Le bien commun face au relativisme

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Ce papier a été publié la première fois en 1999, puis repris dans mon livre de 2001 Gouverner par le bien commun. A sa relecture, tous les phénomènes qu’il analyse sont d’une grande actualité et les pires dérives du relativisme s’affichent plus de dix ans après avec une violence accrue à l’occasion de l’affaire du “mariage pour tous” et de la répression ahurissante dont ont été victimes les opposants.


J’ai participé  à la conférence d’ouverture du Common Good Forum le 25 aout 2013 à Paris


Extrait de “Gouverner par le bien commun, un précis d’incorrection politique à l’usage des jeunes générations”, paru en 2001.

Nous vivons à l’ère des « fins » : fin de l’histoire, fin de la Nation, fin de la famille, fin du travail… Fin du débat aussi : quiconque s’oppose au PACS est immédiatement qualifié de fasciste ou d’intégriste1. Tout commentaire critique sur la ratification du Traité d’Amsterdam par le Congrès le 18 janvier 1999, sans débat public et sans recours au referendum comme le requiert la Constitution, n’est qu’une preuve de plus d’esprit « ringard ». Face à des thèmes qui touchent aux fondements anthropologiques de notre société, tout débat est ramené à un pauvre « y a pas le choix ». Ce qui est en cause c’est la capacité d’une société à pouvoir débattre sur ce qui la fonde et sur ce qui est essentiel pour elle: son bien commun. Loin d’être « ringard », le débat sur le bien commun connaît de nouvelles perspectives grâce à l’ouverture apportée par les nouvelles technologies de l’information.

Le bien commun, un débat incontournable

Une société qui perd le sens du bien commun est une société condamnée. C’est sans doute Thucydide2 qui a écrit le premier essai sur la question: “Thucydide explique la défaite athénienne (..) par des ambitions privées pour le bonheur et le profit, des ambitions qui ne furent plus contenues, après la mort de Périclès, par la direction intelligente et civique du premier des citoyens. L’harmonie qui avait caractérisé Athènes sous Périclès n’exista plus entre les ambitions privées des chefs et le bien commun3 . Thucydide nous donne par ce texte plusieurs caractéristiques de ce qu’est le bien commun:

  • Il transcende les intérêts privés et n’en est pas la somme.
  • Le bien commun n’est pas défini au sens d’une loi ou d’une norme qu’il suffirait d’appliquer : il suppose le débat, la délibération au regard de ce qui semble juste et bien.
  • Le sens du bien commun peut s’opposer aux valeurs définies par voie de convention. Il se fonde sur la capacité de chaque individu à discerner l’essentiel au cœur de l’important. C’est une catégorie qui transcende le droit positif et qui appelle chacun à douter et à rechercher une vérité toujours en construction.

Interdépendance irréductible entre contenu et délibération, indépendance à l’égard des conventions humaines, la problématique du bien commun allait se retrouver dans tous les débats de la philosophie politique. Elle est au cœur du débat entre droit naturel et le droit positif: existe-t-il un droit qui par nature définit certains principes de ce que c’est qu’est être un être humain, ou tout droit est-il réductible à un droit conventionnel?4

Les promoteurs du PACS arguent que « la loi doit suivre l’évolution de la société »5. Est-ce bien prudent ? Le philosophe André Comte-Sponville raconte qu’il donna à ses élèves le sujet suivant : “le peuple a-t-il tous les droits?”6. Tous répondirent “oui”. Aucun n’avait contesté au peuple le droit d’instaurer des dictatures, de voter des lois discriminatoires ou attentatoires à une conception transcendante de la dignité humaine. Par là, ils exprimaient un courant majeur aujourd’hui, celui de la réduction de toute vie sociale et de toute expression à la tolérance des valeurs de l’autre. Poser l’existence du bien commun implique au contraire que l’on puisse définir ou identifier un point de référence qui permette aux points de vue des uns et des autres de se confronter et de se concilier sous l’éclairage de valeurs communes éternelles – un droit naturel propre à l’humanité de l’homme.

