PHILOSOPHER FACE AU RELATIVISME ET AU NIHILISME: l’affaire Sokal et Bricmont
Au printemps 1996 une revue américaine renommée, Social Text, publiait un article très mode d’Alan Sokal au titre alléchant ” Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique “, délibérément bourré, aux dires de son auteur, d’absurdités et d’illogismes flagrants et affichant un relativisme cognitif extrême, allant jusqu’à nier l’existence d’un monde objectif, extérieur à notre conscience. Le projet d’Alan Sokal était de voir si ce tissu d’absurdités serait publié. Il le fut. Et dans un numéro spécial consacré à une réponse aux inquiétudes des scientifiques aux dérives du post-modernisme. La conclusion aurait pu être signée Claude Allègre ou Jack Lang ” .. tout ceci n’est qu’une première étape: le but fondamental de tout mouvement émancipatoire doit être de démystifier et de démocratiser la production de la connaissance scientifique … cette tâche doit commencer avec la jeune génération, à travers une profonde réforme du système éducatif. L’enseignement de la science et des mathématiques doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes et le contenu de ces sujets doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques “.
” L’affaire Sokal – Bricmont ” commençait avec la publication postérieure de leur ouvrage ” Impostures intellectuelles ” dénonçant l’ensemble du courant post-moderniste parmi lequel figure les figures de proue de l’intelligentsia française les plus en vue aux Etats-Unis: Deleuze, Derrida, Guattari, Lacan, Lyotard, Serres, Baudrillard, Kristeva et Virillio entre autres.
Que disent les imposteurs ? Ils tirent partie des conclusions de la science moderne, de la mécanique quantique notamment, sur l’indétermination du monde et son inaccessibilité à notre totale compréhension pour conclure que toute connaissance est impossible et que tout exercice de la raison est vain. Un des chefs de file de ce courant dit ” post-moderne ” est Feyerabend, adversaire radical de Karl Popper qui assimilé tout exercice de la raison à un rationalisme qui ne peut mener qu’à la tyrannie.
Le post-modernisme fonde ainsi une nouvelle philosophie libertaire et nihiliste, où, faute de pouvoir connaître le réel on le remplace par une pure spéculation intellectuelle. Jacques Bouveresse s’interroge sur ce goût subit des intellectuels post-modernes pour la mécanique quantique, la théorie du chaos, la géométrie fractale ou le théorème de Gödel. D’où vient-il? Du besoin de prestige et de pouvoir, répond-il, à l’heure où il semble falloir se réclamer de la science pour pouvoir être reconnu, notamment aux Etats-Unis. Pourquoi, par ailleurs, la pratique d’un recours à la science s’accompagne-t-elle, dans le même mouvement, d’un usage de l’analogie où l’esthétique l’emporte sur la rigueur? Parce que, dit Bouveresse, nous vivons une époque où la liberté de penser ne doit pas être entravée par le souci logique ou la confrontation aux faits, et où ceux qui rappellent que la pensée a des règles se trouvent accusés de pusillanimité. Dès lors, les pleins pouvoirs sont donnés à l’imagination, qui peut n’en faire qu’à sa tête au nom de ” l’aventure de la pensée “.
Ce ” postmodernisme ” consiste à tout relativiser, à tout mettre sur un pied d’égalité au nom de la liberté de penser. Une pensée qui a perdu son caractère critique: la liberté de dire n’importe quoi est mieux défendue que celle de dire que tel ou tel propos dit n’importe quoi. Celui qui s’y risque est immédiatement dénoncé à la vindicte publique comme ” fasciste “. N’est-ce pas ce que l’on retrouve dans les propos faisant l’éloge de la différence – le différencialisme – qui, inspirée du ” politiquement correct ” américain, conduit au bout du compte à la ghettoïsation de la société, et au développement, par des voies détournées, du racisme? Et cette logique du relativisme ” littérariste “, comme dit Bouveresse, ne va t-elle pas jusqu’à toucher la sociologie lorsqu’elle se fonde sur une ” épistémologie de la réception ” pour laquelle la valeur d’une théorie se mesure à sa réception par le public ?
