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1.1 Les mythes sympathiques et moins sympathiques de la cité idéale
La ville a toujours été le terrain d’élection des mythes liés à la recherche de la société parfaite. Le tout premier exercice fut réalisé par Thomas More avec L’Utopie. Il y dénonce l’intolérance religieuse et met en scène un monde idéalisé où tous les citoyens trouveraient le bonheur sur terre. La propriété privée y est inconnue. Le travail obligatoire assure la prospérité générale. Et la liberté du culte y est garantie. Le titre même de l’ouvrage, un néologisme issu du grec qui veut dire « le lieu qui n’existe pas », exprime bien l’idée que Thomas ne croyait pas un instant à la possible réalisation de son projet. Puis, il y eut Tommaso Campanella (1568-1639) et sa Cité du soleil. Moine et révolutionnaire napolitain qui passa de nombreuses années en prison, son modèle de ville parfaite est un modèle totalitaire. Tout y est régenté par l’État qui est une théocratie. Pour fabriquer les hommes parfaits que veut incarner la Cité du Soleil, un eugénisme rigoureux ne retient que des enfants parfaits qui reçoivent une éducation qui ferait encore pâlir d’envie les pédagogues modernes : l’éducation des enfants se fait sans violence, ouverte tant sur l’abstraction que sur l’apprentissage des métiers, à base d’images, de sorties scolaires et de découvertes. Pour une société parfaite, la condition est que les hommes soient parfaits et que leur vie soit réglée dans leur moindre détail. Il n’y a pas de mariages, mais des accouplements décidés en fonction d’un calendrier astrologique pour faire ces hommes parfaits, auxquels on aura retiré la passion de la propriété privée : tout est mis en commun dans la Cité du Soleil.
Campanella inspirera Robert Owen (1771-1858) qui voulut créer des communautés harmonieuses de travailleurs pour échapper à l’enfer de la vie ouvrière pendant la Ierévolution industrielle. Il pensait que le progrès de la science permettrait, par l’éducation, de former des hommes plus rationnels et moins dominés par leurs passions. À la différence de More et de Campanella, Robert Owen créa véritablement ces communautés utopiques qui ne devaient plus l’être, mais fonder la base d’un nouvel ordre social et politique. Owen voulait changer les hommes, les capitalistes avides comme les ouvriers sombrés dans la déchéance sociale et l’alcoolisme. Pour les changer, il fallait changer la ville, car les hommes sont créés par leur milieu. Il créera sa cité idéale, New Lanarck, qui obtint des résultats exceptionnels et fut visitée par tous les grands de ce monde. Les enfants de la classe ouvrière furent scolarisés très jeunes, fait unique en Angleterre, sur la conviction que le travailleur en bonne santé et éduqué est plus productif qu’une bête de somme. Néanmoins, Owen considérait que la classe ouvrière, dans son état actuel, n’était pas capable de se gouverner elle-même et que la vérité devait lui être apportée d’en haut, par une élite éclairée. Il n’y a pas chez Owen de pensée de la ville basée sur la croissance organique.
Avec Charles Fourier en France (1772-1837), l’utopie se fait encore plus précise avec la création des phalanstères. Mais Fourier n’attend rien du peuple, il conçoit sa doctrine comme une science sociale dont la préoccupation majeure est l’expérimentation de ses propres théories. Le point commun de ces approches est l’idée que l’on puisse, par une connaissance des lois du comportement humain, concevoir une cité parfaite qui oblige les hommes à bien se conduire. Une cité parfaite pour des hommes parfaits.
Cela peut nous emmener assez loin, et pas forcément là où on s’y serait attendu. Frédéric Rouvillois, auteur d’un essai [ROU 14] sur le lien entre nazisme et utopie, souligne que le dénominateur commun aux utopies est leur ambition de construire ici et maintenant, par la science et la technique, une société parfaite, une cité idéale, à la mesure et au service de l’homme nouveau. Un paradis terrestre qui se traduira par une réconciliation générale : réconciliation entre l’homme et la nature, réconciliation des hommes entre eux. Si la thématique de l’égalité y est omniprésente, ce n’est pas que l’égalité est un bien en soi, c’est parce qu’elle permet d’effacer les causes et la possibilité du conflit. L’utopie, c’est la disparition du conflit et du hasard : c’est un monde sans friction – seamless disent les théoriciens actuels de la smart city–, ce qui suppose une mainmise sur les choses, les êtres, la nature et l’histoire.
