La nomination au gouvernement français de trois arsouilles arrivistes et prédateurs signe une phase – malheureusement pas finale – de la dégénérescence du régime politique en France. Inutile d’ergoter sur ces personnages qui resteront dans les poubelles de l’histoire, dont leur érection à la fonction de ministricule leur fait croire qu’ils en sont sortis. Il s’agit de se demander comment nous en sommes arrivés là et comment en sortir. La contre-révolution nihiliste de 1968 avait une cible: la philosophie du bien commun qui était sous-jacente à l’idée républicaine depuis la Renaissance (et depuis Cicéron en fait). Offensive tous azimuts contre ce qui crée du lien social, de l’identité pour promouvoir un individu sans passé et sans attaches, ludion promené au grè du marché et de ses modes. Destruction méthodique de l’éducation populaire (histoire que raconte si bien Franck Lepage), esclavage du désir, qui sous prétexte de libération, notamment sexuelle, soumettait l’homme à ses pulsions le rendant ainsi esclave du marché qui les manipule. Hommage soit rendu à Michel Clouscard, que j’ai découvert après avoir publié mon Gouverner par le Bien commun, et son Néo-fascisme et idéologie du désir.
Le Bien commun, voilà donc l’ennemi qu’il faut remplacer par la libération des pulsions et des “droits à” dans un délire relativiste exacerbé.
J’ai donné une définition du Bien commun (qu’il ne faut pas confondre avec les biens communs) dans un autre chapitre.
J’expose ici les conditions de prise en compte du Bien commun dans le management public, qui, avant toute utilisation d’une technique dans la perspective utilitariste dominante, est avant tout le développement de la vertu civique parmi les élites, dont la perte a toujours été corrélée (ce n’est pas la seule cause) au déclin des nations.
Je reprends ici des éléments de mon livre le management public comme science morale, qu’avec le recul du temps je trouve important et juste, bien que ne m’étant pas préoccupé de lui donner une plus vaste diffusion qu’en dehors de quelques cercles académiques.
Si le bien commun est une question dont la réponse ne procède pas de lois immanentes ni ne peut être défini par le droit positif, il est une question permanente, dont les éléments de réponse émergent du débat public. La recherche du bien commun repose sur la vertu civique qui est différente de la vertu morale du sage.
51 Nous entendons ici la métaphysique au sens de Schopenhauer, comme une science de l’expérience dont l’objet est d’en révéler le sens « la métaphysique ne dépasse pas réellement l’expérience, elle ne fait que nous ouvrir la véritable intelligence du monde qui s’y révèle » in Le monde comme volonté et comme représentation. |
Pour Montesquieu, la vertu civique n’est ni une vertu morale ni une vertu chrétienne mais celle de l’homme de bien politique, c’est-à-dire de celui qui possède la vertu politique d’agir pour l’amour des lois de son pays, pour l’amour de la patrie et l’amour de l’égalité. La vertu politique est donc « une disposition permanente à vouloir accomplir une sorte déterminée d’actes moraux »52. Elle ne s’oppose pas au bien individuel, comme le soulignait Voltaire53. Il faut donc nous poser la question du rôle de la vertu civique dans le fonctionnement des institutions. Le NPM a voulu construire bas mais solide dans un monde où la vertu est réduite au seul intérêt individuel : il aura effectivement construit bas, mais fragile. La seconde question est celle des élites sensées incarner cette vertu politique qui se divise en deux sous-questions :« que sont des élites vertueuses ? » et « la vertu politique s’enseigne-t-elle ? ». Enfin, la vertu politique, définie par Aristote essentiellement comme une vertu pratique peut-elle être développée, dans les conditions actuelles de nos appareils d’Etat sophistiqués, par l’interaction entre les organisations et les institutions ?
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Le rôle de la vertu civique comme institution informelle :
Si les institutions sont des contraintes imposées à l’interaction humaine, comme les définit North, plus la société est capable de s’autoréguler, moins les institutions formelles ont à intervenir. Or, les institutions formelles ont un coût, qui se traduit en limitation à la liberté puisqu’elles sont par définition une coercition, en coûts de transaction et en coûts monétaires publics par les organisations que ces institutions génèrent. Cette problématique est déjà présente chez Machiavel : l’Etat républicain ne peut subsister que si l’ensemble du peuple est vertueux, à défaut, il perd son goût pour la liberté et le régime se corrompt.
Machiavel, dans son manque de foi dans la capacité de l’homme à bien se comporter, met tout son espoir dans la qualité des institutions formelles comme protection contre le vice et incitation du peuple à la virtù54, par des institutions organisant le contre-pouvoir du peuple face aux volontés d’hégémonie des puissants. Pour Machiavel, le peuple est naturellement bon, il n’est pas vertueux, il n’utilisera pas forcément son pouvoir en vue du bien commun et la vertu civique ne peut lui venir que des institutions formelles.
