L’Etat stratège, de la Renaissance à la troisième révolution industrielle

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Par Claude Rochet, 2013-08-19


Ce texte est le chapitre sur l’Etat paru dans l’Encyclopédie de la stratégie (2014) chez Vuibert (Paris). Il est issu de la 
recherche faite dans la lignée de la traduction du livre de Erik Reinert “Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres” dont j’ai rédigé une importante préface.

J’ai intégré beaucoup de recherches complémentaires et, grâce à un dialogue nourri avec Michel Volle, je l’ai mis en perspective avec les enjeux de la troisième révolution industrielle, qui fait l’objet de mon livre de 2007 “L’innovation, une affaire d’Etat“.

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Le professeur B.A. Lundvall (2001) raconte que lorsqu’il était conseiller du Français Jean-Claude Paye, alors secrétaire général de l’OCDE, il n’avait de cesse de l’alerter sur l’arrivée d’une troisième révolution industrielle basée sur les technologies de l’information qui allait remettre en cause la conception dominante du développement. Il n’a été entendu qu’au jour où, revenant d’une réunion à New York avec Alan Greenspan, M. Paye était complètement converti à la « nouvelle économie » parce que l’idéologie néolibérale s’était mise à arguer de l’arrivée des technologies de l’information pour justifier les privatisations, les « réformes structurelles » et les réformes du secteur public. L’idée de III° révolution industrielle n’a donc été admise qu’autant qu’elle s’inscrive dans les canons de l’économie dominante.

Dans ce cadre, celui de l’économie néoclassique (ou néolibérale), la stratégie se résume au choix d’allocation des ressources, où le progrès technologique est une variable exogène qu’il s’agit d’acquérir et que le mécanisme des marchés se chargera ensuite d’allouer de manière optimale. La problématique de l’Etat stratège se résume à assurer le bon fonctionnement des marchés par le règne du droit et son accroissement par le libre-échange, au mieux à des stratégies institutionnelles créant des incitations à un bon capitalisme basé sur les activités à rendement croissant et non sur la rente, comme le promeuvent Acemoglu et Robinson dans un ouvrage séduisant Why Nations Fail.

A l’opposé, pour l’école néoschumpétérienne impulsée par Chris Freeman (2001) et Carlota Perez (2002), la III° révolution industrielle s’inscrit dans la dynamique des cycles dont la constance est remarquable depuis la I° révolution industrielle : sur une durée de 40 à 60 ans ils voient se déployer quatre phases d’un cycle en « S » : l’irruption d’une technologie nouvelle basée sur un intrant clé (le charbon, le coton, la chimie, l’électricité et aujourd’hui l’électronique), une frénésie provoquant une forte croissance inégalitaire et débouchant sur une crise technologique puis financière (la crise du NASDQ de 2001 puis celle de 2007) qui une fois résolue débouche sur un âge d’or de croissance égalitaire à l’image des Trente glorieuses, puis une phase de maturité où la productivité cesse de croître et où il s’agit de se préparer pour le cycle suivant. Ces cycles sont caractérisés par des « paradigmes techno-économiques » qui structurent non seulement un système de production, mais aussi le système de régulation socio-institutionnel, appuyé sur des idées dominantes, l’ensemble formant un paradigme, au sens donné à ce terme par Thomas Khun (1983), soit les idées communément acceptées qui fondent les jugements de ce qui est « normal ».

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Constance des cycles, mais aussi spécificité : si la II° R.I a été basée sur la production de masse et la standardisation avec une organisation taylorienne du travail qui se retrouve encore aujourd’hui dans les administrations publiques, la III° R.I implique au contraire des organisations complexes en réseaux aux hiérarchies légères et souples appropriées à des évolutions de configuration rapides, plus basées sur le « cerveau d’œuvre » que sur la main d’œuvre. Autre spécificité, les intrants clés de la III° R.I sont des technologies à rendement croissant (logiciel, microélectronique, réseaux…) et ne dépendent que très peu des ressources naturelles même si celles-ci conservent un rôle géopolitique évident.

