Réflexions sur l’éthique de la décision publique, autour du livre d’Alasdair Roberts The Logic of Discipline
Article publié: Pour une Logique de l’Indiscipline – Réflexions sur L’éthique De La Décision Publique, autour du livre d’Alasdair Roberts The Logic of Discipline, Revue Française d’Administration Publique, 2011/4 PDF
Résumé: Dans un ouvrage qui fait le bilan de trente ans de réformes de l’administration publique – The Logic of Discipline – le professeur Alasdair Roberts, Directeur du Centre Rappaport de droit et de politique publique à l’université Suffolk – démonte le système de croyances qui les a imprégnées : la réduction des politiques publiques à la gestion, le transfert des services publics vers des agences autonomes, et montre la faiblesse méthodologique et théorique qui les sous-tendait, « l’institutionnalisme naïf » et l’idée qu’il puisse y avoir des règles de gouvernance universelles. Cet article met en perspective les conclusions de Roberts avec l’ensemble du mouvement d’idées qui a vu un recul du rôle du politique et de l’Etat depuis trente ans et souligne l’actualité d’un retour du politique et de l’éthique publique qui ne peut être laissée ni au marché ni renvoyée sur l’éthique individuelle.
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Il est à craindre que l’important ouvrage d’Alasdair Roberts paru en 2010 aux Etats-Unis, « The Logic of Discipline »[1], n’ait pas l’impact qu’il mérite auprès du public francophone, et français en particulier, confronté aux interrogations soulevées par la crise de l’euro, et derrière elles, tout le système de croyances qui a présidé aux réformes depuis la fin des années 1970. Cette « logique de discipline » est la négation de la politique, réduite à l’application de contraintes extérieures que seuls peuvent appliquer des experts à l’abri des contingences de la délibération démocratique, trop versatile pour appliquer des réformes nécessaires et radicales. Cette logique s’est effondrée d’elle-même avec la crise enclenchée depuis août 2007, telle est la démonstration d’Alasdair Roberts.
D’une part, il importe de comprendre comment cette logique s’est imposée puis décomposée, les impasses auxquelles elle a mené. D’autre part – et surtout – l’effondrement d’une théorie ne donnant pas, de son fait même, naissance à une nouvelle, il importe de tirer les enseignements de cette errance. L’argument de cet article est la nécessité de revenir aux fondamentaux de la philosophie politique classique qui est la délibération sur la nature de la « bonne société », ce qui suppose des processus à l’opposé de ceux proposés par la « logique de discipline », que nous appellerons ici, non sans impertinence, une « logique de l’indiscipline ».
La logique de discipline, ou le bilan de trois décennies de politique erronée
La question que soulève Alasdair Roberts peut se résumer ainsi : « comment les sociétés qui ont inventé la démocratie moderne y ont-elles délibérément renoncé? ». Inspirée par l’école du Public Choice, la logique de discipline est partie du postulat que le système démocratique ne permettait pas de faire des choix à long terme et impopulaires (équilibre budgétaire, stabilité monétaire, réduction des dépenses publiques…) nécessaires à la réalisation du programme de l’économie néo-classique. D’après cette théorie, les représentants optimisent leurs choix en fonction du court terme électoraliste et sont incapables de faire des choix radicaux[2]. Autre référence théorique, la « crise de la démocratie », titre du rapport de Michel Crozier, de Samuel Huntington et de Joji Watanuki[3] pour la Trilatérale, qui met en avant deux arguments : la « gouvernabilité » des sociétés démocratiques, qui deviennent trop complexes pour être gouvernables, et la « théorie de la surcharge » qui voit l’expansion de la démocratie accroître la demande envers les gouvernements et affaiblir les marges de manœuvre des représentants qui ne peuvent résister à cet afflux de demandes. L’expansion de la démocratie affaiblit la démocratie : il faut donc contrecarrer ces tendances autodestructrices par des dispositifs appropriés.
A l’époque de la publication du rapport, tous les participants aux débats de la Trilatérale n’étaient pas aussi pessimistes sur l’avenir de la démocratie : dans ses commentaires, l’économiste libéral Ralf Dahrendorf mettait en garde contre la tentation que moins de démocratie et moins de progrès social fut la solution à la crise de la démocratie, et soutenait au contraire qu’il fallait développer la capacité des sociétés démocratiques à faire face aux nouveaux enjeux.
Mais en fin de compte, la solution choisie[4] fut la « logique de discipline » qu’analyse Roberts : L’économie devient un territoire interdit aux politiques publiques, et face à l’apparition des déficits structurels des budgets publics, les sociétés doivent se soumettre à une discipline financière au travers du renforcement du pouvoir des ministres des finances.
Pour assurer la discipline, on mit en place un cadre politique porté par les organisations internationales, qui se déclinera dans la gestion publique par le « New Public Management ». Afin de pouvoir faire respecter cette discipline dont les peuples ne sont pas capables, les banques centrales deviennent autonomes, les tâches de régulation de l’économie sont confiées à des agences dites « autonomes », d’autres structures autonomes vont gérer les infrastructures critiques pour la mondialisation comme les ports et les aéroports. Leur développement est largement ouvert au privé par de nouveaux arrangements comme les partenariats public-privé. Enfin, l’édifice est bouclé par la création de cours de justice internationale, pour assurer la superstructure juridique supra-étatique de l’ensemble.