La question des vertus civiques a été redécouverte à la fin du XX° siècle par le courant dit «républicaniste » né de l’insatisfaction devant l’incapacité de la philosophie politique libérale à inspirer un attachement désintéressé au bien commun (Lasch, 2006). Ce courant, nous l’avons vu, est multiforme et ne peut se résumer au républicanisme rousseauiste français et est particulièrement actif dans le monde anglo-saxon. Il pose au chercheur deux questions : celle de la nature exacte du libéralisme et de ce qui le sépare du républicanisme, et celle du rôle exact et de la valeur fonctionnelle de la vertu civique dans le fonctionnement d’un système politique.
52 Définition du Vocabulaire technique et critique da la philosophie de Lalande.
53 « Nous vivons en société, il n’y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société », Dictionnaire philosophique, art. « Vertu ».
54 Machiavel introduit une distinction entre la virtus – les quatre vertus cardinales des classiques – et la virtù qui est une référence à l’efficacité pratique (virtù vient de vir, l’homme, la force), qui fait face à la fortuna, (la femme, l’opportunité, l’incertitude) qu’à la morale abstraite. Ce n’est pas la fortuna qui créé la république qui est le résultat d’une action volontaire qui exprime une intention politique qui implique l’emploi de la force, mais c’est la fortuna qui introduit de l’incertitude qui met en danger la stabilité des institutions « Il advient de même de la fortune, qui manifeste sa puissance là où il n’y a pas de vaillance pour lui résister, et qui tourne son élan là où elle sait que l’on n’a fait ni digues ni levées pour la contenir » (Le Prince, XXV). Voir Pocock (1975) et Skinner (2001).
Sur le premier point, nous avons vu combien la critique du libéralisme – immanquablement qualifié de « sauvage » – pouvait être aujourd’hui superficielle en opposant l’apologie de l’intérêt individuel au service du bien commun et participer au processus d’euthanasie bureaucratique. Les récentes traductions des œuvres de Cristopher Lasch en français ont contribué à clarifier cette question en soulignant que le libéralisme, contrairement à l’interprétation de Macpherson, n’ignorait pas les vertus civiques, à tout le moins dans sa version originale chez Adam Smith et que le républicanisme est une méritocratie qui ne peut se résumer en une invocation de l’altruisme et du dévouement au bien public :
« Rien n’était plus fondé sur la compétition que l’éthique républicaine… En enjoignant les hommes à se mesurer aux critères les plus astreignants de la réalisation, elle les dressait les uns contre les autres » (Lasch, 2006 : 207).
Pour les républicains classiques, la vertu civique impliquait le plein développement des capacités et des pouvoirs humains et donc la compétition et un individualisme de la réalisation personnelle fondée sur d’autres valeurs que l’accumulation de biens matériels. Lasch critique la lecture de Locke par Macpherson et sa théorie de « l’individualisme possessif » qui ignore l’existence d’exigences morales chez Locke pour réduire son libéralisme à la propriété privée. Macpherson parvient ainsi à démontrer que « la démocratie libérale, dans une société de marché, est une imposture pure et simple » (Macpherson, 2004 :451). Son analyse est certes séduisante : la démocratie libérale fondée sur la propriété n’a pu fonctionner que tant que le système représentatif était suffisamment cohérent pour résister aux forces centrifuges du marché, donc tant que le droit de vote était réservé à une classe homogène de propriétaires, stade qui est atteint en Angleterre avec la réforme électorale de 1832, qui a précédé l’abolition du système de Speenhamland . Explication sommaire pour Lasch qui fait grief à Macpherson d’appliquer une grille d’analyse marxiste du XX° siècle à des situations du XVIII° et du XIX°, soit une théorie construite et intentionnelle du contrôle social. Suivre intégralement les conclusions de Macpherson nous conduirait à adhérer à une théorie intentionnelle du processus d’euthanasie bureaucratique que nous avons clairement rejetée car elle ne correspond pas à la réalité historique ni à la dynamique autonome des systèmes de croyances qui conduisent nos choix qui, de ce fait, peuvent ne pas être intentionnels.
L’invocation permanente et désordonnée des notions de citoyenneté dans le discours public relève aujourd’hui de l’incantation impuissante : ce qu’est la vertu civique, le rôle et la place de l’individu dans son rapport avec le corps social, le rapport entre la dynamique individuelle et celle du bien commun doivent donc redevenir des objets de recherche pour le management public.
La seconde question est celle du rôle et de la valeur fonctionnelle des vertus civiques dès lors que l’on entend dépasser le stade de l’incantation. Dans son impressionnant ouvrage La naissance du monde moderne (2006), C.A Bayly souligne la permanence du courant du républicanisme civique ou de la « république vertueuse » tout au long du XVII ° au XIX° siècle, y compris aux Etats-unis après le triomphe de l’individualisme libéral dans la seconde moitié du XIX° siècle. Les caractéristiques de ce courant étaient l’opposition à un gouvernement central trop puissant, à la bureaucratie corrompue et au trucage des marchés, basée sur l’attachement au patrimoine de la communauté. Bayly montre que ce phénomène de « république vertueuse » a été mondial avec une refondation des valeurs de la modernité sur les valeurs civiques et éthiques traditionnelles. Aristote, que le quattrocento italien a réintroduit au cœur de la philosophie politique, est traduit en langue vernaculaire par la renaissance ottomane du XVII° siècle puis en chinois au XIX°. Les vertus civiques ont été ainsi le terreau par lequel les valeurs de la modernité libérale ont été intégrées, rendant ainsi possible et la critique de la modernité et l’actualisation des valeurs traditionnelles 55.
