Mondialisation et criminalité

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«L’argent propre ou sale circule librement, partout et à très grande vitesse»

J.-F. Gayraud, Officier De Police

Dans le «Nouveau capitalisme criminel» (Odile Jacob), Jean-François Gayraud se demande si le capitalisme n’est-il pas devenu criminogène, tant il offre désormais d’opportunités et d’incitations aux déviances frauduleuses. Éclairant précisément la géo-économie et la géopolitique du crime organisé, l’auteur montre que, sur les marchés financiers, le crime est parfois si systématique qu’il en devient systémique dans ses effets. Il s’interroge également aussi sur le devenir de la finance qui semble s’affranchir de la souveraineté des États, de plus en plus dépourvus face aux dérives criminelles.

La lutte contre le blanchiment de l’argent sale est un échec quasi complet au plan mondial. Une impression différente pourrait pourtant se dégager au vu des innombrables lois, institutions, colloques et tonitruantes déclarations politiques ou encore reportages télévisés que ce thème suscite de manière permanente. À l’examen froid, pourtant, le bilan est pathétique. Un rapport de l’agence de l’ONU spécialisée dans la lutte contre le crime publié en 2011 l’atteste, dressant un constat sans appel. Que nous apprend-il? Ici, une cascade chiffres mérite d’être connue. Les revenus criminels mondiaux représentent 2 100 milliards de dollars par an (2009) soit 3,6% du PIB mondial. La part de l’argent sale blanchi via le système financier mondial est estimée chaque année à 1600 milliards de dollars, soit 2,7% du PIB mondial (2009); une estimation jugée plutôt basse par les rédacteurs du rapport. Les flux financiers issus du seul crime organisé et du trafic de drogues représentent 870 milliards de revenus par an (1,5% du PIB mondial); les revenus du trafic de cocaïne sont estimés à 84 milliards de dollars, dont 35 milliards en Amérique du Nord et 26 en Europe de l’Ouest et centrale. Environ 70% de ces 870 milliards annuels – soit 580 milliards de dollars (2009) ou 1% du PIB mondial – sont blanchis via le système financier. Les revenus les plus importants du crime organisé proviennent du trafic de drogue à hauteur de 20%. Les revenus criminels liés à la drogue disponibles pour du blanchiment via le système financier représentent entre 0,4 et 0,6% du PIB mondial.

Toutefois, seulement 1% – et le rapport de préciser probablement que c’est en fait plutôt 0,2% – des 1 600 milliards de dollars blanchis chaque année dans le monde parviennent à être captés par les instances de régulation ou de répression! Ce «taux d’interception» (interception rate) est qualifié par le rapport onusien de «bas». Un euphémisme. Si le premier chiffre (1600 milliards de dollars) particulièrement spectaculaire a été commenté, le second (0,2%), plutôt déprimant, l’a été beaucoup moins; et pour cause tant ces «0,2%» signent l’échec des efforts entrepris ces dernières décennies. La publicité faite autour des 1600 milliards flatte une vision divertissante de la politique et des médias, là où les 0,2% obligent à se poser de cruelles questions sur le destin de l’argent du crime.

Cet échec mériterait un titre puisé chez Shakespeare: Beaucoup de bruit pour rien! Ainsi, un contraste saisissant s’impose: d’un côté, le bruit médiatique né des déclarations de «guerre» à l’argent sale; de l’autre, l’échec silencieux à sa traque. Toutes ces «cathédrales de papier» – lois, institutions spécialisées, etc. – ont été emportées par la réalité de flux massifs et transnationaux, se déplaçant à grande vitesse sur tous les continents. Le Congrès des États-Unis propose un diagnostic identique à l’échelle cette fois de la seule Amérique du Nord dans un rapport de 2013, The Bucks Stops Here, dirigé par la sénatrice Dianne Feinstein: «Les informations disponibles suggèrent que les États-Unis saisissent actuellement moins de un pour cent (1%) des flux de trésorerie illicites sortants via la frontière sud-ouest, et encore moins pour l’argent blanchi dans le système financier international