Cette mutation a donc consisté à transférer le pouvoir à des « technocrates gardiens » indépendants du pouvoir politique, qui définissent ce que doivent être les « bonnes institutions ». Dans le monde développé, la parole des technocrates gardiens fut portée par des organisations comme l’OCDE et pour les pays en développement par la Banque mondiale. L’idée sous-jacente est qu’il existe des principes universels de « bonne gouvernance » et que si un pays adopte les « bonnes institutions » – résumées, pour les pays en développement, dans le « consensus de Washington »- il se développera[5].
Pour Roberts, l’Etat devient constitué de deux systèmes séparés : les activités critiques pour la mondialisation qui sont sous la garde des technocrates gardiens et soustraites aux pouvoirs politiques, et, d’autre part, les activités non-critiques autour desquelles s’organise une repolitisation assez artificielle de la société : on n’aura jamais autant parlé de « démocratie », de « droits de citoyens » que sous le règne de la logique de discipline. Le « sociétal » remplace le social, la vie politique devient un « concours de beauté » et un spectacle sur lesquels veillent les intérêts catégoriels des grands groupes financiers et de communication.
La logique de discipline, en tant que tentative de paradigme dominant, s’effondre à partir d’août 2007 avec l’apparition de la crise financière. On parla d’abord de « problèmes de mise en œuvre » des réformes sans les remettre en cause, jusqu’à ce que la logique soit de facto abandonnée avec l’appel au secours lancé à l’Etat par le capital financier. Le consensus de Washington et l’idée qu’il existe des principes de « bonne gouvernance » universels sont officiellement abandonnés dès avant la crise dans un rapport tirant les enseignements de la décennie 1990[6] par son vice-président Gobind Nankani, et leur non-pertinence pratique démontrée dans le domaine académique par les travaux de Matt Andrews[7] montrant qu’il y a, mesuré sur vingt ans, une corrélation négative entre l’adoption des « réformes structurelles » des programmes d’ajustement, et la croissance.
1. Les vices rédhibitoires de la « logique de discipline »
Quand une logique s’effondre face à une crise, il importe de comprendre pourquoi ses mécanismes n’ont pas permis au système socio-politique d’être résilient, soit d’être capable de profiter de la crise – des crises, puisque la « logique » n’a tiré aucun enseignement de la crise du NASDAQ de 2001 – pour apprendre et se réformer. Un système non résilient peut être analysé du point de vue de la loi de variété requise de Ashby[8] comme étant simpliste face à une réalité complexe qu’il est incapable de comprendre.
La logique de discipline est viciée sur deux plans essentiels : celui du « quoi » de la finalité des politiques publiques, et celui du « comment » de leur mise en œuvre.
1) La logique a prôné la dépolitisation de l’action gouvernementale, mais a démontré en pratique son impossibilité. La dépolitisation repose sur l’idée positiviste qu’il existe une rationalité parfaite et intrinsèque au réel dont la compréhension est accessible à l’esprit éclairé. Selon la formule d’Auguste Comte « il faut considérer la marche de la civilisation comme assujettie à une loi invariable fondée sur la nature des choses[9] ». La compréhension de cette loi invariable, supposée accessible aux seuls « technocrates-gardiens », remplace la question politique de la bonne société et est censée d’imposer sa propre logique aux débats politiques.
Or, Roberts le démontre clairement, la logique s’est sans ambiguïté mise au service de la globalisation économique, ce qui est, en tout état de cause, un projet politique et non « une loi invariable fondée sur la nature des choses ». L’assertion selon laquelle la mondialisation financière est un processus irréversible a reposé sur la cécité de la majorité des économistes qui ont vu dans des phénomènes cycliques des transformations définitives du monde[10] et qui ont péché par excès de confiance dans une vision simpliste et déterministe du monde[11].
L’histoire est au contraire faite de cycles de mondialisation et de démondialisation avec des déplacements des centres de pouvoir[12], de la pax mongolica médiévale, à la pax americana dont nous voyons aujourd’hui la fin. En fonction de leur capacité à comprendre et combiner le lien entre puissance et richesse (power and plenty) et à comprendre la nature de la technologie comme facteur de développement, la mondialisation de l’époque moderne a été successivement espagnole (XVI° siècle), puis hollandaise (XVII° siècle) pour déboucher, avec la première révolution industrielle, sur presque deux siècles de mondialisation britannique, qui cède la place, après les deux guerres mondiales, à la mondialisation américaine, désormais mise en cause par le retour de la Chine.
2) La logique de discipline a également échoué sur la question du « comment » par une conception simpliste des dynamiques institutionnelles. Elle s’en est tenue à « l’institutionnalisme naïf » pour lequel il suffit de changer les institutions formelles par le haut pour conduire un changement. Elle a ignoré les interactions entre les institutions formelles et les comportements (ou institutions informelles) pourtant soulignées par la recherche académique au travers des travaux de Douglas North[13] et de Avner Greif[14]. Le système institutionnel qu’elle a construit est un système pauvre qui s’est focalisé sur certains points, comme l’inflation dans le cas de l’autonomie des banques centrales, en ignorant totalement, par conformisme de la pensée, les risques systémiques, pourtant soulignés par des économistes minoritaires comme Hyman Minsky aux Etats-Unis et Maurice Allais en France.