55 « Il n’est pas question de mettre en doute le fait que le libéralisme européo-américain, le socialisme, la science se sont diffusés dans le monde après 1815. Dans un grand nombre de cas, ces idées importées de l’étranger ont aidé les peuples à percevoir sous un angle différent les défauts de leur propre société (…). Mais l’accueil qui leur fut réservé, la manière dont elles furent assimilées, et l’usage qui en fut fait furent en partie fonction de la vitalité des traditions politiques et éthiques antérieures, non seulement en Europe, mais aussi à l’extérieur de cette dernière ». C.A Bayly (2006 : 330) |
Les travaux de Robert Putnam sur la réforme régionale en Italie ont montré que là où les vertus civiques républicaines persistaient – dans l’Italie du Nord – le changement des institutions formelles réussissait, et échouait là où les vertus civiques étaient peu présentes – dans l’Italie du Sud, l’ancienne vice-royauté de Naples restée marquée par la tradition féodale espagnole56.
En matière de sécurité publique, il est clair, comme l’a montré Silverman dans son étude sur la réforme de la police de New York, que la sécurité ne peut être assurée par une politique de « tolérance zéro » que si elle s’ancre dans la tradition américaine de « community policing », ce que l’on appellerait en France le contrôle social. Le « community policing » a un impact important sur la réduction du sentiment d’insécurité, sur le coût de la délinquance, qu’il s’agisse des coûts directs ou, surtout des coûts indirects mesurés en atteinte à la qualité de la vie et en réduction des capacités au sens de Amartya Sen.
Le management public peut donc inscrire à son programme la conception de ces architectures où se combinent institutions formelles et informelles, en réduisant le réflexe de rejet de toute responsabilité sur l’Etat, en réduisant le coût de l’intervention publique et surtout en augmentant considérablement son efficacité. Liberté positive (renforcement des institutions) et liberté négative (absence de coercition) ne s’opposent plus mais sont la condition l’une de l’autre.
56 Le constat de Putnam n’en n’est pas pour autant opérationnel, comme nous l’avons déjà remarqué dans IAE. Il a débouché sur la formation du concept de « capital social » qui, s’il a une réalité empirique évidente, se heurte au problème de la mesure et donc à celui de l’investissement. Comment « augmenter le capital social » sans tomber dans l’incantation ? L’utilisation du concept par l’OCDE et la Banque mondiale en a fait l’idée d’une ressource peu chère pour pallier les effets des coupes budgétaires des politiques néolibérales. Le « capital social » apparaît au mieux comme une externalité qui résulte de la convergence entre investissements économiques et vertus civiques et donc nous renvoyant à ce problème premier. Pour une critique du concept de « capital social », voir Ponthieux, 2004. |
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L’éducation des élites
Les élites sont au cœur des institutions. Elles en sont le produit et elles sont chargées de les maintenir. C’est Machiavel qui met au cœur de la philosophie politique le rôle des grands hommes, soit comme « père fondateur » de la cité, soit comme homme providentiel qui vient redresser une république corrompue57, parce que la multitude par elle-même ne peut concrétiser son aspiration à la virtù. Mais il précise aussitôt que cet Etat exemplaire constitué par un père fondateur vertueux ne peut espérer durer s’il s’en remet « aux mains d’un seul », d’où la nécessité d’un régime républicain qui permet aux élites de se régénérer dans la légitimité populaire. Machiavel est une des premiers à introduire la notion de « corps politique » par analogie avec la biologie : tout régime politique est comparable à un organisme naturel et, à l’instar de toute créature terrestre, est appelé à connaître un « état avancé » (Skinner, 2000 :91) : il a un objectif, la vertu, et un influx vital, la virtù du Prince.
57 « Il faut établir comme règle générale que jamais ou bien rarement du moins, on n’a vu une république (…) être bien constituée dès l’origine ou totalement réformée depuis, si ce n’est par un seul individu » Discours, 40,5 |
La dynamique du bien commun est donc la source du renouvellement des élites. Or, comme tout système, elles obéissent au principe de l’homéostasie qui les rend résistantes au changement et les incitent à « conserver leurs états » pour leur propre profit et non pour le bien commun. Ce peut être le cas particulièrement en France où « l’esprit de corps » de la haute fonction publique, autrefois constitué pour rendre les élites imperméables aux pressions des intérêts particuliers, est devenu un principe de quasi-autisme au regard de l’évolution du monde.