Le relativisme et la négation du bien commun

Poursuivre la recherche du bien commun suppose que l’homme soit doué de raison. Or, cela est vivement contesté par les courants philosophiques et sociologiques “post-modernes” qui interprètent les acquis des sciences fondamentales du XX° siècle comme une impossibilité d’atteindre un quelconque “vrai”. Dénoncés avec rigueur par Alan Sokal et Jean Bricmont7, ils concluent à l’impossibilité pour l’homme de faire acte de raison – ils détournent pour ce faire la critique du rationalisme instrumental cartésien par la science moderne – et justifient une pratique purement théorique et verbale. Priorité est donnée aux discours à frisson devant une faillite annoncée de tout exercice de la raison. Dans le domaine social, au nom de “l’authenticité”, toute possibilité d’un référentiel commun est niée comme mutilant l’épanouissement individuel: est vrai ce qu’un groupe tient pour justifiable. Chacun a droit à sa vérité, et il n’y a pas à en débattre. Les effets en sont redoutables. Contrairement aux idées reçues, Sebastian Roché montre qu’il n’y a pas de corrélation positive entre montée du chômage et violence urbaine et que “l’explosion délinquante a eu lieu en période de croissance économique, c’est-à-dire lorsque les revenus des ménages croissent, que le chômage est rare, et donc à un moment où les occasions de promotion sociale et professionnelle sont plus fréquentes qu’aujourd’hui8. Bien plus qu’à une cause économique, la montée de la délinquance peut être attribuée à la fin de l’humanisation des mœurs qui s’est interrompuesous l’effet corrosif des valeurs post­matérialistes d'”hédonisme agressif”, mettant l’accent sur la réalisation de soi, non seulement au plan matériel, mais surtout au plan sexuel et social, favorisant un ressentiment en direction de toutes les sources d’autorité externe9

Le bien commun, condition de la liberté individuelle

Les partisans du relativisme opposent à la possibilité du bien commun la crainte qu’il contrarie l’idéal post-moderne d’épanouissement individuel qu’ils se proposent de garantir. Cela pose deux questions : le rapport du bien commun à la loi, au pouvoir et à l’exercice de l’autorité, et le rapport du bien individuel et du bien commun.

Pour saint Paul, la loi et la foi sont de deux ordres différents. Si l’homme était parfait, il n’y aurait pas besoin de loi: la foi, le sens du bien et du vrai suffiraient. La loi vient pallier cette imperfection, et elle ne tire sa légitimité que de ce qu’elle permet l’exercice de la liberté de l’homme dans son parcours vers la foi. La loi n’est qu’un “pédagogue ”10 dont l’accès au sens permettra de s’émanciper, jamais une finalité. Cette loi n’est légitime que si elle poursuit la recherche du bien commun.

Hannah Arendt nous rappelle l’origine du mot autorité qui naît chez les romains: “auctoritas ” c’est l’acte de fonder, être “auctor” c’est être auteur de la fondation. Celui qui détient l’autorité c’est celui qui a la légitimité de la fondation de la cité. Ceux qui détiendront l’autorité, ce sont ceux qui ajouteront de la valeur à cet acte fondateur, qui seront eux aussi “ auteurs ”. L’autorité est donc indissociable de la légitimité, d’elle seule peut procéder le pouvoir (“potestas”) , instance que les romains séparaient très distinctement dans leurs institutions en laissant l’autorité au sénat des anciens d’où procédait la légitimité du pouvoir. Elle exclut, précise Hannah Arendt, ” l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué ”.

Pour exister, la cité suppose, d’après saint Thomas d’Aquin, “l’existence d’un bien commun, c’est-à-dire d’un bien qui tout en étant un nombre, soit cependant partagé par chaque citoyen de cette cité …Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antérieur (…) la cité est antérieure à l’individu… et son bien est d’une dignité plus élevée… que celui de chaque individu pris en lui-même11. Le bien commun est donc ce qui donne du sens au corps social, et par là, ce qui donne du sens à l’homme en tant qu’individu comme acteur social. Thomas d’Aquin définit l’excellence humaine comme non conditionnée par la qualité du régime politique “Par la connaissance de la loi naturelle, l’homme accède directement à l’ordre commun de la raison, avant et au-dessus de l’ordre politique auquel il appartient en tant que citoyen d’une société particulière12. L’ordre politique est donc fondamentalement soumis au bien commun.