Ces deux vices de la logique doivent être disséqués avant de tenter de refonder une nouvelle logique.
2. Une éthique en toc
Le discours sur la discipline s’est accompagné d’une rhétorique sur les « droits de l’individu » et la promotion de la démocratie sur des points de formalisme procédural. Dès lors que les principes de « bonne gouvernance » sont les mêmes partout, la transparence de la gouvernance devient le principe canonique. Il ne s’agit plus de gouverner, au sens classique du terme, mais de « gouvernancer », soit ramener la politique à la gestion[15].
L’éthique[16] n’est plus un débat sur la nature du bon et de mauvais dans la décision publique puisque celle-ci est réduite à l’accessoire. Elle devient un ersatz se substituant au politique et auquel on demande de compenser le relativisme philosophique dominant. Mais, « comme le politique, qui n’est plus le lieu des décisions déterminant l’avenir des nations et des civilisations, l’éthique est impuissante face à ces problèmes et ne propose, en guise de solutions, que des compromis ou un bricolage »[17]. Le renvoi du débat sur les fins de la vie en société vers l’éthique personnelle a pour résultat de vider de substance la vie politique.
Cette posture n’est pas propre à notre époque : elle est une ligne de partage des débats de philosophie politique qui remonte au début de l’expansion du monde occidental[18], qui oppose la société fondée sur la vertu civique – mais condamnée à préférer une société rurale fondée sur les valeurs – à la société fondée sur les valeurs marchandes à la source de l’expansion économique.
Les travaux récents de Frank Trentmann[19] montrent comment le libre-échange est devenu, sous l’Angleterre Edouardienne, une idéologie politique, voire une composante de l’identité nationale, en faisant du consommateur le pilier du civisme, face à la politique de Joseph Chamberlain et aux tenants de la relance de la vocation industrielle qui avait fait de la Grande-Bretagne la première puissance mondiale. Ainsi s’arbitrait un débat ouvert en Angleterre par les controverses issues de la première crise financière, celles de la Compagnie des Mers du Sud en 1720, et poursuivi lors de la création des Etats-Unis par l’opposition entre Alexander Hamilton et Thomas Jefferson[20].
Pour les pères fondateurs des Etats-Unis, il y avait une contradiction insoluble entre société civique et expansion économique qui ne pouvait pas être pacifique, l’idée du « doux commerce » pensée par Montesquieu comme une passion pacificatrice n’ayant pas été corroborée par l’histoire du développement industriel de l’Angleterre, fondé sur un Etat fiscalo-militaire pour lequel la richesse ne pouvait découler que de la puissance[21]. Pour Jefferson, les Etats-Unis avaient pour source le rejet de la corruption politique entraînée par l’enrichissement non fondé sur une richesse réelle (landed interests) au profit de la concussion financière (moneyed interests) et devaient rester une république rurale. Pour Hamilton, au contraire, l’Angleterre avait découvert les principes de la création de richesse qui ne pouvaient reposer que sur la puissance, l’industrie et un Etat fort. Comme l’avait analysé Adam Smith, la puissance devait venir avant l’opulence[22].
Le schéma de Hamilton fut adopté, même par ses plus anciens adversaires[23], mais pour pertinent qu’il fut pour assurer le développement économique, il introduisit le problème de la corruption au cœur du fonctionnement des institutions américaines, et, bien sûr, le cycle des crises dont la première interviendra en 1839. En tout état de cause, en 1815 l’idéal des Etats-Unis comme nation des Lumières et incarnation de l’idéal républicain s’est totalement affadi[24].
Ainsi s’affirme ce que Jean-Claude Michéa appelle « L’empire du moindre mal»[25] qui va remplacer l’ombrageuse et exigeante liberté républicaine : un type de société qui, à la manière de l’esclave hégélien « qui au moment décisif a tremblé pour sa vie biologique et préféré celle-ci à une mort héroïque », va faire de la conservation de soi le premier et unique but de l’individu. Il n’est plus besoin de faire appel à la vertu des sujets ni à leur capacité de discernement entre le bien et le mal puisque l’existence pacifiée de la vie marchande est supposée réglée par les lois du commerce et le règne du droit.
Un paradoxe de l’histoire est que l’idéologie du « citoyen consommateur » – que l’on a retrouvé dans le « citoyen client » du New Public Management – trouve sa source dans l’Angleterre du début du XX° siècle dans un rejet de l’image de richesse corrompue qu’offre l’Amérique. L’agitation libre-échangiste contre la politique protectionniste de Joseph Chamberlain avait trouvé un alibi vertueux en l’associant à l’image de la corruption politique américaine, pays qui incarnait le protectionnisme et qui surtout était en train de remplacer la pax Britannica par une pax Americana.
L’idée que la citoyenneté est incarnée par le consommateur est née chez Frédéric Bastiat et a été appropriée par Gladstone pour asseoir celle que les intérêts des marchands sont l’intérêt de l’humanité tout entière[26]. Dans l’Angleterre exportatrice de produits industriels et importatrice des denrées de la vie quotidienne, le libre-échange se présenta comme une cause sociale, permettant, depuis l’abolition des lois sur le blé en 1846, de baisser le prix des denrées. Dans l’Angleterre Edouardienne, le consommateur s’affirme comme une force politique en boycottant les produits issus de l’économie esclavagiste. Les féministes voient dans le pouvoir de la consommatrice un instrument pour libérer la femme et affirmer ses revendications politiques. Les libéraux le présentent comme le contrepoids aux intérêts des producteurs qui veulent asservir l’Etat à leurs intérêts : le consommateur comme sujet politique vient compléter l’idée du consommateur rationnel propagée par l’économie classique (Jevons, Marshall).