Les élites sont également au cœur du système de croyances. Quand nous constatons (IAE) que l’innovation organisationnelle chez les opérateurs publics a très peu de feedback sur les idées dominantes des élites, on peut en inférer l’hypothèse que la cohérence de leur système de croyances, liée au maintien de leur position sociale, y est pour beaucoup. Les élites sont le fruit du paradigme sociotechnique qui a assuré leur expansion. Elles sont donc elles aussi soumises au principe de destruction créatrice schumpétérien : soit elles sont animées par la virtù machiavélienne – c’est-à-dire la volonté de ne tenir aucun compte des considérations d’intérêts et de sécurité personnels, la volonté de ne laisser place qu’à la défense de la gloire et de la liberté de la patrie (Skinner, 2000 :117) – et sont un modèle pour le peuple, soit elles s’accrochent à leur position et brisent le processus de régénération politique. On entre alors dans un processus de « trahison des clercs » dénoncé par Julien Benda dans les années 1930 dont Jacques Sapir se fait l’écho aujourd’hui face aux clercs de la pensée dominante eurolibérale qui nous présentent « comme moderne une pensée répétant les mêmes postulats métaphysiques depuis plus de deux siècles et incapable d’intégrer les progrès scientifiques de ces cinquante dernières années » (2006 :72). L’abandon par les élites de leur tâche historique de faire évoluer les institutions a été pareillement et encore plus vigoureusement dénoncé par Christopher Lasch dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1996).
Les élites sont donc au cœur du processus d’évolution institutionnelle qui repose sur l’évolution du système de croyances dominant. Pour Joel Mokyr, la cause profonde du succès de l’Angleterre puis de l’Europe dans la révolution industrielle réside dans les Lumières qui ont formé un système de croyances qui a mis en place cette culture de l’innovation par l’expérimentation incarnée par Francis Bacon. L’évolution s’arrête si les idées dominantes perdent ce contact avec la réalité pour devenir un système de pouvoir. Lars Magnusson (2004), dans la foulée d’une réhabilitation d’Adam Smith qui n’a jamais été le théoricien du libre-échange et de l’équilibre automatique par le jeu des intérêts égoïstes qu’on a voulu en faire, montre comment ce mythe s’est construit tout au long du XIX° siècle pour assurer la domination de l’Angleterre par le libre-échange, qui sera réalisé en 1860 avec le traité franco-britannique. Ce mythe s’est construit pour les besoins de la domination impériale de l’Angleterre qui s’est exercée soit par le biais de l’impérialisme formel (l’intégration de contrées dans l’Empire) soit de l’impérialisme informel par la conclusion de traités de libre-échange (Gallagher & Robinson, 1953), le but étant toujours d’étendre les débouchés de l’industrie britannique et d’assurer son approvisionnement en produits primaires.
Le problème rencontré par l’évolution institutionnelle est celui des rentes et de l’inertie des croyances. A la fin du XIX° siècle, le libre-échange est en reflux partout devant la soif de développement des pays qui ne sont pas soumis à l’Angleterre. Mais les industriels qui ont assuré l’essor de la révolution industrielle venaient des classes moyennes et de l’artisanat, tandis que les capitalistes étaient incarnés dans les hautes classes aristocratiques qui ont refusé ce retour vers une logique industrielle, jugée dégradante, au profit d’une logique financière qui va déboucher sur le financement du développement des Etats-Unis (principalement par le réseau de chemins de fer) et la « constipation entrepreneuriale » décrite par David Landes58. Le mythe du libre-échange était devenu un mythe identitaire qu’il ne sera pas remis en cause, entraînant le déclin industriel de l’Angleterre. Aux élites des Lumières ont succédé celles de la rente.
Les élites sont-elles capables de remettre en cause le système de croyances qu’elles ont construit ? Ces croyances, dans le modèle d’analyse d’Avner Greif (2006), sont devenues des paramètres exogènes, des institutions, qui vont devoir être modifiées par un nouveau processus d’apprentissage, rendu difficile par l’asymétrie existant entre les croyances actuelles et le système de pouvoir qu’elle conforte et l’incertitude du nouveau système de croyances à bâtir.
Dans le cas de l’Angleterre, le système d’éducation des élites de « Oxbridge » a clairement privilégié les matières abstraites aux dépens de la promotion de l’esprit industriel. Le même processus est sans doute en train de se reproduire aux Etats-Unis depuis la fin du XX° siècle, qui, malgré l’excellence de leurs universités, forment plus d’avocats, d’auditeurs et de consultants que d’ingénieurs.
Mais au-delà d’un système formel de formation, pour certains historiens de l’économie comme Erik Reinert (2007) c’est l’oubli de la tradition baconienne qui a fait le succès de l’Occident au profit du rationalisme positiviste qui est à mettre en cause. Là où Pascal voyait la nécessaire alliance entre « l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie »59, c’est l’esprit de géométrie qui l’a emporté. Cette dérive est, en France, sous le feu de la critique depuis les travaux fondateurs de Michel Crozier, qu’elles appartiennent au secteur public ou privé. La critique du style français de formation des élites remonte en fait à Tocqueville qui, dans le livre III de l’Ancien régime et la Révolution, a souligné l’influence des gens de lettres sur la formation de l’esprit public au XVIII° siècle avec la dérive vers l’abstraction et le mépris des réalités qu’elle a induit 60.
