Propos recueillis par Béatrice Mathieu – publié le 10/05/2013 à 12:32
Exégète minutieux de la doctrine sociale de l’Eglise, c’est aussi en économiste acéré que le jésuite Gaël Giraud dénonce le projet de réforme bancaire présenté par le gouvernement, illustration à ses yeux de la persistante faiblesse du politique face au pouvoir de la finance.
En décembre prochain, Gaël Giraud sera ordonné prêtre. Dans la bibliothèque en bois de sa petite communauté, nichée au coeur du XVIe arrondissement de Paris, ce passionné de théologie parle de la doctrine sociale de l’Eglise et s’appuie sur une encyclique de Pie XI pour justifier son combat contre la dictature financière. Car Gaël Giraud n’est pas seulement jésuite, il est aussi économiste – sans doute l’un des plus brillants de sa génération -, chercheur au CNRS et enseignant à Paris I.
Gaël Giraud est jésuite, chercheur au CNRS et enseignant à Paris I. Son “roman familial” le prédestinait plutôt à faire des études littéraires, mais il a choisi les mathématiques et découvert d’abord l’économie au travers d’équations. Il a publié “Illusion financière” aux Editions de l’Atelier.
Lors du récent débat sur la séparation des activités bancaires, il est sorti de l’ombre, dénonçant pêle-mêle la propagande des grandes banques françaises et la collusion entre le monde politique et la finance. Ses détracteurs l’accusent d’être un Savonarole de la finance, quand ses amis louent en lui la sagesse d’un Pierre Coton. Rencontre avec un économiste pour qui la parabole de l’intendant avisé compte plus que les écrits d’Adam Smith.
La planète s’est félicitée de l’élection d’un pape venant du Nouveau Monde. En quoi cette élection est-elle aussi porteuse d’un message sur le plan économique?
L’intention première des cardinaux qui ont élu le pape Françoisn’était sans doute pas d’envoyer un message économique. Cette élection traduit d’abord un basculement du centre de gravité du christianisme de l’hémisphère Nord à l’hémisphère Sud. Cela étant, ce basculement coïncide avec le déplacement du centre de gravité économique des pays occidentaux vers les pays émergents. Cette coïncidence doit sonner comme un avertissement. Si nous ne nous renouvelons pas profondément, les sociétés industrialisées des pays du Nord vont atteindre les limites de leur trajectoire, aussi bien en tant que civilisations que comme modèles économiques.
La crise financière dans laquelle l’Occident est englué et le ralentissement tendanciel de la croissance sont-ils les signes de l’épuisement de ce modèle économique?
Nous avions bâti notre prospérité essentiellement sur la révolution industrielle. Or, aujourd’hui, la moitié de l’Europe transfère la plus grande partie de sa force industrielle vers les pays du Sud. Avec l’idée que nous pourrions nous contenter d’être une société postindustrielle de services. C’est une illusion complète. Si nous ne renonçons pas à ce fantasme, nous allons devenir un lieu de villégiature pour milliardaires chinois et pour une poignée d’oligarques russes ! Sans changement majeur, la puissance économique du Nord me paraît condamnée.
Du point de vue de la “civilisation européenne”, le constat est identique. L’utopie du progrès technique héritée des Lumières était liée à une surexploitation des ressources naturelles, dans la droite ligne de la révolution industrielle. Comme nous ne pouvons plus, depuis trente ans, nous permettre d’accroître la consommation d’énergie fossile par Européen, nos pays sont à la recherche d’un grand récit qui donnerait sens à notre histoire et ouvrirait à une prospérité d’un genre nouveau.
L’essoufflement du modèle énergivore hérité des années 1880 a commencé avec les deux chocs pétroliers, et coïncide avec l’arrivée à l’âge adulte d’une génération pour qui l’effort de reconstruction de l’après-guerre est terminé. Or cette génération sait que l’utopie rationalisante du xviiie siècle peut conduire au meilleur comme au pire (le goulag, les camps de la mort). Par ailleurs, elle a découvert qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini. D’où le désenchantement à l’égard des utopies.
La doctrine sociale de l’Eglise, synthétisée dans un compendium en 2004, apporte-t-elle des réponses aux crises économiques et financières que nous vivons aujourd’hui?
L’Eglise s’est depuis longtemps emparée du sujet économique, et elle propose, sur cette question, au moins deux niveaux de prise de parole. Le premier remonte au plaidoyer de Léon XIII en faveur de la cause ouvrière formulé en 1891 dans l’encyclique Rerum novarum, qui a constitué l’un des ferments du catholicisme social. En 1931, l’encyclique du pape Pie XI Quadragesimo anno est une attaque en règle contre l’hypertrophie de la sphère financière et contre la tyrannie économique des marchés financiers.
Le pape se montre extrêmement sévère à l’égard d’une finance dérégulée qui a mis par terre toute l’économie mondiale lors du krach de 1929. Par la suite, on retrouve des avertissements analogues dans l’encyclique Centesimus annus de Jean-Paul II, en 1991, qui met en garde contre la déshumanisation provoquée par les excès du capitalisme, et dans Caritas in veritate de Benoît XVI, en 2009.