La conséquence et la critique de cette orientation sont connues et largement débattues : la société est réduite à la somme de ses individus et la décision politique, comme choix éthique entre le bon et le mauvais, entre qui perd et qui gagne dans les choix publics, entre l’intérêt à court terme du consommateur et l’intérêt à long terme de la nation – à l’image d’un Friedrich List[27] expliquant que payer plus cher les produits importés était le prix de l’éducation industrielle du pays – n’est plus qu’une décision de gestion prise par des « technocrates-gardiens ».
Le problème est que cette supposée disparition du politique est un mythe : les décisions de gestion de la logique de discipline ont été en fait, comme le rappelle Roberts, un choix politique pour la mondialisation financière au service des intérêts qui y étaient attachés, et non le fruit d’un rationalisme intemporel et apolitique. Et « l’autonomie » – au-delà de son impact négatif sur l’efficacité de l’action publique – a révélé sa nature mythique, car nulle organisation publique n’est jamais « autonome » et la crise a provoqué une reprise des commandes par les pouvoirs politiques.
3. L’institutionnalisme naïf
La logique de discipline a voulu promouvoir le changement en opposant la modernité de la mondialisation à l’ancien monde des Etats-nations, reposant sur une conception politique de l’Etat. Elle a échoué par le simplisme de son mode opératoire.
D’une part, démontre Roberts, une telle démarche procède d’un « institutionnalisme naïf » pour lequel il suffit de changer le cadre légal par en haut pour que de nouveaux comportements soient implantés. C’est oublier là l’apport de l’économie institutionnelle, notamment les travaux de Douglass North, d’Avner Greif, de Masahiko Aoki, qui montrent que le succès des évolutions institutionnelles repose sur la co-évolution entre institutions formelles et institutions informelles, définies comme des systèmes durables – parce qu’autorenforçants – de croyances partagées qui naissent des jeux d’acteurs. Mais les idées de la logique ont été faciles à propager: tous les cénacles internationaux n’ont plus résonné – faute de raisonner – que de « benchmarking », « bonnes pratiques », « principes de bonne gouvernance », « combattre la résistance au changement ». Ces idées simples étaient commodes à implanter car à taille unique – ce fut la mode du « one size fits all » – notamment par les firmes de conseil qui pouvaient proposer des solutions standard pour tous les pays et tous les contextes.
Le monde académique a apporté sa pierre en multipliant les études comparatives destinées à mettre en avant de « bons élèves » (et donc les mauvais) autour de ces terres promises que furent la Nouvelle-Zélande et l’Angleterre – qui fut aux néo-libéraux adeptes de la logique de discipline ce que fut l’URSS aux communistes – avant que, dès la fin des années 1990, les laudateurs de ces expériences, comme Allen Schick[28], ne commencent à les mettre en cause, pour les voir s’infléchir pour revenir aux principes d’un Etat « néo-wébérien »[29].
D’autre part, les trois axes de cette gestion publique – discipline, dépolitisation, et autonomie – sont dépourvus de cohérence interne : la discipline entendait remplacer le débat sur la légitimité par la nécessité d’admettre une rationalité économique auto-évidente, qui s’est traduite par un discours sur la nécessaire dépolitisation de la gestion publique qu’il fallait mettre à l’abri de la capture par des intérêts catégoriels à court terme portés par les politiciens. La politique d’autonomie des agences procédait de la même idée. Or, le bilan du NPM a montré que le résultat fut exactement l’inverse[30]. Les agences autonomes se trouvèrent sous la pression des lobbys et la haute fonction publique a été plus politisée qu’avant. La logique de discipline n’a pu, démontre Roberts, échapper au débat politique sur la légitimité des décisions publiques et une structure ne peut jamais être « autonome » : elles servent toujours une finalité et des intérêts qui doivent être, s’agissant de structures publiques, des sujets de décision politique et non de la seule rationalité gestionnaire.
Pourquoi y sommes-nous rentrés et comment en sortir ?
Nous sortons donc d’un mouvement de trente ans ou le « comment » de la discipline de gestion a entendu dicter les choix du « quoi » qui sont ceux du politique. Ce choix n’avait rien d’obligatoire et est le résultat d’une lutte pour la construction des idées dominantes dont il importe de comprendre la logique.
1. La défaite de la pensée politique
Celle-ci se profile avec le tournant de 1971-1974 qui voit la fin du cycle technologique de la production de masse qui avait assuré l’expansion des « Trente Glorieuses ». Pour Crozier, Huntington et Watanuki – qui écrivent leur rapport en 1975 – la démocratie ne peut pleinement exister qu’en période de croissance : « la démocratie signifie l’accroissement irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements, entraîne le déclin de l’autorité et rend les individus et les groupes rétifs à la discipline et aux sacrifices requis par l’intérêt commun ». Il faut donc nous interroger sur le rapport entre cycles technologiques et cycles institutionnels et politiques.