Et le rapport de citer les propos en 2009 de John Cassara, un agent du Trésor expert dans la lutte contre le blanchiment de l’argent sale: «L’Office of National Drug Control Policy estime que les Américains dépensent environ 65 milliards par an en drogues illégales. Par ailleurs, selon la Drug Enforcement Administration (DEA), seulement 1 milliard est saisi chaque année à l’échelle nationale par l’ensemble des agences fédérales réunies. Ce taux de saisie réussie d’environ 1,5% est en réalité encore plus déprimant car l’identification de l’argent liquide lié aux drogues est probablement l’enquête anti-blanchiment la plus simple. Nous pouvons donc en déduire que le taux de saisie est bien pire encore pour les autres formes de blanchiment d’argent aux États-Unis qui se montent globalement en centaines de milliards de dollars.» Ce rapport des sénateurs américains est saisissant de franchise quand il explique par ailleurs la totale ignorance dans laquelle nous nous trouvons sur le sujet, sous-entendant simplement combien la situation est probablement pire encore que ce que nos maigres connaissances laissent émerger: «Les statistiques touchant au volume des revenus de l’argent de la drogue quittant les États-Unis varient considérablement, ce qui démontre la faible connaissance des autorités américaines sur le volume d’argent transporté, stocké et blanchi chaque année.»

Retenons un chiffre: 1% donc, et moins encore quand l’argent passe par le système financier international! Peut-on faire pire?

Alors, comment expliquer un tel échec? Et pourquoi un tel silence sur cette faillite de toute une politique menée à grands tambours médiatico-politiques? Il faut ici se garder des explications techniciennes et ponctuelles, consistant à discuter d’inutiles détails juridiques relevant de l’ingénierie politique, juridique, financière ou du mécano institutionnel qu’affectionnent tant les technocrates.

Il est plus éclairant de mettre à jour les racines profondes du mal. Plusieurs explications fondamentales se conjuguent, tenant à l’histoire, à la géographie et à la politique.

La première raison de l’échec, la plus importante à ce jour, tient d’abord à l’histoire. Contrairement à une idée reçue, ce combat est récent. Il ne débute réellement que dans les années 1980, timidement d’abord, et s’accélère ensuite dans les décennies 1990 et 2000. Il ne devient une véritable priorité internationale qu’au moment où les États-Unis décident de s’y intéresser réellement, c’est-à-dire après les attentats du 11 septembre 2001, au nom de la «guerre au terrorisme» (war on terrorism). Depuis, toutes les institutions financières, les banques en tête, se sont lancées dans la mise en place de coûteux programmes dits de «conformité».

L’idée de la traque du criminel par l’argent est certes ancienne, mais il s’est agi au départ d’utiliser les contradictions entre un train de vie affiché et des revenus déclarés pour arrêter des gangsters trop arrogants. L’outil était donc fiscal (le «syndrome Al Capone/ Eliot Ness»). Tout autre et très neuve est l’idée de s’intéresser au réinvestissement de l’argent du crime dans l’économie afin que «bien mal acquis ne profite pas». Il faudra des décennies pour que cette perspective s’impose et l’effet d’entraînement issu des attentats du 11 septembre.

