Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole

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Carbon Democracy
Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013, 330 p., 1ère édition 2011, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, ISBN : 978-2-7071-7489-5.
 
 
 
Voilà un livre assez extraordinaire dont je conseille vivement la lecture. L’histoire économique nous enseigne que les institutions sont largement fonction des activités économiques, les activités à rendement décroissant, au premier rang desquelles l’exploitation des ressources naturelles, produisant des institutions non démocratiques appropriées à des économies basées sur la rente, et les activités à rendement croissant étant basées sur la recherches de synergies qui supposent et stimulent une économie fondée sur l’existence d’un bien commun, et qui favorisent l’émergence d’institutions démocratiques, comme l’an étudié Erik Reinert, travaux que j’ai abondemment documentés. Timothy Mitchell montre comment le pétrole s’est développé d’une part pour couper court aux capacités de lutte de la classe ouvrière qui s’était organisée sur la base d’un industrialisation fondée sur le charbon, d’autre part parce que quelques grandes compagnies – au premier rang desquelles la Standard Oil – ont organisé la rareté, n’ouvrant les puits de pétrole qu’en fonction d’un marché et surtout de régimes politiques qu’elles contrôlaient. Cet ouvrage ouvre une nouvelle lecture de l’histoire du développement qui vient à point nommé nourrir la réflexion entre contrôle des ressources, institutions et contrôle du pouvoir.

Par Corinne Delmas sur Lire.revues.org

Cet ouvrage simulant de Timothy Mitchell1 bouscule notre vision de l’histoire du XXe siècle. Partant du lieu commun selon lequel la dimension démocratique d’un pays serait inversement proportionnelle à ses gisements pétroliers, il renverse la perspective en rappelant l’affaiblissement de nos démocraties, le recul des acquis sociaux et l’explosion des inégalités, depuis que le pétrole est devenu notre première source d’énergie. Il prolonge ainsi ses réflexions sur les formes de rationalité et de pouvoir caractérisant la politique contemporaine2 en faisant la lumière sur ses fondements écologiques et sur la promotion, à partir du milieu du XXe siècle, d’un idéal de croissance basé sur la représentation d’un pétrole inépuisable et d’un monde parfaitement maîtrisable. Analysant les relations particulières nouées entre le pétrole, la violence, la finance, l’expertise et la démocratie, il met en évidence les enjeux politiques de cette source énergétique : la privilégier aurait permis aux puissances impériales de s’émanciper des revendications démocratiques et son abondance aurait fragilisé nos aspirations et combats politiques.

2L’ouvrage s’ouvre sur un examen des liens entre le charbon et l’essor d’une « politique de masse moderne » en Europe et en Amérique à la fin du XIXe siècle. L’auteur y insiste sur la contribution essentielle des équipements à la capacité d’agir (agency) des salariés. En effet, l’industrialisation liée au charbon et le pouvoir de blocage de l’économie qu’elle confère aux ouvriers, en raison de la concentration des réserves et de la dépendance majeure à cette unique source, rendent possibles les luttes pour les droits politiques et sociaux du XIXesiècle. Mais tout change avec les débuts de l’industrie du pétrole au Moyen-Orient, évoqués dans le chapitre 2. A rebours des récits enchantés évoquant le rôle d’héroïques pionniers et d’hommes d’Etat clairvoyants, Timothy Mitchell montre l’alliance des compagnies pétrolières pour retarder l’émergence de cette industrie au Moyen-Orient et l’intérêt pour les dirigeants politiques occidentaux de maîtriser le pétrole étranger afin d’affaiblir les forces démocratiques sur leur propre territoire.

Si le charbon a contribué à l’essor d’une forme de démocratie de masse, l’or noir, fluide, peu exigeant en main d’œuvre, aux gisements lointains et isolés, hypothèque les possibilités de grèves générales, si on excepte l’extension des soulèvements de 1903 dans la région de Bakou où la production et l’exploitation se concentrent. Le chapitre analyse ainsi l’adoption par la Royal Navy de cette nouvelle source d’énergie qui, tout en rendant le gouvernement vulnérable au pouvoir des compagnies pétrolières, lui permettait de s’émanciper des revendications des mineurs du charbon.

“Carbon Democracy” Timothy Mitchell, Columbia University from Media Education Foundation on Vimeo.

3Cette lutte contre la démocratie aurait contribué à la Première Guerre Mondiale et à la mise en place d’un dispositif de contrôle des régions pétrolières du Moyen-Orient : le système des mandats de la Société des Nations (SDN). L’analyse rappelle l’existence de projets démocratiques d’alternatives à l’impérialisme de 1917-1918. T. Mitchell décrit l’importance du combat de la gauche européenne pendant la guerre afin d’obtenir un droit de regard démocratique sur l’impérialisme et l’accès aux matières premières, qui débouchera finalement sur l’avènement d’un dispositif d’autodétermination consistant à reconnaître des formes de despotisme local assurant la perpétuation du contrôle impérialiste. La Mésopotamie (ou l’Irak, comme on devait désormais l’appeler) constituera la première fabrique de ce processus de production du « consentement des gouvernés » à la domination impériale.

