Les leçons de la ville médiévale

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Les leçons de la ville médiévale

Les villes médiévales étaient des villes intelligentes en ce qu’elles constituaient des ensembles cohérents adaptés aux fonctions de la ville et de ses relations avec sa périphérie. Ces villes n’avaient pas d’architecte au sens moderne du terme, il n’y avait pas de droit de l’urbanisme, de permis de construire. Elles croissaient de manière organique, soit une croissance endogène reposant sur une analyse des besoins d’évolution des fonctions urbaines et une communauté de valeurs des habitants fondées sur les activités économiques, la religion et l’attachement aux libertés conquises par la ville sur les seigneurs féodaux.

Pour Lewis Mumford, « une planification organique ne comporte pas d’objectifs préconçus : elle s’adapte aux besoins et aux circonstances, par une adaptation continuelle qui devient sans cesse plus cohérente et déterminée ; il en résulte finalement un ensemble complexe dont les parties ne sont pas moins liées et dépendantes que les divers secteurs d’un plan géométrique (…) La forme accomplie n’est pas prévue dès l’origine, mais on ne saurait en déduire que chacun des aspects du plan n’a pas été mûrement réfléchi ni que l’ensemble ne forma pas un tout harmonieux » [MUM 11, p. 439].

Pas d’architecte au sens moderne veut dire pas de plans détaillés, car il y avait parfois des plans, mais il s’agissait de plans génériques, même dans le cas de villes nouvelles comme les bastides qui semblent résulter de plans géométriques alors qu’en réalité le schéma urbanistique « n’est que l’aboutissement de multiples tâtonnements et le fruit de réaménagements ultérieurs » [BOU 03]. Les cas de villes sur plans réguliers sont rares, comme Montauban en 1144. Le médiéviste Jacques Heers précise que « l’uniformité lorsqu’elle se manifeste, répond simplement à un souci de commodité, au désir de profiter d’une expérience, non à une attitude intellectuelle, à une pétition de principe qui prétendrait revenir à des critères anciens ou se soumettre à des “modules” » [HEE 90].

Des villes sans architectes ?

Ces villes n’avaient pas d’architecte, mais ses habitants partageaient une vision commune du beau qui faisait que chacun avait soin d’intégrer son bâti dans une harmonie d’ensemble. Il n’y avait pas de permis de construire, car il ne serait venu à personne de construire une verrue dans un ensemble harmonieux. « Le consensus autour des buts de la vie urbaine était si profond que toutes les variations ne font que renforcer le modèle », poursuit Mumford, en soulignant le contraste avec le formalisme baroque qui succédera au Moyen-Âge qui n’est qu’une illusion d’ordre, alors que les asymétries et irrégularités de la ville médiévale « tiennent compte de la façon la plus subtilement réfléchie des nécessités d’ordre pratique et des impératifs esthétiques ».

C’étaient les villes marchandes italiennes, françaises, hanséates, Novgorod la grande (Veliki Novgorod) et Pskov en Russie qui jouissaient de libertés collectives reposant sur diverses formes de démocratie directe [SIN 11]. Novgorod était régie, jusqu’à sa destruction et soumission en 1478 par le tsar Ivan III, par une forme assez pure de République populaire que l’on retrouve aujourd’hui dans la landsgmeinde des cantons suisses alémaniques, le vétché (вече) où quiconque sonnait la cloche de la ville pouvait convoquer une assemblée pour délibérer sur un sujet. Les princes qui convoquaient le véché étaient liés par convention à la ville et responsables devant le peuple qui pouvait les démettre, comme cela advint en 1136 quand les novgorodiens chassèrent leur prince. Sens du Bien commun et d’une esthétique globale liés à la délibération démocratique permettaient de résoudre les problèmes posés par l’organisation des fonctions urbaines (organisation des métiers, circulation, interfaces entre villes et campagnes, vie religieuse et vie civique). « Le vétché est sans doute la notion la plus essentielle de la culture russe » souligne Olga Sevatyanova dans un magnifique ouvrage consacré à Novgorod [FRI 15]. Toutes les décisions y étaient prises par consensus, et il devint la référence des réformes libérales du xixesiècle, notamment après l’abolition du servage en 1861 et la mise en place des zemstvos pour la gestion autonome des terres au niveau local.

Figure 3.1.Le véché de Pskov, peinture de Viktor Vasnetsov.

La ville était un système apprenant, un processus collectif permanent de résolution de problèmes qui contribuait à créer un bagage culturel et méthodologique partagé. Ce système n’était pas la projection d’une ville idéale, comme on le trouvera dans plusieurs œuvres postérieures, de l’Utopie de Thomas More aux Cités jardins d’Ebenezer Howard, et à la nouvelle utopie technologique des smart cities, mais à la profonde conscience que la ville était un système en déséquilibre, perpétuellement menacé par la lutte entre le petit peuple et les grands et, durant les périodes où le petit peuple a été soumis, par les luttes fratricides des grands entre eux.