Le nazisme s’inscrit dans la lignée de l’utopie eugéniste de Campanella. Le nazisme a puisé sa source dans le romantisme allemand, dans l’histoire d’une supposée société parfaite germanique primitive, que des sociétés savantes comme la société de Thulé se sont efforcées de redécouvrir. Le père de l’antisémitisme moderne est Theodor Fritsch qui publia en 1896 le premier livre sur les cités-jardins Die Stadt der Zukunft, la cité du futur. Il entendait combattre les fléaux de la vie moderne, ceux de la grande métropole, source de la disparition des valeurs allemandes et de la propagation du vice. La cité-jardin doit fournir un cadre harmonieux de ville moyenne promouvant les valeurs du terroir qui repousseront les forces corruptrices de la juiverie apatride. Manque de chance pour lui, il mourut en 1933 juste après la prise du pouvoir par les nazis, qui lui rendirent hommage.
On connaît le goût pour l’urbanisme d’Hitler par sa proximité avec son ministre Albert Speer et son projet de construction d’une nouvelle capitale, Germania, illustrant la puissance de la nouvelle Allemagne. Mais Hitler, comme Himmler, avait aussi une fascination pour l’idéal de la petite ville de 20 000 habitants, unis par une vie et des valeurs communes, et pouvant se surveiller les uns les autres.
Toutes ces théories et expériences avaient pour point commun la cité parfaite pour des hommes parfaits, conçue à partir des théories se voulant scientifiques, portées par des individus supérieurs, une ville où le conflit aurait disparu.
Il n’en va pas de même avec le réel théoricien des cités-jardins, le britannique Ebenezer Howard [HOW 02], qui est parti du souci de remédier à l’insalubrité de Londres à la fin du xixesiècle. La cité-jardin est une synthèse de la ville et de la campagne, basée sur l’idée des trois aimants (three magnets), les hommes aspirant à la fois de vivre à la campagne et de profiter des avantages de la ville. Howard proposait de construire des petites cités ne dépassant pas 30 000 habitants, entourées de terrains agricoles qui empêcheraient leur extension en taches d’huile. Chaque ville ne s’agrandirait que par la fondation d’autres cités semblables, toutes reliées par des moyens de communication rapides, l’ancêtre des clusters urbains d’aujourd’hui. La cité-jardin n’est que l’unité première d’un vaste ensemble. Des usines situées à la périphérie de chaque cité permettraient de donner un emploi aux habitants, tout en leur évitant de longs déplacements. Howard partageait l’idée des utopistes de « ramener le peuple à la terre », porteuse des vraies valeurs.
Figure 4.2.Les trois aimants qui structurent la ville selon Ebenezer Howard
Il y eut deux réalisations de cités-jardins à Letchworth et à Welwyn, mais qui ne parvinrent pas à décongestionner Londres.
L’approche d’Howard est diversement appréciée. Lewis Mumford en fait l’apologie comme la seule véritable tentative de créer une ville organique. Mais Jane Jacobs en fit une critique acerbe : « Il concevait la bonne planification urbaine comme une série d’actes statiques, dans chaque cas le plan devait anticiper tout ce qui pouvait survenir. Il n’était pas intéressé dans les aspects de la ville qu’il ne pouvait pas abstraire pour servir son utopie » [JAC 61]. Comme l’a relevé l’urbaniste Dennis Hardy, historien des utopies urbaines, Howard a voulu une ville parfaite dans un monde imparfait alors que les utopistes pensaient une ville parfaite dans un monde parfait [HAR 91]. Effectivement, quel que soit l’intérêt de l’approche d’Howard, elle restait dans la planification descendante. Elle n’a pas trouvé la voie d’une dynamique réellement organique et les deux villes qu’il a créées ressemblent à des petites villes de la banlieue parisienne, plus qu’à de vraies villes telles que les envisageait Howard.
L’enseignement des utopies urbaines est que l’on ne peut concevoir des villes parfaites pour des hommes parfaits. Les hommes sont imparfaits et vouloir changer cela conduit au totalitarisme et à l’eugénisme sous ses diverses formes, et la ville parfaite ne le serait que pour un temps donné dans des conditions données qui, par nature, vont changer. La compréhension de la nature systémique de la ville reste la clé pour les concevoir de manière à ce qu’elles puissent évoluer à partir de la vie réelle des habitants.
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