59 « Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ; autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses spéculatives et d’imagination qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans l’usage » Pascal, Pensée B.1 |
Ce travers est loin de n’être que propre au style administratif français. Dans un ouvrage passé trop inaperçu, Les Bâtards de Voltaire, le Canadien John Saul a dénoncé les dégâts du rationalisme positiviste parmi les élites occidentales. La critique radicale de Leo Strauss sur la science politique moderne, commence à être moins ignorée qu’elle l’a longtemps été : « la nouvelle science politique regarde les choses politiques de l’extérieur, du point de vue neutre de l’observateur étranger… elle considère les êtres humains à la manière dont un ingénieur considérerait les matériaux destinés à construire un pont » (1990 :298). Le vice fondamental de la science politique moderne est, pour Leo Strauss, son relativisme des valeurs qui fait qu’elle ne peut admettre qu’il existe quelque chose comme le bien commun. Il en résulte une confiscation du politique par les experts du système de croyances en place, ce qui entraîne inéluctablement le dépérissement du corps social qui se désintéresse de la virtù amenant la corruption du « corps politique »61.
Le management public peut contribuer à la constitution d’un nouveau système de croyances par les expériences qu’il peut susciter, les questions qu’il fait émerger et qui remettent en cause le paradigme dominant, la conception d’un « bagage culturel » du manager public, comme le fit le management d’entreprise lorsqu’il sortit du paradigme de la production de masse. Ce programme de recherche dépasse bien sûr les seules compétences du management public. Le mouvement des idées est de l’ordre de la mutation génétique qui s’inscrit dans le temps long. Mais le management public, comme discipline académique, peut contribuer à cette évolution.
Il peut le faire de deux façons, à la manière de Gregory Bateson (1984), en dégageant un corpus de savoirs fondamentaux – ce que Bateson appelait « ce que tout élève sait » – et poser la question fondatrice de toute philosophie politique face à « cette époque qui ne tourne plus rond », celle de la plus vaste perspective d’où penser la synchronie conjuguant rigueur de l’observation et innovation par l’imagination. « Comme professeurs, sommes-nous sages ? » concluait Gregory Bateson son mémorandum aux régents de l’Université de Californie. Le management public est le point d’observation d’où peuvent s’articuler ces deux questions : celle de l’instruction, de la culture générale, de la formation du caractère – qui est « le fil de l’épée », selon l’expression du capitaine de Gaulle dans ses conférences à l’Ecole de guerre en 1927 – et celle de l’éducation, de ce que les anglo-saxons appellent le capacity building.
61 Nous ne pouvons aborder ici la critique de la lecture que fait Leo Strauss de l’œuvre de Machiavel, en faisant un génie du mal à la source des perversions de la modernité. S’il y a bien un moment machiavélien caractérisé par la prise d’autonomie du politique avec des règles propres qui lui permettent de faire le mal au profit du bien, la lecture de Machiavel que fait Quentin Skinner, dans la lignée de Pocock, ne permet pas de fonder la continuité que trace Leo Strauss de Machiavel à Hobbes puis Locke pour parvenir à une conception du droit naturel entièrement fondé sur l’appétit individuel et le désir de posséder. Dans son article publié dans l’Histoire de la philosophie politique rassemblée par Joseph Cropsey, Strauss se montre d’ailleurs beaucoup plus modéré dans son appréciation de Machiavel. Le principal grief de Strauss est que Machiavel en nous déniaisant sur la supposée aspiration naturelle de l’homme au bien pour faire passer le message de la nécessité du politique, n’a fait passer que le premier message qui a effacé la profondeur du second. Voir Rochet, 2008 « Le legs de Machiavel au management public », Revue Internationale des Sciences Administratives. |
Face aux sophistes qui prétendaient que la vertu civique pouvait s’enseigner, Aristote séparait la sagesse théorique, la sophia, de la sagesse pratique, la phronesis, qui est une disposition pratique acquise par l’expérience et l’intellect confronté à des faits particuliers. La formation des élites est donc autant une instruction aux « vertus de caractère » qui sont à la source du désir de servir qu’à la sagesse pratique de la phronesis, ou principe de prudence qui s’acquiert par l’expérience.
Les valeurs wébériennes – qui sont la bête noire du NPM – peuvent être regardées comme une codification juridique du principe de prudence dont l’inconvénient est de vider de sens l’exercice pratique de la phronesis, soit le jugement confronté à des cas particuliers, remplacé par des règles intangibles. Faut-il pour autant jeter le bébé de la rigidité des principes wébériens avec l’eau du bain qu’est la spécificité du management public, comme a voulu le faire le NPM ?