Prolongeant les analyses de Schumpeter sur les cycles d’affaires, Carlota Perez[31] a montré que, depuis la première révolution industrielle, les cycles technologiques étaient en fait des cycles de Kondratiev de 40 à 60 ans, caractérisés par des « paradigmes techno-économiques ». Ces paradigmes structurent non seulement un système de production mais aussi le système de régulation socio-institutionnel, appuyé sur des idées dominantes, l’ensemble formant un paradigme, au sens donné à ce terme par Thomas Khun[32], soit les idées communément acceptées qui fondent les jugements de ce qui est « normal ».
La transition vers le paradigme de la III° révolution industrielle – qui n’est réellement perçue que vers le milieu des années 1980 par les économistes néo schumpétériens – se caractérise, comme lors de tout changement de cycle, par un processus de destruction créatrice, qui touche non seulement le système productif mais aussi l’ensemble du système de régulation et de gouvernement des sociétés, ainsi que du système de croyances associé.
L’apport de Carlota Perez a été aussi de montrer que ces cycles comportaient deux phases qui forment une courbe en « S » : une phase ascendante dominée par la finance, puis un intervalle récessif, qui, une fois surmonté, fait place à un « âge d’or » dominé par l’économie de production. Avec la fin de l’économie de production des Trente glorieuses, les gouvernements des pays occidentaux vont rejeter tout ce qui en avait fait le succès (régulation, rôle de l’Etat, politique redistributive, maîtrise des inégalités et surtout contrôle de la finance mise au service de l’économie de producton) pour s’en remettre au pouvoir de l’économie financière. C’est l’époque de la remise en cause de l’Etat-providence et du plein essor de l’économie néo-classique : le monde est régi par les « lois de l’économie » auxquelles il n’est d’autre sagesse que de se soumettre. Ce qui nous mènera au milieu des années 1980 au règne du TINA[33].
Cette évolution n’avait rien de fatal. Le rapport de la trilatérale décrit surtout un mode de décision publique incapable de faire face à une société devenue complexe par la multiplication des interrelations entre les acteurs sociaux et économiques et une perte de la fonction « nodale » – selon l’expression de Christophe Hood[34] – du pouvoir qui ne parvient plus à être le point nodal de la décision publique. La conception classique, verticale, hiérarchique, auto légitimée du pouvoir ne fonctionnait plus et les démocraties ne réagirent pas à cette perte de légitimité. Crozier cite le cas de la perte d’expertise de l’administration française pour la construction du RER dans les années 1960, comparé à la construction du métro dans les années 1890. Pour des problèmes d’une complexité technologique interne identique, le pouvoir a perdu sa capacité d’animer des débats politiques autour des enjeux sociotechniques du projet et il en est résulté une prise de décision pauvre dans le semi secret qui a négligé la construction des consensus. L’impact social et économique du projet en a été considérablement appauvri.
Le changement de paradigme du passage de la II° à la III° révolution industrielle requerrait un investissement dans l’actualisation de la pensée du développement économique. Or, comme le montre Carlota Perez, ce changement touche d’abord la sphère techno-économique et il se crée un décalage d’évolution entre les institutions et le monde économique[35]. Le changement de paradigme touchera d’abord le management des entreprises et les méthodes de production et d’organisation du travail. Les travaux de l’école évolutionniste ne commenceront à voir le jour qu’au début des années 1980 avec le livre de Nelson et Winter[36] qui vont mettre l’accent sur le processus de co-évolution entre la technologie, l’organisation de la production et le cadre institutionnel. Cette compréhension du rôle de la technologie comme levier endogène de la croissance va mettre l’accent sur le rôle de la connaissance (le logos de techno-logie) et des politiques publiques dans le développement économique, pour fournir à la fin des années 1990 un bagage complet de compréhension de l’évolution des institutions avec les travaux de Christopher Freeman, Moses Abramowitz, Erik Reinert, entre autres, qui vont fonder l’école néo-schumpétérienne. Cette école va relancer les études d’histoire économiques – tombées en désuétude, notamment en France où elles avaient pourtant connu un développement spectaculaire sous l’impulsion de Fernand Braudel – et montrer que le développement est le fruit de la compréhension par les dirigeants politiques du rôle de la technologie et de la nature des activités à rendement croissant[37].
Mais comme l’explique Reinert[38], en 1975 nous étions encore dans le contexte de la guerre froide qui avait vu se forger, après la seconde guerre mondiale, une conception totalement déterministe du développement économique basée sur l’équilibre du fonctionnement des marchés : à la vision marxiste d’une fin de l’histoire que serait la société communiste dont l’agent accoucheur est la classe ouvrière, s’oppose une vision tout aussi déterministe de la démocratie de marché libérale dont l’agent accoucheur est le libre fonctionnement des marchés. Cette vision va triompher avec l’implosion du monde communiste et va être pleinement théorisée en 1992 avec l’ouvrage de Francis Fukuyama « La fin de l’histoire et le dernier homme » : la fin de la guerre froide était la fin de l’histoire et la victoire incontestée de la démocratie libérale, analyse qu’il a remis en cause dans son dernier livre en 2006.
Pourquoi se sont produits ce recul de la philosophie politique, la dévalorisation du politique par le rejet du débat sur les fins dans le domaine de l’éthique individuelle, le renvoi des questions morales au statut de dommage collatéral des bienfaits d’une conception scientiste du progrès technique et de l’individu-roi?