La ville est un espace de régulation des conflits, qu’il s’agisse de conflits sociaux et politiques ou de la violence sociale endogène au tissu urbain (notamment la violence des luttes intestines aux patriciens) et de la violence importée par l’insécurité des campagnes. Se développe ainsi une religion civique, celle du Bien commun, synthèse entre la vertu antique et les exigences du gouvernement urbain dont l’aristotélicien chrétien Marsile de Padoue fera la synthèse dans son traité De Defensor Pacis, et dont Ambroggio Lorenzetti fera l’allégorie dans sa fresque Du Bon Gouvernement qui décore l’Hôtel de ville de Sienne. La liaison entre l’organisation institutionnelle de la lutte des classes et la poursuite du Bien commun sera au cœur de l’œuvre de Machiavel au xviesiècle.

Figure 3.2.Les effets du bon gouvernement (source : extrait de la série de fresques d’Ambroggio Lorenzetti). Elle illustre la rotation des postes dans les responsabilités politiques, la participation à la vie civique, la synergie entre activités commerciales et artisanales et l’interface entre la ville et sa campagne.

Progressivement, cette religion civique s’incarnera dans le Palais municipal et sa Place civique qui sera l’un des rares bâtiments faisant l’objet d’un plan détaillé puisqu’il est la traduction dans une architecture physique d’une architecture politique de la ville.

Cette dynamique systémique traitait sans le savoir d’un des problèmes les plus ardus que nous connaissons aujourd’hui dans la modélisation de la ville comme système complexe : la délimitation des limites de la ville et de son interaction avec sa campagne. Celles-ci étaient matérialisées par la muraille, initialement bâtie pour des considérations sécuritaires, mais qui jouait un rôle fonctionnel et politique essentiel. Elle créait un sentiment communautaire et gérait l’interaction entre activités économiques de la ville et celles de son environnement. C’est de là que Von Thünen tirera au début du xixesiècle sa théorie de la localisation des activités économiques, qui se répartissent en cercles concentriques où les activités à rendements croissants sont au centre, entourées d’activités à rendements de moins en moins croissants au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la périphérie, des industries à l’agriculture extensive.

L’attractivité d’un territoire peut donc être conçue comme un système d’interdépendance structurée par les synergies créées par la ville centre. Von Thünen [VON 42]est le père de la théorie de la localisation industrielle qui s’inscrivait dans le souci des économistes de la Renaissance de décrire un système général d’interdépendance des activités économiques structuré par la ville, vision que l’économie contemporaine va perdre au profit du système de pensée de Ricardo[1]. Une monoville à activité unique crée donc peu de synergies et est un facteur d’appauvrissement de son territoire.

 Comment la ville devint inintelligente ?

La ville médiévale nous en apprend également par les raisons du dépérissement de son modèle. Mumford souligne que « la muraille provoquait au sein de la communauté médiévale un sentiment d’insularité exclusive qui, en fin de compte, allait lui être fatal ». La dynamique d’un système est celle de sa capacité à redéfinir ses frontières quand l’environnement change. Si les villes médiévales fournissaient un bel exemple de réseaux de villes moyennes qui étaient autant de « zones à la Thünen », elles étaient isolées par le mauvais état des routes et l’insécurité. Avec la révolution des transports – la « mort de la distance » – cette dynamique urbaine dépérit au profit de villes monofonctionnelles.

Un élément conjoncturel de grande ampleur allait frapper cette dynamique urbaine : la peste noire de 1348-1850 qui a éliminé la population d’un tiers de l’Europe et sans doute la moitié de la population des villes. Les institutions communales en furent durement frappées, car l’épidémie toucha plus les groupes organisés où l’on se côtoyait quotidiennement. Le clergé et les ordres monastiques furent particulièrement touchés, or ils constituaient l’ossature intellectuelle où se développait la philosophie politique de la Renaissance. Lui succédèrent la superstition et un rapport au pouvoir dépourvu de principes.

La grande peste va contribuer à deux évolutions politiques parallèles qui vont miner la dynamique urbaine : le développement de l’absolutisme va voir dans les villes un symbole de puissance qui va préférer la planification centralisée du baroque à la planification organique, comme dans le cas de Saint-Pétersbourg construite par le Tsar modernisateur Pierre Ier. Ville magnifique intégrant apports étrangers dans la culture russe, construite par des milliers de serfs qui y trouveront la mort dans des conditions de travail épouvantables. La ville d’Ekaterinbourg, dans l’Oural, est l’exact opposé de Veliki Novgorod qui a crû de manière organique. Elle est fondée en 1723, et n’est au départ qu’une vaste usine, par Vasily Tatischev qui associe à cette approche urbaine un idéal politique : l’autocratie. Le fouillis apparent de la ville organique disparaît au profit de la rigueur géométrique, la ville n’est plus l’expression d’un système de vie, d’une croissance organique ascendante, mais d’un ordre autoritaire descendant exprimant le pouvoir du Prince.

