Non à l’euthanasie bureaucratique de l’Etat

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« … Il est d’usage dans les Etats libres de montrer dans tous ses décrets plus de sensibilité pour le public que pour les intérêts particuliers : tandis que le cas est tout autre dans une monarchie, parce que, sous cette forme, le plaisir du prince pèse plus lourd que toute autre considération du bien commun. Et par suite, il se trouve qu’une nation n’a pas plutôt perdu sa liberté, et s’est assujettie au joug d’un tyran unique, qu’elle perd immédiatement son lustre antérieur».

Marchamont Nedham, 1767, The Excellency of a Free State

 

Le discours dominant veut réduire la notion d’Etat et de gouvernement à la « bonne gouvernance ». Le concept de gouvernance traduit la préoccupation d’améliorer la gestion des politiques publiques (efficacité et transparence de l’action publique, clarification des circuits de décision et de responsabilités, etc.). Il est notamment promu par les organismes internationaux comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), dans la mise en œuvre de l’aide au développement, tout comme, pour les pays développés, par l’OCDE et l’Union européenne. Elle fait de plus en plus partie des conditions d’attribution des soutiens financiers et de la signature des plans d’ajustements structurels. Sous des dehors techniques, le concept de bonne gouvernance n’est cependant pas neutre. Il est l’expression de la critique du rôle de la puissance publique inspirée par l’économie néoclassique.

Il ne s’agit plus de gouverner mais de «  gouvernancer » selon l’expression de Pierre André Taguieff [1] , soit de réduire la politique à la gestion. A l’opposé, les courants issus de l’économie institutionnelle et de l’école évolutionniste insistent sur le rôle des institutions tant pour les pays en voie de développement que dans l’évolution des pays développés au point d’identifier des avantages comparatifs institutionnels dans l’explication des différences de croissance entre les nations.

Or, bonne gestion ne signifie pas forcément bon gouvernement. Bien gérer ne veut pas dire bien gouverner : nos comptes peuvent être corrects mais nos choix politiques injustes ou erronés.

Dans la série de fresques d’Ambrogio Lorenzetti décorant l’Hôtel de ville de Sienne, celle représentant « Le bon gouvernement » (figure 1) le montre reposant sur les vertus cardinales de saint Ambroise (Tempérance, Justice, Force et Prudence) en compagnie de la Magnanimité et de la Paix, assises à ses côtés, et des vertus théologales. Mais la clé est la Justice, notamment sociale, qui repose sur la Concorde et l’égalité qui doit régner entre les citoyens représentés en rang et tous tenant une corde (symboles de l’entente). Ce sens de la justice est le fondement de toute société. Il trouve sa source dans la philosophie politique romaine, notamment chez Cicéron pour qui seul l‘accomplissement des exigences de justice permettra à l’idéal du bien commun de perpétuer.

Figure 1: Le bon gouvernement

Si la justice était supprimée, disait Adam Smith, « le grand et immense édifice de la société humaine […] serait en un instant dispersé en atomes » [2] . De la fresque émane un sentiment d’équilibre et d’harmonie qui est la construction d’une cohérence systémique qui n’est pas le résultat d’un ordre naturel mais d’un ordre politique construit par l’homme. Lorenzetti est contemporain de Marsile de Padoue et des premiers théoriciens républicains italiens – antérieurs à Thomas d’Aquin – ceux que Skinner (2000) a désignés comme néo-romains, soit ne concevant un Etat libre qu’uniquement composés d’hommes libres et ce, quelle que soit la forme du gouvernement [3] .

Le gouvernement de Sienne était assuré par neuf sages élus qui alternaient au pouvoir afin d’éviter que se constitua une oligarchie, représentés par les neuf danseurs de la fresque sur les effets du bon gouvernement (Figure 2) qui illustrent la joie de la paix civile qui règne dans la Cité.

L’allégorie du bon gouvernement est dominée une figure imposante dont Quentin Skinner voit la source chez les théoriciens romains de la liberté, Cicéron, Salluste, Tite-Live. Pour Skinner cette figure royale est plutôt l’incarnation du type de dirigeant dont la cité a besoin si les préceptes de la justice doivent être suivis et le bien commun protégé (Skinner, 2003 :138).