Dans la dynamique des rendements croissants, la croissance est endogène : Paul Romer (1986) a montré que l’apprentissage permet l’accumulation de la connaissance qui est la ressource critique du développement, et n’est pas mobile, à la différence de la technique, mais dépendante d’un contexte institutionnel et culturel. Les rendements croissants dépendent de la qualité des synergies entre activités économiques qui va être facilitée par la qualité des infrastructures tant matérielles qu’immatérielles, soit le capital social qui comprend la recherche, l’éducation, la formation mais aussi tout l’héritage culturel qui va être à la base de la construction des consensus sociaux et de l’attitude vis-à-vis de l’innovation. Ce n’est pas tant le stock de capital intellectuel qui compte que la vitesse d’apprentissage qui permet d’intégrer la technologie nouvelle dans les usages et de désapprendre les technologies obsolètes (Lundvall, 2004). Dans une telle économie, la qualité du capital social compense la taille du pays, souligne B. A Lundvall, cet aspect des choses lui étant sensible lui qui est danois.

Dans cette perspective l’Etat a plusieurs rôles :

  • Créer un environnement institutionnel et matériel favorable à ce type de développement ;
  • Intervenir directement pour développer les industries clés et assurer leur développement
  • Piloter la tansition d’un paradigme techno-économique à un autre.

Ce dernier point est sans doute essentiel pour parler de performance durable d’une nation. Carlota Perez (2002) a défini un paradigme techno-économique comme l’ensemble du mode de gestion, de production et d’organisation d’un cycle technologique. Les transitions d’un paradigme à un autre ont vu par le passé les leaderships des pays dominants remis en cause par de nouveaux pays dont le dynamisme et la soif de développement – et surtout l’intelligence des leviers du développement économique et politique – a bouleversé la suffisance, souvent l’arrogance, qui accompagne l’obsolescence intellectuelle et institutionnelle de ces dominants qui ont perdu leurs capacités d’innovation et d’entreprise. Ce fut le cas pour les Pays-Bas qui dominèrent la mondialisation du XVII ° siècle, supplantés par l’Angleterre, puis cette même Angleterre devenue suffisante et arrogante privilégia la recherche de la rente sur l’industrie et finança le développement des Etats-Unis qui ont dominé le XX° siècle. Le XXI° siècle sera, à ce qu’on peut en juger aujourd’hui, asiatique et sans doute chinois avec un retour en force de la Russie.

Il n’y a nulle fatalité dans ces alternances, mais des phénomènes explicatifs récurrents : l’incapacité à penser l’évolution du monde, l’obsolescence des idées et des technologies, la perte des capacités d’innovation. Dans un ouvrage fameux, Alexandre Gerschenkron a montré en 1962 que le retard était un avantage pourvu que les pays en retard sachent se doter du cadre intellectuel et institutionnel approprié (d’où l’importance des politiques publiques), en profitant de l’émulation fournie par l‘avance des dominants et la soif du développement.

Et c’est ce qui se passe aujourd’hui : les pays émergents ont compris les recettes qui ont fait la croissance de l’Europe et des Etats-Unis – une conjugaison entre logique de puissance politique, compréhension de la dynamique de la technologie et vitalité intellectuelle – et les idéologies erronées qu’on leur a imposées pour les maintenir dans le sous-développement ou, pire encore, les erreurs historiques commises par eux-mêmes et qui ont provoqué leur déclin, comme dans le cas de la Chine, qui créent une soif de revanche sur le sort.

La crise financière déclenchée en août 2007 a mis à bas l’idée que l’on était sorti de la fatalité des cycles et il n’est désormais plus d’acteur politique qui ne se déclare pour un « Etat stratège » après n’avoir juré, aux plus belles années de la domination des idées néo-classiques, que par un « Etat modeste » qui se contenterait de fixer les règles du jeu d’un marché considéré comme autorégulateur, sans surtout chercher à jouer lui-même, tant sa balourdise inhérente à sa structure ne pourrait qu’en perturber la rationalité. Mais comment le définir ?

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