Le bien commun ne définit que des principes généraux qui doivent être débattus pour définir les lois du droit positif. Toute décision normative s’inspire de plusieurs principes qui peuvent être en conflit entre eux: ouvrir les portes à l’immigration est en conflit avec le principe sélectif disposé par le droit d’asile. Le droit à la sécurité peut rapidement entrer en conflit avec la liberté, et toute priorité donnée à l’un ne doit pas mutiler l’autre. Il y a donc obligatoirement débat et exercice de discernement aboutissant à une pondération et à des priorités.

A New-York, la municipalité de Rudolf Giuliani a mis en place la politique de « tolérance zéro » pour lutter contre la délinquance et a obtenu des succès impressionnants qui ont rendu la ville fréquentable et habitable. Mais cela doit appeler à la vigilance sur les excès de pouvoir que la police peut être amenée à commettre. Le bien commun exclut toute pensée binaire qui voudrait exclure un principe aux dépens d’un autre. Reconnaître l’existence du bien commun est donc l’espace pour une délibération sur le sens que nous voulons donner à notre condition de citoyen.

En 1987, une bombe éditoriale éclatait aux Etats-Unis avec la publication du livre d’Allan BloomL’âme désarmée, essai sur le déclin de la culture générale13. Allan Bloom y dénonçait le relativisme prédominant chez les étudiants, non seulement comme une position épistémologique qui mettait en cause les capacités de la raison humaine14, mais comme une position morale qui reposait sur ce postulat : on ne doit pas contester les valeurs d’autrui. “Le relativisme culturel détruit à la fois l’identité du sujet et le bien en général15 et nous mène tout droit au nihilisme et à la mort de la liberté individuelle. Chacun a droit à ses valeurs, justifiées par le seul fait qu’elles sont des valeurs, “il y a toujours des justifications à ces valeurs : les nazis en avaient, les communistes en ont ; les voleurs et les maquereaux aussi …le nihilisme s’est fait moralismeá . Présenté comme un progrès au nom d’une conception vidée de sens des “droits” de la personne, ce relativisme politique, culturel et moral est le nihilisme tel que le définissait Nietzsche : l’abandon de la confrontation au réel avec ses troubles et ses interrogations pour la fuite dans un monde fictif basé sur des valeurs de circonstance et utilitaristes, qui justifient tout et suppriment le doute16. Ce monde est celui de l’uniformité, d’où tout sens a disparu.

La nécessité du bien commun

Le relativisme séduit par son caractère “moderniste” et prétendument libérateur. Mais si l’on regarde la réalité des faits, le relativisme n’est que discours. Après avoir démonté pièce par pièce les prétentions scientistes du post-modernisme, Sokal et Bricmont concluent “L’impact négatif du post-modernisme est triple : une perte de temps en sciences humaines, une confusion culturelle qui favorise l’obscurantisme, et un affaiblissement de la gauche politique“. Le projet humaniste originel de la gauche s’est en effet progressivement vidé, d’abord par la faillite du marxisme, puis en substituant la pratique de la critique à la critique de la pratique qui est la condition du progrès humain. Mais, soulignent Sokal et Bricmont, “une pensée ne devient pas “critique” simplement en s’attribuant ce titre, mais en vertu et en contenu“. La “pensée unique” dans son contenu est une pensée-zéro quant au processus dès lors que toute critique est interdite au nom du relativisme.

Le bien commun face aux sociétés complexes

Nos sociétés sont complexes en raison de la multitude de variables qui interagissent dans la création des phénomènes, et de la faillite des modèles déterministes, qui prétendent associer un effet à une cause. Les sciences de la complexité nous enseignent aujourd’hui que cette complexité est irréductible, mais que l’on peut y évoluer, voire la piloter, si l’on se donne un système de pilotage au moins aussi complexe que le système observé. Agir sur les phénomènes, c’est donc d’abord les comprendre en décloisonnant la pensée par une approche pluridisciplinaire, dans une démarche heuristique de résolution de problème qui améliorera progressivement des hypothèses par confrontation aux faits.