Dans la perspective d’un modèle néo-wébérien de l’administration publique qu’évoquent désormais plusieurs auteurs (Politt et Bouckaert 2004 ; Drechsler 2005), il ne s’agit pas de remplacer le managérialisme du NPM par un retour pur et simple au modèle wébérien comme d’aucuns en sont tentés, mais de refonder les valeurs wébériennes dans ce qu’elles ont d’intemporel. Max Weber lui-même n’était pas particulièrement satisfait de son modèle d’administration publique : il s’agissait seulement de ce qu’il considérait comme le modèle le plus rationnel et le plus efficient pour son époque. Sans revenir sur la critique radicale que nous avons faite du rationalisme positiviste qu’il induit, nous pouvons dégager ce qu’il avait de positif, essentiellement la reconnaissance de la spécificité de la gestion et de l’administration publique que le NPM a tenté de nier. Il s’agit plus d’intégrer le sens de l’Etat et les nouvelles compétences propres au pilotage dans l’incertitude (Tableau 2).
Pour nous démarquer du courant dominant en éducation, qui tend à la réduire à l’acquisition de « compétences », nous distinguons instruction et éducation. Par instruction nous entendons la nécessaire formation de l’homme, ce que Leo Strauss appelait « l’éducation libérale », celle qui « consiste à apprendre à écouter de petites voix et par conséquent à devenir sourd aux haut-parleurs ». C’est de l’instruction au sens classique, celui des humanités : « Dans l’état actuel des choses, nous pouvons espérer un secours plus immédiat de la part des humanités bien entendues que de la part des sciences, plus de la part de l’esprit de finesse que de l’esprit de géométrie » (Strauss, 1990 : 44-45).
Martha Nussbaum (2010) connue pour avoir participé aux côtés d’Amartya Sen à la promotion d’un modèle de développement qui dépasse les seuls mesures quantitatives pour intégrer le développement des « capacités », souligne dans une critique du style d’éducation des élites aux Etats-Unis, qu’il n’est pas possible de comprendre le monde complexe à l’aide de la seule logique et des compétences instrumentales. Réfléchir à la définition de normes face à des problèmes complexes requiert d’aller au-delà de l’imagination logique pour recourir à « l’imagination empathique » qui consiste à se pouvoir se projeter à la place de l’autre pour multiplier les angles de vue63. Les humanités ne sont pas un luxe, mais une capacité fondamentale requise par la décision publique.
Bien qu’elle n’y fasse pas allusion, on retrouve dans cette approche de « l’imagination empathique » chez Nussbaum les principes de « sympathie » développé par Adam Smith dans « La théorie des sentiments moraux », qui est celui de l’intuition du sentiment de justice qui est à la base de l’harmonie sociale, ce qui est le vrai sens de la « main invisible » qui n’a en aucun cas la signification utilitariste qui lui a été donné a posteriori. L’esprit de finesse impose une prise de distance d’avec l’esprit déductif dans lequel Michel Crozier voyait la base du pouvoir de la technocratie. Face à cela, proposait- il, il faut jouer la connaissance à la base de toute stratégie de changement afin que « les communautés scientifiques et technologiques soient vigoureuses et ouvertes, pour que les relations soient plus rapides et vivantes entre la connaissance fondamentale, la connaissance appliquée et l’utilisation finale. » (Crozier, 1979 : 171). Insistance sur la formation éthique et capacité à faire de l’Etat un espace de controverse sont donc les deux axes de la formation des élites afin de les rendre capables d’animer les processus d’évolution institutionnelle et de contrer leur penchant à la « trahison des clercs ».
Tableau 2: La transition vers un modèle néo-wébérien d’administration publique
L’instruction : wébérien | Valeurs | héritées | du | modèle | L’éducation : Les nouvelles compétences |
Les valeurs à actualiser : § L’Etat comme architecte des solutions politiques au service du bien commun § Le droit public écrit et spécifique comme conséquence de l’inégalité de la relation entre l’Etat et le citoyen § Le statut de la fonction publique comme reconnaissance de la spécificité des valeurs du service public | Des compétences appropriées à un monde ouvert et incertain : § La scénarisation stratégique dans un environnement non déterministe § L’intégration du citoyen : dans la prise de décision publique dans la conception des services § Une logique de création de valeur mesurable et évaluable § Les systèmes d’information comme levier de la réforme administrative | ||||
Les valeurs wébériennes à abandonner : § La hiérarchie § L’emploi exclusif § La division du travail | De nouvelles valeurs à promouvoir : § Redéfinir les rôles, responsabilités et modes de relations entre le centre et la périphérie § Développer l’approche horizontale des politiques publiques § Favoriser la mobilité privé public et public privé § Organisation modulaire, évolutive et résiliente des dispositifs publics. |
Des innovations considérables sont intervenues dans les formations des hauts militaires et des hauts fonctionnaires de la police et de la gendarmerie en France avec la création de l’Institut des hautes études de la défense nationale et son homologue pour la sécurité intérieure. Ces formations ont mêlé des publics divers, militaires, civils, industriels, associatifs, journalistes, scientifiques et ont intégré des démarches de recherche dans la conception de leur formation. De même, la réforme en profondeur de l’Ecole de guerre, devenue Collège interarmées de défense (CID), point de passage obligé pour l’accès au grade de général, se considère comme la seule institution capable de se remettre en permanence en cause par une approche pluridisciplinaire qui lie réflexion stratégique et approche opérationnelle. Le CID est ainsi devenu le lieu de reconceptualisation des fonctions d’Etat-Major face à la mutation des missions de l’armée qui repose sur une intégration totale des trois armées qui traditionnellement constituaient trois corps, voire trois ministères de fait, étanches et aux cultures hétérogènes.