Un premier éclairage nous vient de Leo Strauss, qui, le premier, a mis en accusation la dérive des Lumières du XVIII° siècle. Pour Strauss, les modernes ont trahi les Lumières et en sont venues à éteindre ce qu’elles devaient éclairer en considérant que la subjectivité individuelle était capable d’accéder à la raison par la science, ce qui conduira au relativisme des valeurs dont Max Weber théorisera le fondement[39]. Pour Strauss, il n’est pas de démocratie possible sans progrès de l’excellence humaine, soit la capacité à conjuguer la Loi collective et la réflexion sur les finalités du tout qu’est la société politique. La crise de l’Occident est une crise du statut de la raison, que tant capitalistes que marxistes coupent de toute réflexion sur les fins pour n’en faire qu’un simple instrument au service des besoins, et qui mènera au retour de la tyrannie. Prolongeant la réflexion de Strauss, Marcel Gauchet situe le nécessaire retour de la philosophie politique dans une crise générale des sciences sociales et du concept de société ayant perdu toute substance pour guider l’action publique. Par ce retour « nous voyons renaître le point de vue moral comme le point de vue de la légitimité prescriptive. On revient à l’interrogation sur ce que les choses doivent être en raison et en droit »[40].
Pour Leo Strauss, l’Occident s’est lui-même condamné par l’erreur de la révolte anti-théologique des Lumières modernes qui a fait de la raison humaine sa propre fin. La renaissance d’un courant républicain euro-atlantique (Philip Pettit, Quentin Skinner, Marcel Gauchet, Erik Reinert …), remettant en cause ces principes devenus cardinaux et soulignant que toute période de croissance a été le fruit d’une intervention de l’Etat et d’une capacité politique de le penser au-delà d’une simple administration des choses, ne peut laisser indifférent la recherche en management public . Contrairement à ce que lui prêtent ceux qui ne l’ont pas lu[41], Strauss n’est pas un réactionnaire mais a entendu maintenir une « logique de l’indiscipline » en philosophie, en refusant d’accepter sans discuter les postulats de la philosophie politique moderne et laissant la possibilité d’admettre les apports des classiques sur la combinaison de la vertu et de la raison dans le gouvernement des sociétés.
Un second éclairage peut nous venir de l’histoire de la relation entre positivisme et progrès, deux idées fortement associées en histoire des idées. Pour Jean-Fabien Spitz, le moment républicain en France n’a pas été positiviste (par adhésion à la religion du progrès) pas plus qu’il n’a nié l’individu par une invasion de la société par le politique. Elle a, au contraire, affirmé la possibilité d’une société de non-domination par la tension entre un projet collectif porté par l’Etat et la liberté de l’individu, entre visée collective de construction de l’individu libre par son interaction avec la poursuite des finalités du tout. Les théoriciens républicains du XIX° siècle avaient bien intégré l’idée de compatibilité entre inégalité de résultats – reflétant le mérite – et égalité des chances qui est l’objet de la passion républicaine. A la différence du marxisme – qui est le parangon du « rationalisme constructiviste » comme le comprend Hayek – qui veut égaliser les conditions aux dépens de la liberté, la république vise à créer « des conditions dans lesquelles des individus qui sont porteurs de qualité et de talents égaux pourront parvenir à des résultats équivalents s’ils le souhaitent » par la dissolution des inégalités héritées, l’instruction des individus et l’assurance mutuelle contre le hasard[42].
Le procès qui lui est fait par les nouveaux Modernes, qui se regroupèrent derrière François Furet et Pierre Rosanvallon dans la Fondation Saint-Simon pour former les élites françaises actuelles, est donc faux : la république est bien un projet libéral et, au contraire, la « démocratie de marché » et son corollaire, le primat donné à la société civile sur l’Etat, portée par l’idéologie mainstream est illibérale en ce qu’elle repose sur le mythe de l’individu souverain ayant pleine maîtrise de son propre sort, et qui est en fait soumis à une société privée de la capacité de se penser par le déclin du politique. Une telle société est en fait féodale en ce qu’elle reproduit les situations acquises et que l’individu est instrumenté au profit du système censé fonctionner harmonieusement selon les principes déterministes de la « bonne gouvernance ».
Le rejet de cette conception de l’Etat, si elle puise ses racines dans le temps long de la dérive de la modernité vers le rationalisme et le positivisme, n’avait rien de fatal. Confronté au processus de destruction créatrice, l’Etat pouvait être capable de repenser son rôle pour être capable d’intégrer le changement de paradigme de la III° révolution industrielle.
2. Avons-nous prise sur notre avenir ? Le rôle des institutions
Une des idées sous-jacentes du programme de recherche ici défendu, est que l’évolution des institutions dépend plus du cycle des idées que de l’évolution exogène des cycles technologiques, et que cette évolution des idées suit son cours autonome[43]. Les pays leaders sont ceux qui ont su et qui savent développer une pensée politique pour s’approprier au développement des opportunités technologiques[44]. La Chine, leader technologique du monde jusqu’au XVIII° siècle, dominait les mers par la puissance de la flotte de l’amiral Zheng He qui a découvert le nouveau monde 70 ans avant Christophe Colomb et exploré l’Afrique. Elle fut victime de la décision erronée des empereurs Ming en 1433 de fermer les côtes et d’interdire la fabrication des bateaux de haute mer. La Chine pesait 30% du PIB mondial à la veille de la guerre de l’opium qui n’en fera qu’une puissance résiduelle ne pesant plus que 1% du PIB mondial en 1949. La révision radicale par Deng Xiao Ping de cette dépendance de sentier politique liée à des idées erronées, n’a pas eu pour autre objectif que de ramener la Chine là où elle doit être : l’Empire du milieu et la première puissance du monde.