Pratiquement, le postmodernisme apporte une justification prétendument scientifique au discours sur l’hétérogénéité qui est au cœur de la pensée dominante actuelle.
- Son fondement théorique est le relativisme: il n’y a pas de vérité, les faits ne sont que le produit de notre langage. ” L’avantage de cette nouvelle notion de fait, c’est qu’on n’a jamais tort ” : la vérité n’est plus qu’affaire de croyance qui n’a pas à chercher à se confronter au réel.
- Son origine est le découragement politique: les idéologies de gauche ont failli. Or, la gauche a été le porte-drapeau de la philosophie des lumières: il faut donc rejeter les Lumières! La science et la raison sont rejetés avec la prétention folle du communisme à connaître parfaitement le monde et à le transformer. Le postmodernisme jette le bébé avec l’eau du bain, la science avec le scientisme, la raison avec le rationalisme. La gauche trahit l’héritage des Lumières et devient obscurantiste.
- Son fantasme est ” les nouveaux mouvements sociaux “: antiracisme, homosexuels, féministes, ces mouvements n’ont pas été pris en compte par la gauche traditionnelle, ils deviennent autant de nouvelles idéologies qui se fondent sur les prétentions scientifiques du postmodernisme et son discours sur la ” différence ” et son goût pour les réalités virtuelles loin du monde réel, alors que les revendications légitimes des ces mouvements ” peuvent trouver une base bien plus solide (…) dans la tradition égalitaire, radicalement démocratique et rationaliste issue des Lumières “
- Son projet est le libéralisme le plus dur par l’abandon de la solidarité, de l’égalité, le dégoût de la vérité et de la recherche des faits au profit du discours.
En même temps qu’il sonne le glas de la gauche politique, le postmodernisme transforme l’université en instrument de crétinisation de masse où les étudiants ” apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même faire carrière à l’université en devenant experts dans l’art de manipuler un jargon érudit ” . Le désintérêt pour le monde réel est ainsi théorisé et systématisé. La négation de la poursuite du bien commun reçoit le vernis d’une caution scientifique. Le projet de transformation du monde est remplacé par la gesticulation verbale.
- Extrait de “Gouverner par le bien commun“
Tous les textes de l’affaire sont sur le site d’Alan Sokal à l’Université de New-York.
- Les réactions face à la publication d'”Impostures intellectuelles”
- Le commentaire de Jacques Bouveresse, ennemi historique des petits marquis de la “nouvelle philosophie” :
“Je ne voudrais pas terminer cet article sans un mot de consolation et de réconfort pour les ego un peu surdimensionnés de certaines de nos gloires intellectuelles nationales. Je ne pense pas que leur prestige souffrira beaucoup des ” révélations ” apportées par le livre de Sokal et Bricmont. Il est même tout à fait possible qu’une fois de plus le crime contre la logique et l’exactitude paie et qu’elles se tirent finalement de cette affaire à leur avantage, auréolées du prestige du penseur génial victime de l’incompréhension et de la malveillance de philistins ignorants. (…) Ou, en tout cas, de n’avoir pas choisi un domaine où il est encore possible, sans être soupçonné immédiatement de se comporter comme un policier, de s’adresser à l’intellect et à la raison des gens, plutôt que simplement à leur affectivité ou leur émotivité et à leur besoin d’aimer et d’être aimé, et permis d’exiger d’eux qu’ils sachent, autant que possible, de quoi ils parlent et donnent des justifications et des arguments pour ce qu’ils affirment.” . - La vraie signification de l’affaire Sokal, par Jean Bricmont
- L’affaire dans la presse francophone, recension par Patrick Peccatte
- Une critique de la démarche d’Alan Sokal (la seule qui jusqu’ici mérite l’attention à mon sens): le livre d’Yves Janneret, et sa critique par Patrick Peccatte
- Une analyse très détaillée du postmodernisme, par Patrick Peccatte, qui publie également “Pour une véritable philosophie postmoderne des sciences“
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