Ensuite, la deuxième raison de l’échec relève de la géographie politico-économique: l’accélération de la mondialisation depuis les années 1980-1990. La mondialisation naît d’une combinaison de bouleversements géopolitiques (la chute du mur de Berlin; la fin du communisme), de révolutions technologiques (informatisation) et surtout de politiques publiques (des lois). Des lois de dérégulation ont mis en place une nouvelle architecture du monde autour des triptyques «déréglementation, décloisonnement, désintermédiation» ou encore «privatisations, rigueur budgétaire, libre-échange». Depuis, l’argent propre ou sale circule librement, partout et à très grande vitesse. Par ailleurs, si tout a été dit sur la nocivité des États pirates et parasites que sont les paradis fiscaux et bancaires, on insiste moins sur le fait que le blanchiment d’argent repose en priorité sur la multiplication d’instruments juridico-financiers de type «sociétés écrans» (trusts, fondations, etc.) permettant l’anonymisation et l’opacification des capitaux. Là se situe le cœur des processus de blanchiment d’argent sale et de corruption, ainsi que la plupart des études internationales l’ont clairement démontré. Et il faut casser le mythe d’une dynamique naturelle et inéluctable de la mondialisation qui se serait imposée aux politiciens. La mondialisation a été initiée par les classes supérieures des pays riches du Nord et du Sud; et ce sont elles qui en ont le plus profité.

La conséquence de ce mouvement historique est connue: la mondialisation a libéré les capitaux de leurs contraintes territoriales, enrichissant des classes supérieures formant une nouvelle upperclass mondialisée, des «élites mondialisées» (Jean-Pierre Chevènement), une superclass (David Ruthkopf), un «supramonde» (Peter Dale Scott). Que peut-on contrôler effectivement dans un monde sans limites ni barrières, dans lequel les verticalités étatiques lentes sont systématiquement prises en défaut par les horizontalités rapides des flux transnationaux?

Ce monde ouvert, sans véritables contrôles ni surveillances, offre au final des opportunités de blanchiment sans limites, aussi bien dans le système financier – et ce très au-delà des seules banques – que dans l’économie dite réelle. Ainsi, les processus de privatisation à marche forcée – la fameuse «thérapie de choc» – durant les années 1990, menés un peu partout dans le monde au nom d’une conception fondamentaliste du libéralisme ont été une aubaine historique pour à la fois la formation de nouvelles ploutocraties et le blanchiment à très grande échelle des profits du crime. Les entreprises et les banques ont souvent été cédées à des initiés («capitalisme du copinage») dont le principal talent n’était pas entrepreneurial mais de faire partie d’une clique. Dans deux contextes différents, les expériences de la Russie postsoviétique et du Mexique post-PRI sont emblématiques de ce phénomène. Quelle action antiblanchiment crédible peut-on espérer dans des pays où le crime organisé et/ou des élites corrompues entretiennent une relation symbiotique avec les institutions financières? Ce capitalisme prédateur, de fait très éloigné des canons d’une concurrence loyale sur les marchés, fait émerger de nouvelles fortunes à l’ombre des États, tout en recyclant des sommes gigantesques issues du crime organisé et spécialement du trafic de drogue.

Par ailleurs, la mondialisation/dérégulation des marchés financiers a donné naissance à un vaste système de shadow banking. (…)

La troisième raison de l’échec est d’ordre politique. Un dispositif de blanchiment d’argent donne des résultats lorsqu’il est effectivement mis en œuvre. Cette remarque de bon sens peut faire sourire: elle est pourtant centrale et souvent oubliée. Il ne suffit pas de multiplier les déclarations publiques, les lois et les institutions: encore faut- il donner corps aux mots, en les incarnant in concreto. Les mots doivent certes précéder l’action pour l’orienter mais ne peuvent s’y substituer. Or la très grande majorité des quelque deux cents États de la planète ont une  gouvernance défaillante», pour reprendre la novlangue bureaucratique et managériale.

Autrement dit, en langage clair: leurs gouvernants sont ou incompétents ou corrompus, et souvent les deux à la fois. À ce titre, la géopolitique contemporaine est déprimante. La plupart des États sont pauvres, faillis, corrompus ou pire encore parfois en étant franchement mafieux ou criminels; sans compter enfin les États ayant fondé leur modèle de développement sur une politique du business/money friendly à l’image des paradis fiscaux et bancaires.

Les États contemporains ne rentrant dans aucune de ces catégories sombres sont beaucoup moins nombreux que ceux très majoritaires qui par incapacité ou par complicité décident de ne pas faire de la lutte contre l’argent sale une priorité effective.

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