultures pourront définir leur propre itinérance implémentant de nouvelles médiations entre une offre diversifiée de savoirs et une demande qui se construira au gré de l’aventure. Du maître, il s’agit de passer au compagnon, disponible et à l’écoute, accompagnant sans diriger, communicant sans revêtir l’austère manteau du magistère. C’est l’élève qui construit désormais ses propres savoirs en fonction de ses besoins, éclos au grè de ses découvertes. Et quoi, Monsieur le Proviseur, vous voudriez derrière votre clôture cloîtrez la force créatrice de ces jeunes, bridez leur citoyenneté, castrer leur autonomie? Il est temps que le Ministère donne des signaux forts qui brisent net ces tentatives de régression que l’on est malheureusement encore étonné de rencontrer chez certains enseignants ».

 

Mohammed, enfant du quartier, avait, après ses études d’éducateur, désiré y revenir. Il mis à profit ses études pour réfléchir à ce qu’il pourrait apporter à ses « petits frères » de la cité. Comment les aider à sortir du cycle de la violence, de l’entraînement inexorable vers la toxicomanie par la passivité et l’absence de perspectives ? Il avait commencé son travail en visitant chaque famille, rencontrant des pères absents ou honteux, des mères désespérées ou n’en ayant même plus la force, l’exemplarité négative des caïds exhibant leurs voitures rutilantes devant les petits frères qui en restaient coi. Mohammed eut une idée: si les petits frères étaient sur la mauvaise pente, c’est qu’il n’en avaient pas d’autres à suivre. Comme tous les enfants, tous les adolescents les petits frères avaient des rêves. Il en parla avec eux. Les rêves les plus fous voisinaient avec le simple projet, mais déjà combien ambitieux, d’améliorer le sort d’une mère obligée de faire 5 km à pied pour faire ses courses, tout magasin ayant disparu après la crémation de la superette, où encore d’aider un frère plus petit encore pour qu’il prenne très tôt le bon virage.

Que nous faut-il pour réaliser cela? » leur demanda Mohammed.

Après quelques commentaires de rigueur fondés sur la supposée inversion des moeurs sexuelles des édiles, on put commencer à évaluer les choses. En récupérant quelques vieilles mobylettes (il suffisait pour cela d’aller puiser dans les caves défoncées de la cité) on pouvait fabriquer un espèce de caddy à moteur et monter un service de courses collectives: les mères seraient libérées, pourraient s’occuper des petits frères et le conducteur du caddy gagnerait quelques francs à chaque voyage. Cela lui permettrait d’apprendre les besoins exacts des habitants de la cité et des cités alentours.

-« OK, dit Mohammed, mais comment allez-vous faire pour que le caddy ne soit pas taxé? »

– « T’occupes répondirent-ils tous en cœur, les taxeurs on les connaît tous, le premier qui touche à notre caddy, on le crève ».

-« Hmm, fit Mohammed – mais c’est pas avec tes quelques sous que tu vas gagner comme çà que tu vas pouvoir t’acheter une camionnette? »

-« Combien çà coûte une camionnette”, demanda Mohand.

-« Tu peux en avoir pour 50 000 » (ils parlaient toujours en anciens francs). « Et ces enculés de la mairie, y peuvent pas nous les filer?”

-« Non, répondit Mohammed, s’ils en donnent à l’un et pas à l’autre, çà va être la guerre dans le quartier. Et puis, si tout le monde en a , y a plus de bizenesse possible ». « Et si on te prête l’argent? tu rembourses un peu chaque jour, après chaque livraison, et tu l’as ta caisse? ».

– « Tu rèves!, qui c’est qui va m’prêter la tune, le banquier c’est un enculé ». « On pourrait monter une sorte de banque, entre nous ». « T’es louffe, tu connais pas la racaille d’ici, tu la r’verra jamais la tune! ».

– “Attention ­dit Mohammed- si dès ton premier remboursement manqué on ne te prête plus l’argent du mois suivant? » Ouais là, d’accord, mais c’est pas forcément juste, si j’me fais taxer la recette où si y a une meuf qui veut pas m’payer, c’est pas ma faute! »

– « Ouais, mais là y a les copains. Ce sera les copains qui décideront et qui seront solidaires ».

Mohammed fut reçu fraîchement à la mairie: “Votre projet est utopique et déraisonnable. Ce dont ont besoin les jeunes, c’est de soutien psycho-affectif et d’aide sociale. La mairie a demandé l’augmentation des crédits affectés à ces actions. Nous ne pouvons pas nous permettre d’en distraire une partie vers des projets hasardeux porteurs de surcroit de valeurs douteuses par un mélange des genres entre économie et social”.

Le syndicat départemental des éducateurs convoqua Mohammed “Tu te fais le complice de l’intégration des jeunes dans le système et tu t’attaques à l’emploi en soutenant qu’il faut alléger l’encadrement social et responsabiliser les jeunes. Ce sont des positions de droite inadmissibles pour le secteur“.

L’événement fit surtout les titres de la presse de province. Un « jeune » s’était introduit dans le terrain d’aventure dénommé lycée. A l’observation qui lui avait faite le proviseur, il opposa un légitime courroux, une rixe s’ensuivit.

Une paire de ciseaux en plein cœur mit fin à la carrière de M. le Proviseur

Un nouveau rapport fut commandé à l’Inspection générale.

Extrait de “Gouverner par le bien commun” 2001

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