Le chapitre 4 en souligne du reste le double avantage pour les puissances impériales : outil de sape de l’opposition populaire via la reconnaissance d’une souveraineté partielle aux élites locales lors de la signature des traités, il leur permettait égalementd’opposer sur leur propre sol le mandat de la SDN aux velléités de démocratisation de la politique étrangère. Il favorisait par ailleurs la représentation du monde en termes d’identités politiques déterminées par la race ou l’ethnicité. Faute d’une population véritablement homogène sur le plan ethnique, il était ainsi possible d’identifier des groupes et d’en faire des « minorités ». Le pouvoir impérial pouvait ensuite prétendre avoir le devoir de protéger l’un ou l’autre de ces groupes d’un éventuel danger, tels les résidents européens en Egypte ou une minorité européenne que les Britanniques créèrent en Palestine qui « facilita l’installation sioniste et réprima les tentatives locales pour y mettre fin » (p. 122).

4L’essor de la production de combustibles carbonés bon marché contribuerait à un mode inédit de calcul politique et de gouvernement démocratique désormais fondés sur un principe de croissance économique illimitée. Mitchell souligne ainsi dans le chapitre 5 le rôle majeur joué par John Maynard Keynes dans l’élaboration d’un dispositif reliant la valeur de la monnaie aux mouvements du pétrole, et appréhendele traitement d’un nombre croissant de sujets traités par la planification et le savoir-faire économique commeune réponse à l’irruption du peuple en politique.A rebours de la vision héritée de Karl Polanyi d’une économie apparue au XIXe siècle, il pointe l’affirmation de la gestion politique d’une économie au siècle suivant, en lien avec cette perception de la circulation de la monnaie comme un système indépendant et la construction de mécanismes de mesure durevenu national. Retraçant également l’édification de dispositifs financiers internationaux censés freiner la spéculation bancaire, il souligne la participation de l’expertise économique institutionnalisée dans la Banque mondiale et le FMI à la redéfinition de l’ordre international consécutive à l’effondrement de l’Empire et à l’hégémonie croissante des Etats-Unis. Forme de « pétro-savoir » fondé sur l’existence d’abondantes réserves d’énergie, l’économie semble n’avoir aucune limite.

5Centré sur le Moyen-Orient et l’Irak, le chapitre 6 revisite les luttes politiques menées dans les années 1950-1960 pour l’accès au pétrole, et le recyclage de ses revenus. Tandis que plusieurs sous-traitants américains sont dans l’urgence de nouveaux débouchés pour leurs armes, à la fin des années 1960, quand les projections pour la guerre en Asie tendent à baisser, autocrates et régimes militaires du Moyen-Orient trouvent dans ces achats un moyen de souligner les prouesses technologiques de l’Etat. Par ce biais, un vaste espace s’ouvre à moult intermédiaires soucieux de servir de courtiers entre l’Etat client et les sociétés étrangères ; ce rôle, pour lequel membres et alliés des familles dirigeantes était bien placés, leur permet de convertir une part des revenus pétroliers en achats d’armements et d’accumuler de colossales fortunes privées. L’explosion des ventes entraîne une accélération du nombre d’intervenants, compagnies de construction, consultants, sociétés de relations publiques, officiers, tirant profit de ces flux financiers. « L’utilité des ventes d’armes étant liée à leur inutilité », tout un travail de justification sécuritaireest élaboré via la transformation de la politique états-unienne de contre-insurrection en une « doctrine Nixon ».

Ce chapitre éclaire également le lien entre le pétrole et les nouvelles méthodes utilisées pour juguler les revendications démocratiques occidentales qui s’intensifient, dont l’introduction du conteneur maritime standard qui, modulable par rail, route ou mer, permet le transport des marchandises sans ajout de main-d’œuvre. Combiné à un bas prix du pétrole, il occasionne la menace du chômage et une baisse des coûts de délocalisation dans des pays à la main-d’œuvre bon marché et moins syndiquée. Suite à l’embargo libyen et à la prise de contrôle des pays de l’OPEP sur la production, les compagnies pétrolières internationales doivent, entre autres, trouver un moyen de provoquer une forte hausse du prix pour ouvrir de nouveaux sites dans des zones d’accès moins aiséescomme l’Alaska ou la mer du Nord. Par ailleurs, confrontées aux flux de dollars liés à l’escalade des ventes d’armes, elles envisagent d’abandonner Bretton Woods. La transformation des méthodes de contrôle des flux pétroliers et financiers sera finalement achevée pendant la crise de 1973-1974.