S’il peut exister des stratégies institutionnelles, celles-ci ne peuvent procéder de l’institutionnalisme naïf de la logique de discipline. La recherche récente[45] utilise la théorie des jeux pour comprendre comment peuvent s’articuler les règles définies de manière exogène par les institutions politiques (généralement formelles) et les règles endogènes définies par les jeux d’acteurs (généralement informelles).
Le recours à la théorie des jeux permet de comprendre comment se combinent les institutions émergentes issues des jeux endogènes des acteurs et les institutions exogènes définies par un acteur extérieur, en l’occurrence l’Etat.
Spontanément, les relations entre acteurs d’un jeu dont la règle n’est pas évidente sont régies par le dilemme du prisonnier : en l’absence de lisibilité de la stratégie de l’autre joueur, chaque joueur a un gain plus certain à jouer « non coopératif » que de prendre le risque de supposer que l’autre joueur soit coopératif. Un acteur ne peut pas toujours reconnaître par lui-même ce qui est socialement bénéfique ni être motivé pour poursuivre un tel but s’il n’est pas motivé par des institutions qui définissent des règles du jeu.
Pour sortir du dilemme du prisonnier, il faut que les acteurs partagent un modèle cognitif comportant des éléments partagés de rationalité qui permettent des comportements coopératifs. Il y a comportement coopératif quand les interactions entre les acteurs se font sur le principe d’un équilibre de Nash-Cournot[46], soit un équilibre ou aucun acteur n’a intérêt à dévier des normes collectivement reconnues.
Avner Greif illustre ce phénomène par l’histoire comparée de Venise et de Gênes : ces deux cités voyaient leur existence menacée par les luttes fratricides entre les grandes familles. Si à Venise, la perception d’un bien commun a permis l’émergence d’institutions reconnues et exécutoires, il n’a pu en être de même à Gênes : face aux menaces de l’Empereur d’Allemagne, les familles louèrent les services d’un étranger – le podestà – pour gouverner la cité au-delà des luttes de clans. Mais ce type d’institutions exogènes n’a pas reposé sur des institutions endogènes et Gênes retomba dans l’anarchie dès que la menace de l’Empereur disparut.
La recherche en économie institutionnelle souligne quatre points importants:
– La constitution d’un équilibre de Nash-Cournot repose sur des micro-fondations comportementales qui sont très difficiles à piloter : bâtir des institutions exécutoires requiert donc deux qualités chez le dirigeant, dont Jean-Pierre Vernant avait identifié les traits chez les Grecs : la sagesse pratique, la phronésis, et l’art de sentir une situation confuse, la métis[47].
– Il y a plusieurs types d’équilibre possible qui ne sont pas des équilibres optimaux. Il n’y a pas de règles universelles de « bonne gouvernance ».
– L’évolution des comportements peut être déclenchée par une évolution des règles exogènes – donc une action des institutions impulsée par l’Etat – mais qui ne sera exécutoire que si elle est cohérente avec les institutions informelles observées par les citoyens. La question politique de la légitimité perçue de ces règles est donc fondamentale.
– En jouant avec ces règles et par un processus d’apprentissage, les citoyens vont faire émerger des nouvelles règles : d’exécutoires ces institutions deviennent auto-renforçantes.
L’évolution des sociétés est donc le résultat d’un double processus : un processus descendant qui est le cadrage institutionnel défini par l’Etat et un processus ascendant qui est produit par les jeux d’acteurs. Le retour de la Chine dans le concert des puissances a relancé les études d’histoire économique et du développement. Pour en faire un résumé, on peut dire qu’il y a une corrélation entre développement du commerce mondial, évolution des institutions et progrès de la démocratie.
Mais corrélation n’est pas causalité : Douglass North, fondateur de la nouvelle économie institutionnelle, dans son premier ouvrage avec Barry Weingast (1983), a vu dans la Glorieuse révolution de 1688 la cause de la révolution industrielle grâce à la sécurisation des droits de propriétés. Or, si North et Weingast avaient bien cerné le point d’inflexion de 1688, la croissance de l’Angleterre n’est pas le fruit de décisions institutionnelles de jure mais d’une évolution complexes de facto de la société anglaise[48]. North s’est lui-même éloigné de ses conceptions néo-classiques initiales pour abandonner toute idée de déterminisme historique dans le développement[49]. De même, Avner Greif a recherché une explication mono-causale en fondant son application de la théorie des jeux au développement institutionnel sur la fonction néo-classique d’optimisation des utilités individuelles, ce qui ne résiste pas à l’analyse factuelle[50].
La décision politique n’est pas déterministe. Elle se prend dans l’incertitude, elle est basée sur la compréhension des ingrédients du succès et des facteurs de développement et est l’art de les mettre en œuvre dans le contexte particulier de chaque culture et situation historique. La phronesis et la métis des dirigeants restent le fondement de toute politique, qui repose sur un choix éthique entre le bon et le mauvais.