Nous sommes renvoyés à deux questions: peut-on bâtir une vérité reconnue comme telle par un ensemble d’acteurs d’un système complexe, et peut-on les amener à travailler ensemble à partir de points de vue divergents pour bâtir un point de vue commun? Répondre non, c’est abdiquer des possibilités de la raison humaine et conclure à son impossibilité de parvenir à une entente entre les hommes, ce qui nous mène tout droit, précisait Karl Popper, à “miner l’unité du genre humain, et augmenter grandement la possibilité de la violence et de la guerre17.

Comment y parvenir? La construction d’un nouveau paradigme va nécessairement provenir de la confrontation des opinions divergentes. Mais la confrontation opinion contre opinion n’apporte rien. Chaque paradigme en effet est “incommensurable”, c’est-à-dire qu’il ne contient pas les propositions nécessaires pour infirmer l’autre. Ce qui va permettre de résoudre ce problème, c’est la capacité de chacun à apprendre de l’autre et de progressivement enrichir son cadre de référence par l’apprentissage que procure la confrontation. Tout cela repose sur l’hypothèse que les hommes ont quelque chose de fondamental, d’essentiel, en commun et qu’ils ont la volonté de construire ensemble pour la recherche de ce bien commun18. Cet essentiel crée une attitude positive: le but n’est pas de défendre son cadre de référence, cela nous mènerait soit au dogmatisme, soit au relativisme. Il s’agit, en apprenant l’un de l’autre, de bâtir de nouveaux cadres de référence et de les évaluer non pas au regard des ses propres théories, mais d’en évaluer les conséquences et de répondre à la question “Sont-elles acceptables pour nous?19.

Le bien commun et la prise de décision complexe

S’il existe aujourd’hui des modèles d’analyse de la décision qui permettent, par le calcul mathématique d’évaluer les avantages et inconvénients des décisions (les “trade-offs”), c’est bien sur un critère de valeur que se prend la décision finale. Le débat sur la prévention de la délinquance a été bloqué depuis 1968 au nom de l’opposition radicale dressée entre prévention et répression. Or, une politique de répression peut contribuer à une politique de prévention, comme le demandent aujourd’hui de nombreux éducateurs de terrain confrontés à l’impasse des politiques: pourquoi prévenir, après tout, ce qui n’est pas répréhensible? Les relativistes ont souvent franchi ce pas en baptisant “nouvelle pratique sociale”, ou “nouveau genre d’expression artistique ou musical” une pratique en infraction avec la loi. Peut-on aboutir à autre chose qu’un consensus mou gentillet?

En Californie, au Santa Fé Institute, on fait en permanence des recherches sur le fonctionnement des systèmes complexes, et notamment sur les relations existant entre l’action des éléments du système et la dynamique du système lui-même. Les conclusions sont éclairantes: l’interaction entre agents hétérogènes permet de créer une manière de raisonner commune qui vaut plus par son processus que par son contenu. Dès lors qu’existe cette structure cognitive, de nouveaux concepts peuvent émerger de l’ensemble des alternatives générées par la mise en relation des préférences individuelles des acteurs. Le système peut ainsi faire émerger des solutions stables qui sont une production de l’interaction des individus, et non la victoire d’un point de vue sur un autre20.

Comme tous les systèmes vivants, les systèmes sociaux ont des propriétés auto-organisatrices qui se caractérisent par la capacité à sélectionner des solutions parmi les multiples propositions provenant de l’interaction des sous-systèmes. Les propriétés globales du système ainsi construit ont une fonctionnalité et une stabilité plus grande que celle des sous-systèmes pris individuellement, et sont capables de gérer les conflits entre les besoins divergents, et sans perte de vitalité et de viabilité. Ces recherches sur les sociétés humaines comme système complexe adaptatif ont de fait été initiées par Darwin.

Mais ce n’est que récemment que l’on a pu progresser dans ce sens grâce à l’application des techniques d’analyses quantitative aux systèmes sociaux. Les conclusions en sont que ces systèmes ont une intelligence symbiotique qui se construit par leur capacité à créer un bagage commun de connaissance à partir de l’interaction de leurs éléments21. On peut donc parvenir, par une dynamique de résolution de problème appropriée, à bâtir un consensus gagnant entre l’individu et le système. Cela nécessite un mode opératoire précis : L’expérience des systèmes centralisés du XX siècle montre qu’ils ne sont pas capables de traiter l’énorme quantité d’informations qui leur parvient, car ce sont des organisations plus compliquées que complexes. Par contre, dans les systèmes qui sont organisés en arborescence pour ne traiter qu’une quantité limitée d’informations, on peut profiter de cette dynamique auto-organisatrice de création d’intelligence. De la sorte, les acteurs peuvent interagir par niveaux d’inférences successifs et prendre des décisions collectives satisfaisantes. L’animateur d’un processus de résolution de problème va donc structurer son processus en partant de petits groupes, pour organiser la synthèse selon une arborescence ascendante.

