L’échec des élites françaises

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mardi 6 mai 2014, par Alain Garrigou

Amphi Boutmy, le 16 janvier 2014. L’administration de Sciences Po a bien fait les choses. Il est vrai que l’invitation des anciens élèves n’est pas seulement un rite nostalgique mais qu’il s’agit de lever des fonds. Les anciens — ils ont dépassé la cinquantaine et les têtes sont majoritairement blanches — sont donc accueillis par la directrice de la stratégie et des relations publiques, Brigitte Taittinger-Jouyet. Le directeur Frédéric Mion va exposer ses idées sur Sciences Po, annonce-t-elle. Le nouveau directeur répond aux questions que lui pose la responsable de l’école de journalisme… de Sciences Po. Les questions que le public est censé se poser.

On ne parlera évidemment pas du scandale des rémunérations d’une institution qui, à force de vanter les vertus du secteur privé, a donné à ses dirigeants l’envie d’en bénéficier, et d’abord des salaires et des primes. On évoquera encore moins la mort de l’ancien directeur dans un hôtel de New York. On a d’ailleurs déjà oublié la crise de succession. Et puisque tout allait bien ou presque, Sciences Po poursuit la même politique. Car l’école accumule les succès, bénéficie d’une notoriété internationale croissante, améliore son excellence dans tous les domaines, développe son campus urbain, s’ouvre sur la diversité de la société et renforce ses ressources en compétences intellectuelles. C’est le directeur qui le dit. L’exercice est parfaitement exécuté mais paraîtrait trop préparé si la salle n’était pas invitée à parler. Une douzaine de questions convenues ne risquent pas de perturber la démonstration.

Pourtant, un retraité distingué s’adresse au directeur en reprenant ses propos sur l’excellence de Sciences Po, ses progrès, son ouverture. Une école extraordinaire, mais corrige-t-il, « comment expliquer que depuis 15 ans la France ait connu une des plus fortes hausses du chômage en Europe, une des plus fortes hausses de la dette publique et que les finances publiques soient en aussi mauvais état ? Or Sciences Po forme les élites qui ont abouti à ces résultats », conclut-il. La salle est un peu interloquée devant tant d’audace. Avec son pedigree d’excellence, le directeur ne peut être embarrassé. Posément, il répond que le jugement est un peu excessif, qu’il y a des points positifs dans l’évolution du pays, qu’on peut interpréter différemment les problèmes évoqués. Dans la forme comme dans la substance, une exhibition de rhétorique officielle. Il ne serait pas convenable de répondre aux questions inconvenantes. Le public de l’amphi Boutmy a été convaincu par les explications du directeur. Les anciens sont venus pour entendre célébrer le capital culturel avec lequel ils vivent depuis plusieurs décennies. Ainsi vont les rituels de célébration des groupes élus qui ne viennent pas s’infliger un exercice de doute ou d’autocritique. Nul n’attendait une réponse à la question sinon la réaffirmation de l’excellence de l’école. Le directeur a pourtant implicitement répondu en reconnaissant, par le silence, son statut dans la formation des élites françaises. Imagine-t-on ailleurs un directeur défendre son établissement en défendant son pays ? On ne peut mieux avouer qu’on se prend pour le pays. Et le directeur ne manque pas de bonnes raisons de le penser.

Un tout petit monde

La scène est une démonstration. Le directeur est lui-même un produit du système de formation des élites françaises, normalien, énarque passé par Sciences Po, conseiller d’Etat parti pantoufler. Dans la crise de succession, les pressions amicales du Conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) et du Comité directeur de Sciences Po, un concentré de patrons du CAC 40 et de noblesse d’Etat, avec à leur tête, le banquier et ancien inspecteur des finances Michel Pébereau et l’économiste libéral Jean-Claude Casanova, l’ont convaincu de prendre la direction de l’école. Il fallait que la cause en vaille la chandelle pour renoncer aux émoluments du secteur privé et retrouver un modeste salaire de la haute fonction publique. Il s’agissait de rien moins que de sauver l’école d’intégration des élites. L’ancienne équipe de direction ayant été changée pour répondre à la crise, le public découvrit les membres de la nouvelle équipe, comme la directrice de la stratégie dont le nom seul est un symbole de l’alliance entre réussite politique et héritage social : épouse de Jean-Pierre Jouyet, patron de la Caisse des Dépôts pas encore secrétaire général de la Présidence de la République à la demande de son camarade de promotion François Hollande, et héritière des champagnes Taittinger. Les sociologues peuvent en vouloir à une classe dominante si facile à décrypter et qui met si mal à l’aise en obligeant presque à s’inviter à dîner et à ouvrir les portes des chambres. Ils hésitent à abandonner la bienséance qui convient. Le plus souvent, ils se taisent. Trop simple. Trop indiscret. Ce serait tellement mieux s’il fallait démontrer une virtuosité d’analyste et un flair d’enquêteur. Il suffit de consulter les pages du Who’s who ou d’Internet.