Figure 3.3. Le plan original d’Ekaterinbourg comme ville usine monofonctionnelle (source : photographie de l’auteur, musée de la ville d’Ekaterinbourg)

Puis vint le passage d’un système de libertés collectives de l’Ancien régime aux libertés individuelles du capitalisme qui va contribuer à la perte de cette vision d’ensemble de la ville au profit de l’optimisation d’un seul paramètre comme le foncier, pour un seul objectif : le profit financier à court terme.

La ville perdit son intelligence tout d’abord par la soumission de son développement et de son plan aux visions du pouvoir politique qui exigea un ordre strict, des plans nets en rupture avec le désordre apparent de la ville médiévale qui représentait une expérience humaine de la ville. « La vie devient un instrument de l’ordre », selon l’expression de Lewis Mumford. La « mort de la distance » permet à la ville de s’affranchir de la frontière que représentait sa muraille. Elle se développe hors les murs en perdant sa cohérence.

Avec le développement de l’industrie à partir du xixesiècle, elle perd sa cohérence : « Les travaux de construction dépendaient dorénavant des initiatives des banquiers, des industriels et des inventeurs des nouveaux procédés techniques », souligne Lewis Mumford. Le sens du bien commun disparaît avec l’affirmation du mythe de la liberté individuelle, « n’importe quel individu cherchait à devenir un despote en son domaine » [MUM 11, p. 640-641]. Il n’y a eu aucune amélioration de la vie urbaine avec l’industrialisation, au contraire toute réflexion sur la qualité de la vie en société, qui, contrairement à une idée reçue, était essentielle chez les premiers économistes classiques comme Adam Smith, disparaît pour un culte effréné du progrès auquel aucune considération éthique ne saurait s’opposer. C’est la naissance de Coketown, représentation de Manchester sous la plume de Charles Dickens qui, dans son roman Les Temps difficiles (Hard Times, 1854), exprime toute l’horreur de la ville désarticulée, sacrifiée à la seule industrie, polluée, insalubre. « Jusqu’en 1938, ni Manchester ni Birmingham n’avaient de pouvoir d’administration autonome : conglomérats énormes d’hommes et de machines, et non pas centres de vie collective recherchant les fondements d’une vie meilleure » [MUM 11, p. 647].

Tout comme la ville médiévale fut imprégnée de la pensée humaniste de la philosophie politique de la Renaissance et s’articulait autour d’une pensée de la vie sociale et politique de la cité, en en faisant le lieu d’émancipation de la liberté – selon le proverbe allemand, « l’air de la ville rend libre » – l’ère de Coketown est celle de la pensée matérialiste de l’économie politique dominante en Occident pour laquelle seule l’amélioration de l’utilité peut améliorer la vie des hommes. La bourgeoisie possédant les usines est convaincue de son bon droit par les théories libérales (le manchestérisme[2]) et l’apologie de la société d’industrie qui apparaît comme moderne et salubre comparée aux anciennes activités artisanales – comme les tanneries – générant la puanteur et la pollution. C’est l’époque de Saint-Simon qui voit dans l’industrie le véhicule de la transformation de l’humanité. Le chimiste anglais Andrew Ure [URE 36]dans un ouvrage au titre explicite Philosophie des manufactures, donne le ton : « Le système des manufactures automatiques (…) promet dans son développement futur de devenir le plus grand instrument de la civilisation sur le globe terrestre ». Et d’expliquer que les grandes cheminées sont un progrès par rapport aux multiples ateliers, brasseries, fonderies du mode de production artisanal.

Figure 3.4.Photographie de Manchester (source : illustration de Coketown pour le livre de Charles Dickens, Temps difficiles)


[1]Schumpeter plaçait Von Thünen bien au-dessus de Ricardo et de sa théorie des avantages comparatifs qui niait les phénomènes d’interdépendance : « La vue complète de l’interdépendance universelle de tous les éléments du système économique qui a hanté l’esprit de Thünen, n’a pas probablement jamais coûté une heure de sommeil à Ricardo » (Histoire de l’analyse économique, p. 123, t. 2, Paris).

[2]Doctrine libérale développée par la grande bourgeoisie industrielle anglaise prônant le laisser-faire et le libre-échange.

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