Plus récemment, à l’automne 2011, le conseil pontifical Justice et paix, dirigé par le cardinal ghanéen Henry Turkson, a publié un texte qui a beaucoup fait réagir les milieux d’affaires catholiques. Il demande trois grandes réformes précises : la mise en place d’une taxe Tobin sur les transactions financières, la séparation entre banques de dépôt et banques de marché, et enfin la recapitalisation sous conditions des banques. J’ai défendu ce texte, notamment à Francfort, devant un parterre de patrons et de financiers allemands et autrichiens ulcérés.
Certains m’ont lancé : “Depuis quand l’Eglise s’occupe-t-elle d’autre chose que de ce qui se passe sous la couette ?” Le second niveau de prise de parole de l’Eglise face aux désordres économiques actuels est plus philosophique, et tient au rapport à la monnaie. La monnaie, c’est le crédit qu’octroie un prêteur à un emprunteur pour financer un projet. C’est donc une alliance entre ces deux personnes : le prêteur sera rémunéré pour le risque qu’il prend, mais, si le projet échoue, il doit prendre sa perte.
Or, aujourd’hui, en Europe, nous ne voulons pas obliger les créanciers à assumer leurs pertes. Nous sommes en train de tuer les débiteurs, en l’occurrence les pays du Sud, par des politiques de rigueur extrêmes et mal calibrées, alors que ces pays se révèlent incapables de payer leurs dettes. Lesquelles sont en grande partie d’origine bancaire. Tout cela renvoie à l’interdiction du prêt à intérêt usuraire par l’Eglise, qui elle-même remonte à la Torah et à l’interdiction qui y est énoncée de prêter à intérêt à son frère.
Depuis 1830, l’Eglise témoigne de ce qu’on pourrait appeler une “tolérance disciplinaire” à l’égard du prêt à intérêt. Mais le message biblique est clair : le paiement des dettes ne doit pas primer sur la vie, et donc sur le lien social, et il a toujours été défendu par l’Eglise. Jean-Paul II s’est ainsi fortement engagé en faveur de l’annulation de la dette des pays du Sud.
La crise chypriote montre qu’une autre sortie de crise est possible, puisque ce sont les banques et les riches, et non pas les petits déposants, qui vont payer l’addition.
Tout à fait. J’espère que les solutions finalement mises en place dans cette crise sont révélatrices d’un changement de cap de la part de la troïka. On a laissé une banque faire faillite (Laiki Bank), et on en a renfloué une autre (Bank of Cyprus) en taxant les plus fortunés. Deux tabous sont donc tombés en même temps. La taxation des dépôts au-delà de 100 000 euros jusqu’à 60 % est une décision très forte.
Je soupçonne que la sévérité de cette ponction est liée au fait qu’il y a eu énormément de fuites de capitaux au dernier moment, avant que le contrôle aux frontières ne soit établi. De fait, il ne reste plus grand-chose dans les comptes, et les autorités sont obligées de les taxer énormément pour que Bank of Cyprus redevienne solvable. Au passage, on peut se demander si cette dernière n’a pas été sauvée, au contraire de Laiki Bank, parce que les créanciers de Bank of Cyprus sont avant tout des banques françaises et allemandes…
Vous vous êtes vivement opposé au gouvernement et au ministre de l’Economie lors du débat sur le projet de loi de séparation bancaire, que vous jugez minimaliste.
Le projet de séparation bancaire est, aux yeux des banques, la mère des batailles concernant la régulation financière. Car nous pouvons légiférer sur ce point au niveau national, alors que la plupart des autres réformes de régulation financière ne prennent sens qu’à l’échelle européenne. Or la France a accouché d’une loi presque vide. Les amendements apportés en première lecture changent peu cet état de fait. C’est très dommage pour la maîtrise des problèmes systémiques générés par nos mégabanques et pour la protection des contribuables français.
Plus grave peut-être, la réforme bancaire stipule la fusion du fonds de garantie des dépôts avec le fonds de résolution des défaillances bancaires. Or ce fonds de garantie des dépôts, qui doit passer de 2 à 10 milliards d’euros en 2020, est une goutte d’eau par rapport à l’océan des dépôts des ménages français, lesquels atteignent 2 000 milliards d’euros. Cela veut dire que, après la fusion, et en cas de problème, on pourra puiser dans ce “panier” pour redonner de la solvabilité à une banque ou à un fonds spéculatif. Et que, le coup d’après, il ne restera rien pour garantir les dépôts en deçà de 100 000 euros. Contrairement à ce qui est répété, l’épargne des Français modestes n’est pas sécurisée.
La réforme Moscovici contient pourtant des avancées sur la question de la transparence et des paradis fiscaux…
Le Sénat a obtenu deux avancées majeures : d’abord, les banques devront rendre public le montant des impôts dont elles s’acquittent dans chaque paradis fiscal où elles possèdent une filiale. C’est très important : Offshore Leaks ne vient-il pas de confirmer que BNP Paribas a des ramifications dans 370 havres fiscaux ? Contrairement, d’ailleurs, à ce que Baudouin Prot affirmait sous serment devant une commission sénatoriale en avril 2012…
Ensuite, les banques seront passibles de sanctions si elles ne se plient pas à la loi. Espérons que l’Assemblée ne reviendra pas en arrière sur ce point sous la pression de Bercy, en seconde lecture. Reste que, même si les députés “résistent” à cette pression, cet amendement demeurera insuffisant : pour être complet, il faudrait obliger les banques à rendre publics leurs engagements hors bilan dans les paradis fiscaux. Northern Rock a été ruinée par des engagements dissimulés dans une fondation à Jersey…
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