Pour décrire l’institution, on a le choix entre l’évocation de quelques personnes connues ou puissantes, comme le ferait la presse people, et la reproduction de quelques statistiques, comme le feraient des sociologues vulgairement empiristes. Dans le premier cas, on dirait par exemple que les trois derniers présidents de la République sont passés par Sciences Po, Jacques Chirac qui y trouva épouse, Nicolas Sarkozy qui eut la faiblesse de signaler son passage infructueux dans ses CV, François Hollande après HEC, comme un passage obligé pour entrer à l’ENA. Dans le second cas, il suffit de lire l’annuaire des Anciens élèves, ou les tableaux statistiques sur les anciens élèves dans les cabinets ministériels et les sièges des grandes sociétés. Il y a d’autres évidences moins connues.

Sciences Po fait tout ou presque. On a pu se demander pourquoi se doter d’une école de journalisme alors qu’il en existait ailleurs. Simplement, il est des journalistes influents. On a pu se demander pourquoi Sciences Po a prétendu former aussi les avocats, en enlevant ce monopole aux facultés de droit. Les avocats d’affaires sont devenus les grands ordonnateurs des affaires patrimoniales. Ceux-là manquent encore mais les autres, hauts fonctionnaires, dirigeants politiques, banquiers, communicants, etc., passent souvent par l’école. Ainsi se fait l’intégration de la classe dominante française. Cinq ans rue Saint Guillaume, cela laisse des traces et des relations.

Dans les années 1980, Sciences Po se trouva confronté à un nouvel afflux d’étudiants. Les premières réformes ne suffirent pas à tempérer une pression sociale qui renforçait encore le caractère élitiste de l’institution. Après les examens d’entrée, le recrutement ouvert aux mentions très bien au bac, l’institution créa ses propres bourses, puis recourut à la discrimination positive en créant des prépas dans les lycées des zones sociales défavorisées (ZEP). Ces conventions discrétionnairement conclues étaient attentatoires à l’égalité républicaine mais que pouvait refuser à un directeur de Sciences Po le directeur de cabinet du premier ministre Lionel Jospin, lui-même conseiller d’Etat ? Ne pouvant continuer sur la voie d’une grande école de quartier, Sciences Po est devenue une école concentrique où les élèves qui tiennent encore du modèle ancien de recrutement de la bourgeoisie parisienne cohabitent avec les nouvelles recrues de la bourgeoisie provinciale, les promus des zones périurbaines, pas si populaires, et les étudiants étrangers. De quoi afficher des statistiques sociales plus « démocratiques ». De toute façon, la reproduction des élites continue sur les mêmes bases sociales et intellectuelles. Tous les étudiants n’y sont pas également impliqués et le savent fort bien.

Si l’affaire soulevée par la Cour des comptes avait concerné le simple directeur d’une simple école, puis la nomination d’un simple successeur, aurait-on vu les titres s’accumuler dans la presse ? Comme les oligarques d’autres pays, les parrains de l’institution ont réussi à imposer un ami de son prédécesseur, un double même, conseiller d’Etat et partageant d’autres affinités électives. Cette crise si récente, on n’en parle déjà plus qu’à l’imparfait dans la langue institutionnelle inévitablement générée par les bureaucraties.« C’est un paradoxe mais la crise a démontré la solidité de l’institution », commentait le directeur six mois après sa cooptation (LeMonde.fr, 14 novembre 2013). Il faudra toujours s’étonner que les écoles françaises d’excellence parviennent à faire dire à leurs meilleurs éléments de tels propos sans rire. On peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux une formation cynique au gouvernement des hommes comme celles que les vieilles aristocraties ont développées pendant des siècles. Au moins ne se dupaient-elles pas sur elles-mêmes. En fait de paradoxe, c’est bien la solidité qui est un problème.

Elites en faillite

Tout irait mieux en effet si les élites se distinguaient par leur réussite à la tête du pays. Il est un discours populaire cynique qui fleurit aujourd’hui dans plusieurs pays en développement, voire dans nos communes, selon lequel il ne faut pas en vouloir aux dirigeants d’être corrompus parce qu’ils sont efficaces. En France, il est difficile de dire que les solutions des dirigeants français soient efficaces. On ne saurait d’ailleurs s’en prendre aux seuls politiques tant les élites sont imbriquées. Notamment par les écoles. Les contrôles croisés régissant les conseils d’administration des grandes sociétés françaises ressemblent fort à un contrôle clanique. On n’y refuse jamais l’augmentation de la rémunération d’un PDG qui siège dans son propre conseil d’administration et réciproquement. On ne se désolidarise jamais d’un PDG mis en cause par un actionnaire étranger ou plus petit. Le cumul des élit, des parachutes dorés, des stocks options, donne une mesure de la haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Et souvent ils sont d’anciens hauts fonctionnaires pantouflards.