Ce magistrat idéal possède toutes les vertus : les trois vertus théologales de saint Paul (la foi, l’espérance et la charité), les quatre vertus civiques dont la plus importante est la phronesis (la prudence ou sagesse pratique) plus la vertu que Sénèque considérait comme essentielle pour occuper la magistrature suprême, la magnanimité, soit la capacité à «  regarder avec dédain les toutes petites préoccupations que le commun choisit au détriment des plus grandes  » [4] . Chacune de ces neuf vertus était représentée par chacun des neuf sages gouvernant la ville. Mais la présence éminente du magistrat montre qu’aucun ne peut prétendre les posséder toutes, que son rôle est de le leur rappeler et de les inviter à agir, sous le contrôle du peuple qui les élit, pour la poursuite du bien commun.

 

Figure 2 : les effets du bon gouvernement

Cet Etat n’est nullement une entrave à l’activité commerciale et marchande. Une autre fresque de Lorenzetti décrit les effets du bon gouvernement à la ville (Figure 2) et à la campagne : des échoppes pleines, des paysans apportant leurs denrées à la ville, activité marchande et loisirs sont équilibrés, la ville est construite selon un plan d’urbanisme, des étudiants sont plongés dans leurs études. Le bon gouvernement n’est donc nullement hostile aux affaires, il en est ici explicitement la condition. C’est également une économie du savoir : au centre de la fresque, un professeur de droit civil enseigne ses étudiants.

Des philosophes politiques romains (Cicéron, Salluste, Sénèque, Tacite) aux préhumanistes (Latini, Jean de Viterbe…) aux philosophes de la Renaissance, de Thomas d’Aquin à Machiavel, suivis par les partisans anglais du commonwealth (Milton, Harrington, Nedham…) luttant contre la monarchie, il y a bien, avec des grilles de lectures qui vont faire varier les poids et les rôles des vertus civiques [5] , une gestion politique de la chose publique ( respublica, common wealth…) qui fait partie du domaine des sciences morales et qui traite du développement économique, pratiquement de politique industrielle, comme le Breve Trattato d’Antonio Serra tentera de le montrer en 1613.

Le XVIII° et surtout le XIX° siècle verront l’économie supplanter la philosophie morale dans l’art de conduire les nations : l’échec des régimes républicains en Italie et en Angleterre lié au développement technologique et commercial va discréditer l’idéal humaniste et politique de la Renaissance et faire du commerce le ressort de l’action collective. A un ordre politique basé sur le commandement, un net mouvement se dessine entre 1690 (après la Glorious revolution anglaise) et 1720 (la maturité de Montesquieu avec la publication des Lettres persanes ) vers un nouveau type d’ordre basé sur des rapports supposés égalitaires : le commerce. Pour Montesquieu l’intérêt bien compris du commerce éloigne des passions politiques que Machiavel avait tenté de modérer par de bonnes institutions malgré la défaite de la république : «  on a commencé à se guérir du machiavélisme  » écrit-il «  et il est heureux que pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être méchants, ils ont pourtant intérêt à ne pas l’être  » [1] . Le mouvement va s’accentuer avec l’hégélianisme qui va associer la notion d’Etat à un déterminisme historique strict permettant la réalisation de la liberté humaine, ce que Isaïah Berlin appellera la « liberté positive », associée au Léviathan de Hobbes, à laquelle il opposera la « liberté négative » soit une conception libérale d’absence de contrainte par l’Etat : c’est la quantité d’autorité, comme coercition de la liberté individuelle, qui importe, et ce, quelque soit le type de régime politique.

Cette conception avait déjà été formalisée dans les Principles for Moral and Political Philosophy (1785) de William Paley qui sera la référence pour l’enseignement de la théorie politique dans la jeune Amérique du XIX° siècle : le degré de liberté réelle est toujours en proportion inverse du nombre et de la sévérité des restrictions (Skinner, 2000 :34).

Nous avons montré comment le développement commercial et industriel et l’innovation, n’a cessé d’être politique et qu’aujourd’hui, comme toujours «  l’innovation est une affaire d’Etat » [2] . La clé de l’évolution des nations est celle de l’Etat.