3. Pour une logique de l’indiscipline
L’essor de l’Occident à partir du XVII° siècle fut grandement dû au rapport qu’il a su bâtir avec la technologie. Le mérite en revient pour une bonne part à la philosophie de Francis Bacon (1561 – 1626) pour qui l’activité philosophique et scientifique ne devaient pas avoir pour fin la pure spéculation qui aurait pour but la découverte des vérités ultimes qui ne peuvent être que l’œuvre de Dieu, mais l’amélioration de la condition humaine. Bacon va établir la dignité de l’activité scientifique comme bien public[51] en en faisant la conjugaison de la connaissance de la vérité et de l’utilité pour les hommes[52].
Quand la recherche actuelle sur les causes de la révolution industrielle – qui n’avait aucune raison, si l’on en reste à la recherche de causes déterministes, de se produire en Angleterre puisque la quasi-totalité des technologies utilisées venaient d’ailleurs, essentiellement de Chine – elle rencontre ce rôle du rapport à la connaissance. « Technology is knowledge » ne cesse de répéter l’historien le plus perspicace de la révolution industrielle, Joël Mokyr. C’est en comprenant que les techniques ne valent rien si elles ne sont pas pensées au regard des finalités socialement acceptables qu’elles peuvent produire, que la philosophie des Lumières a permis l’essor de la technologie et des institutions, et de l’Occident. Kenneth Pomeranz, dans sa recherche sur les causes de la « grande divergence » entre la Chine – qui avait en 1800 une économie de marché beaucoup plus achevée et sophistiquée que l’Angleterre – et Timur Kuran dans sa recherche sur la « longue divergence » entre le monde arabo-musulman qui, le premier, s’appropriera la technique chinoise, et l’Occident, montrent la faillite de ces cultures à générer les institutions qui auraient permis le développement technologique. Francis Bacon avait parfaitement compris que c’est ce rapport à la technologie qui est à la base du développement : « Il y a une différence étonnante entre la vie de l’homme dans la plus civilisée des provinces d’Europe et le plus sauvage et le plus barbare district de la nouvelle Inde. Cette différence ne vient pas du sol, pas du climat, pas de la race mais des arts libéraux » (1620). Bacon pose clairement le lien de causalité entre les activités humaines et les institutions : ce sont elles qui déterminent les institutions dont elles ont besoin pour se développer. On retrouve aujourd’hui ces analyses chez les historiens évolutionnistes comme Carlota Perez quant au lien entre changement technologique et changement institutionnel.
Cette logique de la découverte procède d’une démarche expérimentale qui suppose et produit (c’est le principe de la co-évolution entre institutions et technologie) les institutions dont elle a besoin. Et cela suppose le débat et la controverse politique sur la nature de la société, sur la nature du bien commun, sur l’agilité culturelle pour faire évoluer les institutions. Nous sommes ici aux antipodes de toute « logique de discipline » qui obéirait à des « lois de l ‘économie » ou des « lois de l’histoire ». L’historien libéral qu’était François Guizot l’avait bien compris quand il expliquait en 1828 dans son « Histoire de la civilisation européenne », vingt ans avant Marx, que la lutte des classes était le moteur du succès de l’Occident :
« L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société. […] En Asie, par exemple, une classe a complétement triomphé et le régime des castes a succédé à celui des classes et la société est tombée dans l’immobilité. Rien de tel, grâce à Dieu, n’est arrivé en Europe. Aucune classe n’a pu vaincre ni assujettir les autres ; la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut-être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne. »
Guizot s’inscrit dans la tradition de Machiavel qui faisait de la vitalité institutionnelle, le vivere politico, la base de toute république[53]. Si le meilleur régime politique est, dans l’absolu, le despotisme éclairé, la possibilité qu’existe un tel régime est exceptionnelle et temporaire, car, comme le remarquait Leo Strauss, on pourra toujours garantir le despotisme mais jamais son éclairage. C’est donc le débat sur les finalités de ce qui peut être fait par l’activité humaine, la technologie et les institutions qui permettent son expansion, qui est clé.
La seule discipline ici est celle du processus scientifique et philosophique et la qualité de la controverse politique. Guizot l’avait bien compris – à la différence de Marx : la lutte des classes n’est féconde qu’à la seule condition qu’aucune classe ne gagne et que les diverses classes soient obligées de parvenir à un compromis. Ce processus, comme la créativité humaine, est éternel et est à la base de la vitalité politique et de la capacité d’évolution de nos sociétés. Prétendre le réduire au nom d’une « logique de discipline » est suicidaire. Le déclin de l’Occident en est la conséquence qui s’affiche aujourd’hui sous nos yeux.
[43] Dans un rapport parlementaire (novembre 2011), les députés Jacques Myard et Jean-Michel Boucheron sur les vecteurs privés d’influence dans les relations internationales recensent 37000 officines et ONG agent d’influence, censées être indépendante mais qui façonnent de manière diffuse les idées dominantes au profit des puissances établies. Pour les auteurs, « la vraie ENA américaine, c’est Goldman Sachs ». Voir le rapport complet http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/cr-cafe/11-12/c1112005.pdf
[53] Rochet, Claude, 2008 « Le bien commun comme main invisible : le legs de Machiavel au management public » Revue Internationale des Sciences Administratives
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