Qui est isolé ? La guerre en Ukraine dans son contexte géoéconomique

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La guerre entre la Russie et l’Ukraine a mis en évidence une profonde fracture entre le monde « occidental » » et le reste du monde[1]. Cette fracture survient dans un contexte de démondialisation accélérée. Cette dernière est devenue une évidence depuis la crise des subprime de 2008-2010 qui n’a jamais été surmonté complètement. Elle s’est accentuée avec l’épidémie de la Covid-19 et, aujourd’hui, avec les conséquences de la guerre résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Se réveillent alors de vieilles peurs. Et si cette démondialisation annonçait le retour au temps des guerres ? Mais ces peurs ne sont que l’autre face d’un mensonge qui fut propagé par ignorance, pour les uns, et par intérêts, pour les autres. Le commerce n’a jamais effacé la guerre, même en Europe. On oublie trop rapidement la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie, et ce sans parler de la terrible guerre qui ravagea l’Afrique centrale[2], de la guerre du Darfour[3], des guerres du Moyen-Orient, de celle toujours en cours au Yémen. La liste est, hélas, longue. 

Que signifie l’expression de « démondialisation » que l’on utilise pour qualifier le contexte géoéconomique dans lequel se déroule cette guerre ? La mondialisation que nous avons connue depuis près de quarante ans a résulté de la combinaison de la globalisation financière, qui s’est mise en place avec le dé-tricotage du système hérité des accords de Bretton Woods en 1971-73, et de la globalisation marchande, qui s’est incarnée dans le libre-échange. Elle a conduit à une surexploitation des ressources naturelles plongeant plus d’un milliard et demi d’êtres humains dans des crises écologiques qui vont chaque jour empirant. Elle a provoqué la destruction du lien social dans un grand nombre de pays et confronté là aussi des masses innombrables au spectre de la guerre de tous contre tous, au choc d’un individualisme forcené qui laisse présager d’autres régressions, bien pires encore[4].

La guerre en Ukraine survient alors dans un contexte économique et politique international qui a profondément évolué ces vingt dernières années, et en particulier depuis 2010. Ce contexte est marqué par une accélération du mouvement de démondialisation, déjà apparent en 2010 mais considérablement renforcé, et d’un mouvement de désoccidentalisation du monde.

Le constat que l’on peut tirer des dix dernières années est que la mondialisation, ou globalisation, a engendré de telles forces de contestation, forces qui ne se sont pas limitées à l’idéologie, forces qui se sont avérées profondes et puissantes et qui n’ont fait que se renforcer, qu’un point de basculement a été atteint. La mondialisation s’est d’abord enrayée, puis elle s’est inversée. Cela fut patent lors de la crise de la Covid-19. La démondialisation a donc commencé dans les faits. Elle porte en elle, aussi, une « désoccidentalisation » du monde[5]. C’est un phénomène important, qui se traduit par le renforcement considérable des économies extra-européennes mais aussi par leur autonomisation vis-à-vis de « l’occident », mouvement qui ne semble pas avoir été réellement compris.

Qu’est-ce que la démondialisation ?

Qu’appelle-t-on donc aujourd’hui « démondialisation » ? Il convient de revenir sur le sens du mot, mais aussi de la notion décrite par le mot. Certains confondent ce terme avec une interruption, volontaire ou fortuite, des flux d’échanges qui courent tout à travers la planète. Ils confondent ainsi un protectionnisme, qui peut être amplement justifié dans la théorie économique[6], et la pratique de l’autarcie qui, elle, est bien souvent annonciatrice de guerres. Ils se trompent aussi sur la nature du lien qui lie la croissance du PIB à l’échelle mondiale est le volume des échanges. Rappelons ici que la richesse est issue des processus de production. Si ceux-ci n’ont pas eu lieu au préalable, pas de commerce et pas de profit. La richesse est liée à la croissance de la productivité du travail et celle dernière prend son origine dans les transformations perpétuelles du processus de production. Le commerce facilite la transformation de cette richesse en profit monétaire. Il est une réponse à l’écart qui peut se creuser entre le volume des investissements initialement consentis pour la production et un marché trop étroit pour rémunérer au niveau attendu les capitalistes et les fonds investis.

Le commerce international permet donc la réalisation de profits parfois supérieurs aux attentes initiales parce qu’il permet de profiter d’opportunités, d’exploiter des situations de rente, de mettre en concurrence des travailleurs qui sont dans des conditions fort différentes, de forcer des travailleurs à entrer en dépendance avec les producteurs de biens étrangers. Cela ne veut pas dire que le commerce crée à lui seul de la valeur, comme le soutiennent les thuriféraires de la mondialisation. Mais, surtout, ils oublient que ces échanges, échanges de biens, de services, mais aussi échanges culturels voire échanges financiers, sont bien plus ancien que le phénomène nommé « mondialisation » ou « globalisation ». Ainsi, nous avons connu des situations où les échanges internationaux coexistaient avec des formes importantes de protection de l’économie nationale[7]. La « mondialisation », pour ne garder que ce seul mot, ne se réduit donc pas à l’existence de ces seuls flux.