Conduire le changement dans l’Etat n’est donc pas un problème technique de « bonne gouvernance » mais une approche beaucoup plus globale, celle des sciences morales qui sont, dans la définition qu’en donnait Durkheim, « les sciences de l’esprit humain » [3] . La renaissance d’un républicanisme contemporain (Skinner, Pettit, Spitz…) permet de dépasser l’opposition entre liberté positive et négative de Berlin : La conception républicaniste de la liberté permet de conjuguer protection contre l’arbitraire de  l’État, en renouvelant la tradition de l’humanisme civique pour laquelle liberté et loi, Etat et performance économique, individualisme et sens du bien commun ne s’opposent pas mais sont les deux aspects de la même chose. L’Etat a le devoir de s’assurer que chacun ne dépende pas du bon vouloir d’autrui et de le libérer de ses liens de dépendance personnelle, tout en veillant à ce que ses propres agents n’utilisent pas l’autorité qui leur a été confiée de manière arbitraire.

Sortir du processus d’euthanasie bureaucratique de l’Etat: un programme de recherche

« Les libéraux formulent une critique juste en disant que les agents se sont appropriés les services publics aux dépens des citoyens. Ils en tirent une conclusion hâtive en prônant leur liquidation. De l’autre côté, les « républicains », au nom d’une défense juste du principe du service public, justifient tous les abus. Pour avancer, il faut sortir de ces querelles de fous. S’agissant de l’éducation, c’est la même chose, le blocage intellectuel est complet. »

Marcel Gauchet, in Le Point,  17/08/06

La réalité empirique de l’évolution des Etats dégagée par Pollit et Bouckaert (2004) fait apparaître ce qu’ils ont nommé un modèle néo wébérien de l’Etat, soit une sorte d’idéal-type qui conjugue deux continuités historiques du rôle de l’Etat comme fondement de la vie des sociétés et changement dans l’organisation administrative par intégration du potentiel de modernisation des technologies de l’information.

La ligne de démarcation qu’a entendu poser le New Public Management (NPM) est de facto obsolète, opposant les néoclassiques d’un côté, les keynésiens de l’autre, selon la formule de Joseph Stiglitz, entre ceux qui sont convaincus, d’un côté, que « l’Etat généralement çà ne marche pas » et que « le marché çà marche », et vice-versa de l’autre.

Soit on est pour l’intervention de l’Etat et l’on doit en accepter le coût et l’inconvénient – la bureaucratie et les rentes – soit on veut combattre ces dernières en introduisant une logique de performance et l’on entre forcément dans une logique de démantèlement de l’Etat en tant qu’institution, selon la logique néo-classique. L’expérience montre au contraire que l’Etat – et ce bien avant le retour spectaculaire de son rôle avec la crise financière de 2008 – n’est pas la « bête noire » qu’en fait le NPM, et qu’admettre son rôle en tant qu’institution régulatrice du développement économique, politique et social des nations n’implique pas pour autant retour à la rationalité bureaucratique de l’administration de la seconde révolution industrielle. Il ne s’agit donc pas de faire le contraire du NPM mais d’opérer un retour aux sources du modèle wébérien en ce qu’il avait de puissant, mais dans une approche radicalement nouvelle (Drechsler 2005).

Mon propos est de montrer que si l’on suit la ligne de démarcation actuelle, la stratégie de réforme court le risque d’être entraînée dans un processus d’ euthanasie bureaucratique du secteur public et de l’Etat en général.

En confondant institutions et organisations, l’institutionnalisation est censée mener fatalement à la multiplication d’organisations dont la bureaucratie bloque le fonctionnement des institutions. Il y a euthanasie bureaucratique quand l’incapacité à résoudre le problème de la bureaucratie au niveau des organisations publiques est prétextée pour supprimer le secteur public, voire le principe de l’Etat institution lui-même . Ainsi, la supposée mauvaise gestion de grandes entreprises publiques comme la SNCF ou EDF ou l’incapacité à remettre en cause des statuts exorbitants du droit commun de certains personnels, est prétextée pour prôner leur privatisation. Ce critère n’a aucun rapport avec l’analyse de ce qui doit ou non appartenir au secteur public en fonction de la nature du bien géré, soit le rapport entre rentabilité sociale et rentabilité privée et le poids des externalités, ou encore la nécessité pour l’Etat d’agir de manière contra-cyclique ou de pallier l’absence d’initiative du secteur privé.