6Le chapitre 7 continue ainsi à prendre à rebours nos idées sur l’histoire énergétique – quitte, parfois, à donner l’impression de forcer l’argumentation –, à propos du choc pétrolier de 1973 qualifié à tort de « crise », puisque celle-ci n’aurait finalement jamais eu lieu, d’autres facteurs que l’embargo ayant contribué à l’augmentation des prix : achats anarchiques par des consommateurs paniqués, mauvaise gestion des gouvernements accentuant les pénuries, diffusion d’un sentiment de menace… Le chapitre décrypte également l’émergence de l’expression « crise énergétique » dans le débat politique aux Etats-Unis, à l’été 1970, et l’apparition d’une nouvelle ère des « limites de la croissance » et de protection de l’environnement. Il montre combien les évènements de la période ont modifié la gestion de la finance internationale, les économies nationales et les flux énergétiques, et instauré une relation inédite entre les démocraties occidentales affaiblies et les Etats pétroliers du Moyen-OrientCes mutations ont largement participé à la réintroduction des lois du marché par les forces politiques libérales et à leur extension au point d’en faire une technique de gouvernement alternative à celle du contrôle de l’économie.

7Le chapitre 8 bat en brèche les thèses d’un conflit entre les forces globalisantes du capital et celles de l’identité tribale et religieuse (« Djihad contre Mc World »3). Il rappelle qu’« en règle générale, les régimes les plus laïcs du Moyen-Orient sont aussi ceux qui se sont montrés les plus indépendants vis-à-vis des Etats-Unis. Plus un régime est allié avec Washington, plus il est islamique » (p. 240), mis à part le cas de l’Iran. En qualifiant la période contemporaine de « MacDjihad », « époque où les mécanismes que nous appelons le capitalisme ne semblent opérer, dans certains cas critiques, qu’en empruntant la force sociale et l’autoritémorale des mouvements islamiques conservateurs » (p. 243), Timothy Mitchell décrit une incohérence du capitalisme et la faiblesse d’une forme d’empire et de capital ne pouvant exister qu’en s’appuyant sur des forces sociales incarnant d’autres énergies, méthodes et objectifs.

8L’ouvrage se conclut sur la politique pouvant succéder à la raréfaction des hydrocarbures. L’essor des controverses sociotechniques, le pic pétrolier, la recherche d’énergies fossiles non conventionnelles à l’instar des productions de gaz et d’huile de schiste par l’injection dans l’écorce terrestre de « proppants » (ou agents chimiques) difficiles à maîtriser et susceptibles décontaminer les réserves d’eau potable, remettent en cause le primat des experts et la représentation dénaturalisée des économistes ; « transformer en champs pétrolifères des roches imprégnées de kérogène et de sables bitumeux, c’est reconnaître que ce que nous appelons la nature est un territoire machinique, artificiel, où de nouveaux types de revendications et d’agencements politiques peuvent prendre forme. » (p. 299)

9Cette analyse percutante des régimes dits « démocratiques » à l’aune des flux énergétiques, invite, à la suite de Bruno Latour, à reconnaître que « nous avons toujours vécu dans un monde mixte, fait des imbroglios de la technique, de la nature et de l’humanité » (p. 285). Indissociable de ressources carbonées abondantes, la « démocratie du carbone »est une construction politique mais aussi sociale plus ou moins formatée par celles-ci. Au risque d’un déterminisme techniquedont l’auteur se défend, ou d’une tendance à privilégier ces flux au détriment d’autres facteurs (économiques, cultures, idéologiques et sociaux), cet ouvragedonne toute sa place à une matérialité écologique souvent négligée ou appréhendée comme une simple donnée extérieure au politiquedans les analyses de la démocratie4. Elle engendre par là même une série de questions passionnantes et d’actualité sur les conséquences de l’épuisement des réserves fossiles, la possibilité de construire des représentations alternatives et la pluralité de devenirs politiques.

NOTES

1 Historien, politiste et anthropologue, T. Mitchell est titulaire de la chaire du Moyen-Orient à l’université Columbia (New York). Ce livre, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, initialement paru en 2011 (Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Verso, Londres, New-York, 2011), fait suite à : Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, Alfortville, éditions è®e, collection chercheurs d’ère, 2011.

2 Il avait par exemple étudié lepouvoir des experts en Egypte et la transformation de l’espace public en « espace de calculabilité ». Cf. T. Mitchell, Rule of Experts: Egypt, Techno-Politics, Modernity, University of California Press, Berkeley, 2002.

3 Selon le titre de l’ouvrage de Benjamin Barber, Djihad contre MacWorld (1995), Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

4 Sur ce renversement opéré par Mitchell, dans le cadre de son précédent opus, cf. Bruno Villalba, « Mitchell Timothy, Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone », Développement durable et territoires, vol. 3, n°1, mai 2012 (http://developpementdurable.revues.org/9151). Voir aussi : Jean-Paul Deléage, « Énergie : la fin d’une illusion », Ecologie & politique, 2011/3 N° 43, p. 131-146.

Référence électronique

Corinne Delmas, « Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2013, mis en ligne le 09 octobre 2013,URL : http://lectures.revues.org/12386

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