Une mutation similaire est intervenue dans l’armée de l’air américaine qu’ont étudiée Michaël Barzelay et Colin Campbell (2003), avec la fin de la guerre froide et le changement radical dans la conception de l’emploi des forces. Ils en déduisent un modèle de planification stratégique applicable à tout service public (Figure 9) dont la logique est précisément de connecter le quoi et le comment :
- L’exercice de scénarisation et de planification stratégique doit se structurer dans une tension entre une vision à 10 ou 20 ans qui définit le champ des possibles et une déclaration d’intention stratégique dont l’essence est la capacité à remettre en cause le statu quo. Une vision qui en resterait à la proclamation et qui ne se déclinerait pas en intention stratégique n’aurait que peu d’effet et en resterait à la classique étude de prospective. L’inverse est également vrai : une intention stratégique qui ne s’inscrit pas dans une vision du long terme ne sera qu’une velléité inconséquente.
- La scénarisation et le pilotage stratégique doivent être interactifs, donc se décliner en plan projet à moyen terme et en planification budgétaire, ce dernier lien restant une des points critique de la décision publique, comme nous avons pu l’étudier avec la mise en place de la LOLF en
- La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences est évidemment un facteur critique pour intégrer les futures architectures organisationnelles bâties grâce aux nouvelles
- La réussite d’un tel processus est celle de l’implantation du système de pilotage et donc dans la construction du lien entre le quoi et le comment.
Figure 9 : Préparer l’avenir : un modèle fonctionnel de planification stratégique Qualité de la culture et qualités opérationnelles sont donc intimement liées. Un dirigeant enfermé dans un rationalisme déductif ne sera pas en mesure de stimuler un tel cycle de pilotage stratégique et de créer de la connaissance par la remise en cause des modèles mentaux. Le leadership dans le secteur public reste un domaine à explorer.
Le premier levier est sans doute de ne plus « figer les élites dans un modèle intellectuel hiérarchique qui stérilise largement toute capacité de recherche et d’expérimentation » (Crozier 1979 :155) et de valoriser le caractère, l’esprit de recherche et d’innovation. Le principal trait d’un leader est sa capacité à remettre en cause le statu quo et à créer de la connaissance nouvelle. Cela requiert de donner plus d’autonomie stratégique (que nous distinguons bien de l’autonomie de gestion) aux dirigeants d’agences et aux responsables de programmes. Nous avons mis en avant une corrélation positive entre autonomie et performance des politiques publiques dans notre étude sur les établissements publics en France (Rochet, 2002). Elle est également relevée aux Etats-Unis par Daniel Carpenter (2001) qui souligne que la capacité des dirigeants d’agences à tisser un réseau social autour de leur organisation est un facteur clé de réussite. Barzelay et Campbell (2003) identifient deux autre leviers : la capacité à assumer sa liberté de choix dans la définition des orientations stratégiques de son mandat, dont le terme est par nature plus court que l’horizon stratégique de sa mission, et le sens des circonstances pour les mettre en tension avec les objectifs à long terme.
Force morale, légitimité personnelle et intelligence sont donc intimement liées et ne peuvent se résumer à la combinaison de l’intelligence déductive et de la légitimité statutaire des élites françaises.
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Dynamiser la relation entre organisations et institutions
Le troisième point de notre programme de recherche est la conséquence des deux premiers : comment dynamiser la relation entre organisations et institutions, notamment entre institutions et organisations publiques comme levier de renforcement de la vertu civique ? Il s’agit de rechercher comment l’apprentissage organisationnel peut influer sur l’évolution des idées et des croyances au niveau institutionnel, et à partir de là, de rechercher qu’elles sont les organisations critiques que l’Etat doit garder en son sein à ces fins d’apprentissage, comme nous l’avons vu dans le cas des technologies de l’information où l’externalisation systématique et imprudente prônée par le NPM a bloqué les capacités d’apprentissage du secteur public et l’a rendu dépendant des fournisseurs du secteur privé.
En premier lieu il s’agit donc de stimuler l’apprentissage organisationnel dans les organisations publiques. Faisant le bilan des réformes des années 1980-90 axées sur le contrôle de la dépense et le downsizing, la littérature managériale constate l’inefficacité d’une telle approche (Kettl, 2005) comme dans le cas de l’opération reinventing governement (REGO) pilotée par Al Gore aux Etats-unis. Bien plus, le bilan des expériences américaines, canadiennes et de beaucoup de pays ayant goûté au NPM met l’accent sur l’effet pervers majeur de l’approche « construire bas mais solide » du NPM : la perte du sens de l’initiative et de la créativité par les agents publics, accrue par le discours anti-service public qui a dominé durant ces années. Les enjeux à long terme des politiques publiques ont été ignorés menant à des politiques publiques routinières, suboptimales, ignorant les grands enjeux de la nation (Barzelay et Campbell, 2003 :217). Simultanément, les politiciens ont accru leurs demandes, contradictoires, vers les administrations, développant sa politisation et les effets de clientèle.