Ce processus n’est pas volontaire comme dans une démarche d’euthanasie classique, au sens où il ne s’agit pas d’un sabotage délibéré des institutions par la bureaucratisation des organisations. Il combine une difficulté pratique – trouver la réponse à un problème complexe de gestion de politique publique – et une prédiction auto réalisante – «  l’Etat, çà ne marche pas  » (Stiglitz, 2000) – qui vient justifier une absence d’investissement dans le développement du management des politiques publiques pour une solution qui apparaît comme simple et élégante, fondée sur le corpus théorique de « l’économie du tableau noir » – «  le marché, çà marche  ». [1]

En apportant une réponse politique à un problème de gestion, on ravale par là même la politique à la gestion , phénomène, nous allons le voir, qui joue un grand rôle dans le processus d’euthanasie bureaucratique.

Ce raisonnement ne peut prétendre puiser ses sources dans la pensée libérale humaniste qui, de Smith à Hayek, n’a jamais nié ni le rôle et la nécessité d’un Etat fort, ni celle de son intervention dans la vie sociale et économique. Pour les penseurs libéraux classiques, il s’agissait précisément de libérer l’Etat des sinécures et des rentes pour lui garantir sa liberté d’action conformément à un droit à l’abri des contingences, et non de sortir l’économie du domaine des sciences morales pour en faire une science en soi comme le prétendra l’économie politique du XIX° siècle (Polanyi 1944, Alvey, 2000).

Notre propos n’est pas de dire que la littérature en management public s’organise autour de cette dichotomie sommaire. Il est, selon la formule de Kelman (2005), d’ accroître la « capacité prescriptive » de la recherche en management public en l’ancrant dans une théorie de la connaissance qui doit être notre axe d’étude dès lors que l’on cherche à fonder notre interprétation des phénomènes à partir de l’observation de notre environnement.

C’est donc d’une question de méthode intellectuelle qu’il s’agit. À partir de l’analyse critique des insuffisances du programme de recherche actuel nous proposons la définition d’un nouveau programme de recherche permettant de réconcilier les questions du « quoi » et du « comment », de la dynamique des institutions et des organisations.

Cette question peut être clarifiée par l’étude du cas du système de Speenhamland, qui, en 1832, a remplacé l’ancienne loi sur les pauvres en Angleterre. Le processus d’analyse qui a mené à cette réforme démontre les biais introduit dans le raisonnement et illustre le principe d’euthanasie bureaucratique. (…)


[1] « l’économie du tableau noir » ( blackboard economy ) est la critique adressée à l’appareil théorique de l’économie néoclassique de Arrow et Debreu qui renouvelle la théorie de l’équilibre général en la fondant sur des démonstrations mathématiques abstraites qui ne fonctionnent, selon leurs critiques (Blaug, Stiglitz), que sur le tableau et qui ne tiennent pas compte de la réalité et des faits.

[1] Montesquieu, « L’Esprit des Lois », XXI, 20
[2] Voir « l’innovation, une affaire d’Etat »
[3] « Les sciences morales sont celles qui s’occupent spécialement de l’esprit humain. Examinons quelle est la méthode de ces sciences. On distingue quatre espèces de sciences morales: les sciences philosophiques, sociales, philologiques, et historiques » Durkheim, Cours de philosophie au Lycée de Sens, notes prises par André Lalande

[1] « “Gouvernancer” ou gouverner ? », Claude Rochet, L’Usine nouvelle, 5 septembre 2002
[2] A. Smith, Théorie des sentiments moraux , trad. coll., PUF, 1999, p. 141-142.
[3] C’est ici l’originalité de Marsile, alors qu’Aristote comme plus tard Thomas d’Aquin, fait de la monarchie le meilleur régime politique où le monarque est dépositaire du bien commun et n’est légitime qu’à ce titre. .
[4] Sénèque, cité par Skinner (2003 : 49)
[5] Voir Pocock, 1975 et Skinner, 2003.
[6] Montesquieu, « L’Esprit des Lois », XXI, 20

 

  

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