Ce qui avait fait émerger le phénomène de la mondialisation, et l’avait constitué en un « fait social » global, était un double mouvement. Il y avait à la fois la combinaison, mais aussi l’intrication, des flux de marchandises et des flux financiers ET le développement d’une forme de gouvernement (ou de gouvernance) où l’économique semblait devoir l’emporter sur le politique. En effet, la « mondialisation » se caractérise par un double mouvement où l’on voit les entreprises tenter de prendre le pas sur les États et les normes et les règles sur la politique. Ce processus aboutit en réalité à la négation de la démocratie. Or, sur ce point, nous ne pouvons que constater une reprise en mains par les États de ces flux, un retour victorieux du politique. Ce mouvement s’appelle le retour de la souveraineté des États. Or, la souveraineté est indispensable à la démocratie[8]. Nous avons de multiples exemples d’États qui sont souverains mais qui ne sont pas démocratiques ; pour autant nulle part on a vu un États qui était démocratique mais n’était pas souverain.

Le processus de démondialisation économique s’est donc accéléré ces dernières années.  Il a commencé à se manifester ouvertement avec la crise financière internationale de 2008-2010 et ses conséquences. En fait, c’est de cette crise que l’on peut dater un point de rupture dans les diverses données statistiques.

 

Graphique 1

Source : OMC et FMI

Cela ne signifie pas que les tendances à cette démondialisation n’existaient pas avant. Cependant, il a fallu une crise financière mondiale, qui a été une crise de la mondialisation tant dans ses causes que dans son déroulement, pour que ces tendances se manifestent ouvertement. On peut ainsi constater la stabilisation puis la baisse de la part des échanges mesurés en pourcentage du PIB mondial. Si le commerce a augmenté fortement en 2018, il restera en 2019 sous le niveau de 2014. Il faut donc remarquer que la forte croissance que l’on avait connue de 2002 à 2008 a été durablement interrompue par la crise de financière de 2007-2008.

Ce mouvement est lié au flux des exportations mondiales (et à l’échelle du monde, toute exportation et aussi une importation, ce qui fait que le montant global des exportations est aussi le volume du commerce mondial). Il ne pouvait être encore perçu dans les années 2010-2011 parce que l’on se trouvait à l’époque dans une phase de récupération après la crise. Le montant des exportations est ainsi passé de 6,1 trillions de dollars américains à 16,1 trillions de 2001 à 2008 soit une augmentation de 2,6 fois. Mais de 2008 à 2017, ce montant est passé de 16,1 à 17,7 trillions, soit une augmentation de seulement 10%, inférieure de fait à celle du PIB mondial dans la même période. Même l’accroissement ultérieur, qui le portera à plus de 19 trillions à la fin de 2018, commencera à s’inverser avant que ne survienne la crise de la Covid-19. Pour l’année 2019, le recul est d’environ -3%. Le ressort de la croissance portée par l’extension, chaque jour plus large, du commerce international semble donc bien cassé.

Le point intéressant ici est bien la baisse du pourcentage de ces exportations mondiales rapportées au Produit Intérieur Brut mondial. On était ainsi passé de 18,9% à plus de 25% de 2002 à 2008. On est retombé autour de 22% en 2017 et à 21,4% en 2019. La crise de la Covid-19 aura donc porté le coup de grâce[9], pour des raisons bien décrites par M. Kemal Dervis dans une tribune publiée en juin 2020 par la Brookings Institution[10], mais n’aura certainement pas été à l’origine du mouvement.

De plus, des responsables américains ont déclaré que la sécurité économique était une forme de la sécurité militaire[11], et qu’elle était une partie intégrante de la sécurité nationale[12]. Ce n’est pas faux, et cela fut en fait théorisé au début des années 1990 par deux chercheurs de la RAND corporation, l’un des plus influents « think tank » des États-Unis[13]. Ceci constitue en réalité la souveraineté économique en un objectif légitime pour tout gouvernement. Cette déclaration symbolise parfaitement le retour du politique qui est le signe de la démondialisation.

La faillite du G-7 : de juin 2018 à la situation actuelle

Le jeu des États-Unis, qui semblent s’être ralliés depuis la Présidence Trump à une vision plus protectionniste des échanges doit alors être expliqué. Il s’inscrit dans la décadence progressive des institutions, comme le G-7, mises en place dans les années 1970.

Si le Président des États-Unis, Donald Trump, a pris en effet le risque de dresser contre lui ses anciens alliés, comme il l’a fait en provoquant la crise du G-7 de juin 2018, c’est parce qu’il a fait un choix : celui de considérer les forums mondiaux comme le G7 étaient dépourvus de toute légitimité et de toute utilité. Son objectif était d’obtenir de la Chine un accord général aboutissant à une forme de partage du monde. Il visait l’équivalent d’un « nouveau Yalta », en référence à la conférence où les sphères de domination des alliés occidentaux et de l’URSS furent définies. Si, pour atteindre cet objectif, il devait fouler aux pieds des institutions comme le G-7, cela n’avait pas pour lui beaucoup d’importance. Il est ainsi faux de dire que Donald Trump était irréfléchi et n’avait pas de stratégie[14]. Ce discours, que l’on a entendu en boucle dans la presse française, est d’une rare stupidité et ne fait pas honneur à ceux qui le tiennent.