Pour que la décision collective soit stable, il faut qu’elle soit transparente et traçable. Celà dépend de la rigueur du processus suivi. Dans les expériences menées au Santa Fé Institute, on observe que les solutions peuvent se dégrader très rapidement. Premièrement, sous l’effet du “bruit”. Le bruit, tel que défini par la théorie de l’information de Claude Shannon, est constitué d’éléments d’informations (des “bits”) générés de manière aléatoire et qui donc brouillent le message. Cela requiert un processus de décision suffisamment rigoureux pour trier les informations qui contribuent à structurer la connaissance collective et celles qui ne sont que bruit. Compte tenu de l’immense quantité d’informations qui nous sont offertes aujourd’hui, ce point est crucial. Là encore, c’est par l’appréciation de l’information au regard de sa valeur que l’on peut opérer un choix. La deuxième source de dégradation est la réduction de la diversité du système de décision, qui choisirait de se concentrer sur les “meilleurs éléments”.
Pour qu’une solution collective soit stable, il faut qu’elle soit réellement collective et que chacun ait pu en être activement acteur. Une vague participation du grand nombre à des décisions prises par des élites ne suffit donc pas. Tant la science que la pratique d’animation de processus de résolution de problème nous disent : il y a un lien indissociable entre l’expression libre du plus grand nombre, la transparence des processus de décision et l’acceptabilité de la décision finale. Un beau pavé dans la marre de la Fondation Saint-Simon, incarnation post-moderne du rêve totalitaire platonicien de domination du monde par des élites éclairées face à un peuple ignorant !
Nous sommes aujourd’hui, dans notre pratique professionnelle, capables d’organiser l’expression et la formalisation du projet partagé d’une organisation, de mener à bien une conférence décisionnelle entre acteurs hétérogènes d’un système, qui produisent des projets et des décisions stables22. Ce n’est ni la victoire d’un camp sur l’autre (facteur majeur de non-stabilité) ni un consensus mou qui mènerait à un plus petit dénominateur commun (qui ne serait porteur d’aucun projet dynamique). Au contraire, la décision est stable parce qu’elle représente le bien commun du système vers lequel chacun des acteurs va faire converger sa contribution. C’est un plus grand dénominateur commun qu’il s’agit d’atteindre. Dans l’univers des relativistes, au contraire, il n’y a pas de place pour la délibération collective, le discours omniprésent n’est que du bruit sur lequel va se bâtir le pouvoir de quelque gourou.

Le bien commun en action

De la philosophie politique classique aux derniers acquis des sciences fondamentales, la notion de bien commun s’est donc considérablement enrichie et confortée. Mais est-ce pour autant une notion opérationnelle? N’est-ce pas qu’un vœu pieux, une formule de plus? En quoi est-il une pensée structurante qui nous permet d’agir?

Une pensée structurante

Un des marais dans laquelle la pensée s’embourbe aujourd’hui est la multiplication des dichotomies qui opposent une catégorie à une autre: l’argent et le social, l’humanitaire et le marchand… On doit être “pour” ou “contre” comme des émissions de télévision grand public nous le proposent en spectacle. Penser le bien commun c’est au contraire organiser les diverses composantes d’un projet. Les composantes matérielles, soit les ressources physiques et financières, les composantes immatérielles, soit l’identité, le sentiment d’appartenance et le projet lui-même qui fédère les éléments précédents. Gaston Fessard23 décompose le bien commun en trois éléments interreliés :

1    Le bien de la communauté : ce sont les propriétés collectives, les services publics les infrastructures, ce qu’il est décidé de mettre en commun.

2    La communauté du bien : c’est l’accès de chacun au bien de la communauté. Les services publics sont-ils vraiment au service du public ou des fonctionnaires ?