En second lieu, comment diffuser les acquis de l’apprentissage organisationnel vers les élites politiques qui ont en charge l’évolution institutionnelle ? L’expérience REGO aux Etats-unis a connu deux succès : la politique des achats et l’amélioration de la relation client. Mais elle a été absente de la campagne présidentielle de 2001 et REGO a disparu avec Al Gore. S’il y a eu capitalisation de connaissance au niveau organisationnel (Kelman, 2005-2), il n’y a pas eu capitalisation au niveau institutionnel parmi le personnel politique : le président Bush a défini son propre agenda qui ne s’est pas inscrit dans la continuité de la décennie REGO. La diffusion de la connaissance organisationnelle au niveau institutionnel a commencé à se faire aux Etats-Unis avec le GPRA, voté en 1993. Le personnel politique s’est découvert un moyen de contrôle de l’administration avec l’audition des directeurs d’agence (Kettl, 2005). Nous avons vu en France que la LOLF pouvait jouer un tel rôle en créant de l’imputabilité des responsables de programmes devant le Parlement, si l’exercice va au-delà du formalisme de la production d’indicateurs annuels par le ministère du budget (Rochet, 2004, et IAE).
En nous référant au modèle de Mokyr nous avons souligné que la construction d’une connaissance théorique, épistémique, institutionnelle suivait son propre cours et ne pouvait se construire à partir de la seule expérience acquise dans les organisations, les cours des idées étant un processus autonome, exogène au système institutionnel. La recherche récente remet à l’honneur la notion de phronesis grecque qu’Ambroggio Lorenzetti faisait figurer au cœur des vertus du bon gouvernement (Figure 1).
Or, la phronesis est précisément cette intuition pratique immédiate qu’Aristote oppose, dans l’Ethique à Nicomaque, à l’intuition de l’universel (Gueorguieva, 2004) et à la connaissance théorique détachée de l’action, la sophia. Pour Hannah Arendt, la phronesis est l’essence du politique puisque c’est l’exercice du jugement tant par les hommes politiques que par les citoyens, indépendamment de la référence à un savoir transcendant de nature épistémique. Si la phronesis ne peut s’enseigner et ne peut s’acquérir que par l’expérience. l’interaction des institutions avec les organisations, des grands principes avec les problèmes concrets, peut permettre de développer.
La phronesis est donc action et Aristote fut le premier à proposer de manier l’Etat et de gérer la politique à la manière des métiers. Elle est un art pratique sans le secours duquel la politique n’est que discours ou vaine agitation. Hannah Arendt a été parmi les fondateurs de cette réhabilitation de la philosophie pratique de la phronesis en voyant dans la substitution du « faire » à l’action, soit l’instrumentalisation de l’action comme processus qui devient sa propre fin, le symptôme du déclin de la société politique, où le discours devient impuissant et divorce des actes :
« Ce qui sape et finit par tuer les communautés politiques, c’est la perte de puissance et l’impuissance finale ; or, on ne peut emmagasiner la puissance et la conserver en cas d’urgence, comme les instruments de la violence : elle n’existe qu’en acte. Le pouvoir qui n’est pas actualisé disparaît et l’Histoire prouve par une foule d’exemples que les plus grandes richesses matérielles ne sauraient compenser cette perte. La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et à créer des réalités nouvelles » (Arendt, 1983 :260)
Le management des organisations coupé du discours des institutions n’est donc plus « action » au sens où l’entend Hannah Arendt, mais un processus taciturne vide de sens qui ne lui est plus donné par le discours des institutions. Eviter ce divorce peut se faire par la liaison entre le Parlement et les organisations par le biais des auditions de dirigeants d’organisations comme les nouvelles dispositions budgétaires de gestion par les résultats en offriront la possibilité, ou par les commission d’enquête, comme l’a montré en France l’audition publique des acteurs du scandale judiciaire d’Outreau qui, outre des disfonctionnement graves, a révélé le délabrement de la vertu civique de la magistrature et le piètre état de son aptitude à la phronesis, la prudence.
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Nous avons dans ce chapitre défini les éléments constitutifs d’un management des politiques publiques approprié au monde sophistiqué, complexe et incertain qu’est celui de la phase de transition de la II° à la III° révolution industrielle. Ils nous ont amenés à réintégrer les principes de la philosophique politique classique, tant comme philosophie fondamentale du sens de la vie civique que comme philosophie pratique pour lier la pensée des finalités et les arts pratiques de l’action.
Cette vie civique, dans la tradition humaniste que va développer Machiavel, procède d’une conception positive de la liberté reposant sur la participation active des citoyens à la vie publique. Ce qui nous amène tout naturellement à revoir les fondamentaux de la prise de décision publique et du rôle actif que doivent y jouer les citoyens.
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