Donald Trump avait bien une vision et une stratégie, même si ses méthodes doivent plus au monde des affaires dont il est issu qu’aux lambris dorés et aux moquettes feutrées de la diplomatie traditionnelle. Il convient de comprendre l’une et l’autre, sans nécessairement les approuver, pour pouvoir imaginer leurs répercussions sur les relations internationales et peut-être aussi pour pouvoir s’y opposer. Mais, la réalité s’impose, et s’imposera de plus en plus. Le premier discours de Joe Biden aux diplomates américains montre aussi qu’au-delà du style, et le successeur de Trump est de ce point de vue bien plus en accord avec les us et coutumes diplomatiques, que le nouveau Président des États-Unis entend bien continuer une politique entièrement conçue pour la suprématie américaine[15].

Nous voici donc revenus à la problématique de Yalta. Ce partage du monde se fera très vraisemblablement sansles européens, qui restent fidèles, pour l’heure et ce jusqu’à la caricature, à l’idéologie de la « mondialisation ». Les pays de l’Union européenne payent, aussi, la foi mal placée qu’ils ont mise dans des institutions tant obsolètes que dangereuses. Et cela ne s’arrête pas au G-7. Les États de l’Union Européenne, qui sont aussi majoritairement des pays de l’OTAN, subissent déjà et vont subir les contre-effets des sanctions prises contre la Russie du fait de son agression contre l’Ukraine.

Tant l’UE que l’Euro méritent de figurer ici en bonne place parmi les organisations devenues obsolètes[16]. De ce point de vue, il convient de souligner les aspects extrêmement néfastes de la domination allemande sur l’Union européenne, une domination qui s’exprime tant par les normes que ce pays impose que par les instruments qu’il contrôle comme l’euro[17]. Le Président de la République, Emmanuel Macron, a ainsi reconnu, dans un rare éclair de lucidité qu’il convient de saluer, que l’euro avait profité essentiellement à l’Allemagne[18]  La politique de l’Allemagne est, dans les faits, en train de détruire l’Union européenne, et avec elle l’idée d’une coopération européenne[19], ainsi que l’on a pu le voir dans les tensions qui ont émergé entre la France et l’Italie mais aussi entre l’Italie, la Pologne et la Hongrie et la France et l’Allemagne. Ces tensions sont réapparues avec la guerre en Ukraine, comme le montre l’incident qui a opposé début avril 2022 la France et la Pologne[20].

Au-delà de ces problèmes propres à l’UE, L’échec du G-7 signe l’épuisement du « modèle occidental », en fait du modèle anglo-saxon, de la mondialisation, tandis que le succès de la réunion de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) indique clairement que le temps des Nations (et pas de n’importe lesquelles) est revenu. Ceci confirme une tendance qui était notable depuis la fin des années 2000[21]. Il est donc clair que le processus de démondialisation est aujourd’hui engagé de manière irréversible[22].

Il convient alors de revenir sur le G-7 et sur l’histoire, compliquée, de cette institution. Le G-7, issu d’une forme d’organisation internationale qui s’était mise en place après l’éclatement du système de Bretton-Woods en 1973, s’était donné pour objectif d’être la tour de contrôle de la mondialisation, la plate-forme d’où on pourrait piloter la globalisation. C’est dire l’importance qu’a pu avoir cette institution. Or, elle a connu un échec patent dont elle pourrait ne pas se relever. Cet échec était inscrit dans des politiques désormais par trop divergentes et des intérêts top opposés entre les pays du G-7 et dans le cours de la politique américaine qui s’inscrit dans un mouvement général de retour à la décision politique. Cet échec était donc prévisible. Il faut le constater, sur de nombreux sujets qu’il s’agisse de la question du « multilatéralisme », de celle de la participation de la Russie ou encore de la question climatique, les sujets de discordes ont dominé. Notons d’ailleurs que, contrairement à ce que à voulu faire croire la presse française le conflit n’a pas été une opposition de Donald Trump à ses six partenaires. Il n’y a pas eu, en dépit de ce que disent certains médias français, de « front uni » contre Donald Trump. Cela a pu être vérifié dans les faux semblants qui ont accompagné le sommet de septembre 2019 qui se tint à Biarritz et que l’on a, un peu rapidement, présenté comme un succès. Emmanuel Macron avait fait tout son possible pour que ce nouveau G-7 se déroule sans vaisselle cassée ni éclats de voix qui puissent parvenir jusqu’aux oreilles des journalistes. Las, il ne fallut que quelques semaines pour voir réapparaître des divergences majeures, que ce soit au sujet de la taxe sur les grandes sociétés de l’Internet (la fameuse « taxe GAFA »). L’accord qui fut ultérieurement trouvé cache mal la perpétuation des divergences[23].

 

Graphique 2