Si les dirigeants politiques et les dirigeants économiques entonnent toujours le chant de l’austérité, c’est qu’ils n’ont pas réussi. Simple principe de responsabilité. A Sciences Po, on parlerait d’ailleurs plus volontiers d’accountability tant le mot français paraît ringard et le mot anglais plus chic et peu contraignant. En France, il est vrai aussi, le principe est passablement édulcoré. Peut-être faut-il en chercher la raison non point dans une exception française comme on le répète depuis des décennies à Sciences Po, mais dans le système de reproduction des élites, qui n’est pas seulement celui de cette école, même si elle l’illustre brillamment. Comment nos élites s’interrogeraient-elles sur leur efficacité puisqu’on ne le fait pas dans l’école d’excellence ? C’est la fonction d’une école d’élite que de légitimer les élites par le mérite. La reproduction sociale s’efface derrière la seule célébration de l’excellence. Il est vrai qu’on s’est donné beaucoup de mal ces dernières décennies pour brasser socialement et interdire le reproche de reproduction sociale. Ainsi fondée sur le mérite, ses anciens obtiendront une assurance qui, si elle n’empêche pas de se tromper, permet de persister.

Le brevet originel donné par l’école d’excellence vaut ensuite toute la vie. L’école est censée conférer la compétence et l’assurance sociale. Si on est excellent par essence on a forcément raison ensuite. Ce n’est plus le one best way qu’on impose, mais la seule politique possible qui s’impose. Que n’entend-on dire que la politique menée est « incontournable », « nécessaire » — et menacer des pires catastrophes toute prétention à s’en affranchir. Rien d’autre ne sera d’ailleurs tenté puisque ce sont toujours les mêmes personnes qui proposent les mêmes idées ou plutôt les mêmes recettes, tant la compétence semble aujourd’hui se réduire à l’expertise des comptables. Ainsi, l’austérité rappelle cette situation où, devant plusieurs portes, on sortirait toujours la même clef parce qu’on n’en a pas d’autre ; ou encore cette fable de l’ivrogne cherchant sa clef à la lueur du réverbère parce qu’il y a de la lumière à cet endroit et non parce qu’il y a perdu sa clef. Les grandes écoles n’ont jamais valorisé ni l’inventivité ni le doute. Avec l’accroissement des profits et des rémunérations, elles ont augmenté l’assurance au-delà de toute raison. Il faut une certaine morgue pour expliquer ce qu’il faut apprendre à l’école, comme le font les rapports de chefs d’entreprise, et comment il faut diriger un pays. On gagne autant d’argent parce qu’on le mérite en faisant gagner beaucoup d’argent à son entreprise. D’ailleurs, on le mérite toujours si elle en perd.

S’il leur faut admettre que cela ne marche pas dans le pays, ce n’est pas la faute de ceux qui réussissent si bien. C’est la faute d’une pression fiscale excessive, de charges sociales élevées, des rigidités du marché du travail, du manque de flexibilité, etc. Bref, c’est la faute de l’Etat et des dominés. On entend donc parler des « résistances au changement » que des classes populaires bornées opposent aux réformes, on entend aussi dire que « la France vit au-dessus de ses moyens », autant de poncifs de la pensée Sciences Po que les étudiants séduits répèteront à leur tour quand ils seront journalistes, conseillers politiques ou « profs à Sciences Po ». L’intégration sociale va aussi de pair avec une doxa qui s’entend dans les salles de cours, sur les plateaux médiatiques, les colonnes de presse, les dîners mondains et les cercles d’une société d’interconnaissance façonnée aujourd’hui surtout par la (grande) école. S’il fallait la définir, sans doute se résume-t-elle à ce viatique des gens heureux — il faut entendre ici « qui ont réussi » — que la religion offrait naguère, et dont Max Weber a, sans concession, énoncé le principe : « L’homme heureux se contente rarement du fait d’être heureux ; il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit. Il veut aussi être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres. Et il veut donc également pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite  [1] ».

Le directeur de Sciences Po avait raison de célébrer l’excellence de son école une nouvelle fois dans l’amphi Boutmy. Si, comme il l’admettait implicitement, la réussite consiste à former les élites, Sciences Po a réussi. Une performance irréfutable. Il faut cependant continuer le raisonnement car, si la réussite se juge à l’aune de la performance, la réussite des élites se juge à l’aune de leur capacité à gérer un pays. Là, l’échec est patent. Il faut donc bien en rejeter la responsabilité, une bonne partie au moins, sur l’école, une école qui, plus que les autres, forme ces élites. Un syllogisme en somme. Et une aporie comme celle de Démocrite le Crétois : Démocrite dit que les Crétois sont des menteurs ; Démocrite est crétois… Ici, les choses se gâtent car, en peuplant les cercles dirigeants, l’école d’élite s’est aussi protégée. Quand elle est contestée, l’Etat aide ou cède. S’il faut redresser la France, il faut donc d’autres idées que celles d’élites qui n’en ont pas d’autres. A cet égard, le discours rituel de la réforme permanente n’est qu’un leurre qui ressemble à une promesse politique. Autant dire que la cause est déjà presque perdue. Quant une école a si bien réussi à placer ses élèves aux commandes d’un pays, il faut s’attendre à ce que les élites soutiennent l’école et que l’école soutienne ses élites. En cas d’échec, pas d’autre issue que de persister. Il ne faut donc guère espérer.

Notes

[1] Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 337.

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