3    Le bien du bien commun : question essentielle de l’équilibre de la relation entre l’individu et la communauté. Une relation trop forte et c’est le totalitarisme avec la fusion de l’individu dans une communauté monolithique. Une relation trop faible et c’est l’atomisation du corps social. En quoi un individu est-il plus épanoui et vit-il mieux dans une société régie par le bien commun, et en quoi cet intérêt individuel ne détruit-il pas le bien commun ?

Ces éléments sont à hiérarchiser et à pondérer en fonction d’un contexte et de ses priorités. Dans un contexte de crise et d’urgence, la satisfaction des besoins monétaires peut être prioritaire, elle doit céder le pas à l’épanouissement de l’individu dans le projet une fois les crises passées, et à la réflexion, c’est-à-dire l’actualisation, sur le projet lui-même. Les seuls éléments permanents sont les valeurs considérées comme ontologiquement inséparables du bien commun, l’essence du droit naturel. Nous sommes donc dans une dynamique vivante qui va permettre de gérer le changement et de le piloter dans un environnement mouvant et incertain. “Le recours à la valeur n’est donc pas un talisman qu’on brandit hors contexte et hors histoire. Il est un élément essentiel pour rassembler dans une unité (provisoire) de sens la diversité des données constitutives de l’action humaine24

NOTES:

1 L’éditorial du « Monde » du 22/09/98 parlait de lepénisation des esprit à propos de l’opposition au PACS, et récidivait le 14/11/98 devant l’ajournement du projet en parlant de « droite ringarde » contre « gauche pusillanime »

2 Histoire de la guerre du Péloponnèse 

3 Leo Strauss « Histoire de la philosophie politique »

4 On se referera sur ce point à l’ouvrage fondamental de Leo Strauss “[amazon_link id=”2081218909″ target=”_blank” ]Droit naturel et histoire[/amazon_link]”, Champs-Flammarion

5 C’est notamment l’argumentation centrale du rapport de la sociologue Irène Théry devant la Commission des affaires sociales du Sénat.

6 in “valeurs et vérité”, PUF 1994

7 “[amazon_link id=”2253942766″ target=”_blank” ]Impostures intellectuelles[/amazon_link]”, 1997, Odile Jacob.

8 Sebastian Roché” “Sociologie politique de l’insécurité” PUF 1997, p. 49

9 p. 68

10 Epître aux galates 3-12

11 Leo Strauss “[amazon_link id=”2130609333″ target=”_blank” ]Histoire de la philosophie politique[/amazon_link]”, p. 277

12 op. cit. p. 280

13 Julliard 1987, et Guérin Littérature, Montréal

14 Notamment en introduisant une coupure entre la science normale et les sciences sociales qui ne pourraient pas faire l’objet de la même rigueur que la science normale.

15 P. 39

16 “Ma conclusion est que: l’homme effectif représente une valeur de beaucoup supérieure à celle de l’homme “désirable” selon un quelconque idéal,…que toutes les désirabilités eu égard à l’homme ont été des chimères absurdes et dangereuses par lesquelles une espèce particulière d’homme a voulu imposer comme loi à l’humanité ses propres conditions de conservation et de croissance; que toute “désidérabilité” (…) parvenue à la souveraineté a rabaissé jusqu’ici la valeur de l’homme, sa force, sa certitude de l’avenir” – Nietzsche “Fragments posthumes” 11 (118), cité dans Paul Valadier “L’anarchie des valeurs”

17 Karl Popper , “The abdication of philosophy: Philosophy and the public good”, repris dans le recueil “The myth of the framework, in defence of science and rationality”, Routledge, 1994 (non traduit en français) 18 Popper “The myth of the framework”, p. 38 19 op. cit. P.60

23 Voir Gaston Fessard “Autorité et bien commun”, Valadier “Agir en politique” et “[amazon_link id=”2226089381″ target=”_blank” ]l’anarchie des valeurs[/amazon_link]. On retrouve également ici les trois catégories de la pyramide de Maslow, les besoins matériels et physiologiques, le besoin d’appartenance et la réalisation de soi.

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Une réponse pour “Le bien commun face au relativisme”

  1. Ping : Le nécessaire retour à la philosophie du bien commun – Claude ROCHET

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