Dans un papier de bonne facture (que je reproduis ci-dessous), Alain de Benoist soutient que mai 68 n’a en fait rien changé et que sans mai 68, nous en serions au même point. Sur le temps long, je partage son analyse, mais, pour avoir vécu comme lui (nous n’étions sans doute pas dans le même camp) mai 68, je considère que l’événement en lui-même compte.
Mai 68 fut une contre-révolution nihiliste. Michel Clouscard – que je n’ai découvert que tardivement – en a fait une analyse précise:
“Mai 68 c’est le passage du capitalisme monopolistique d’état au libéralisme-libertaire. Le capitalisme monopoliste d’état c’est l’instant du capitalisme où l’état gère l’économie en situation de monopole. C’est une économie de l’épargne qui promeut une idéologie du travail, de la rareté et du goût de l’effort et qui correspond, pour la France, à l’après-guerre où toute la reconstruction s’est faite sous l’ombre paternel du Général De Gaulle à travers le modèle du fordisme et du taylorisme des biens d’équipement. Seulement, une fois que tous les prolétaires sont équipés, le marché se doit de trouver de nouveaux débouchés dans sa course folle vers la croissance car croissance, libéralisme et démocratie sont, pour un libéral, des synonymes. La bourgeoisie, en tant que conscience de classe fera ainsi sa mutation afin de garder sa main mise sur l’économie et troquera sa pudibonderie protestante et janséniste pour le slogan de Cohn-Bendit –grand libéral-libertaire devant l’Eternel- “il est interdit d’interdire” afin de permettre l’avènement de la société du ludique, du libidinal et du marginal.
Mai 68 marque donc la fin de l’économie des biens d’équipement pour les remplacer par une économie des biens de consommation afin de créer de nouveaux marchés. Le surplus de plus-value à payer pour un bien de consommation se justifie par la publicité. Le libéralisme-libertaire aura ainsi transformé la liberté en désir et le désir en acte d’achat à travers un engendrement réciproque entre le marché et le désir”. (Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire”)
Il y avait plusieurs catégories de 68hards, qui n’avaient pas grand chose de commun. Le Mai 68 ouvrier a suivi les consignes de Georges Séguy, le patron de la CGT :”les gauchistes sont vos futurs patrons” et a rejeté tout contact avec ceux, qui, sortant de Normal Sup avec une banderole “les ouvriers prendront des mains gragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime anti-populaire“, se dirigeaient vers l’usine Renault à Billancourt. Ils le sont, en bien plus rapaces que les patrons d’autrefois, une nouvelle race de Rougon-Macquart dépourvue de toute espèce d’éthique et de scrupules.
Chez les étudiants, il y avait les trotskystes, arrivistes bourgeois parmi les arrivistes. Je me souviens encore de Bernard Guetta, le patron de la JCR, monté sur une table à Censier nous expliquant les thèses d’avril de Lénine. Ils sont aujourd’hui au pouvoir. La contre-révolution nihiliste leur a ouvert des places: patrons de grandes entreprises, hauts fonctionnaires, patrons de presse… Ensuite les maoïstes (dont je fus un temps), le haut de gamme de Normale Sup! Initialement des vertueux qui voulaient se mettre à l’école de la classe ouvrière! Le vertu n’eut qu’un temps, sous l’égide de Roland Castro, le mouvement vira dans le spontanéisme et dégénéra complètement, pour certains dans l’hyper violence, non sans réserver à ses dirigeants des places dans la magistrature du verbe: Serge July créa Libération, le premier journal décrivant l’actualité comme elle devrait être selon les canons de leur idéologie, et en aucun cas comme elle était. Rien n’a vraiment changé de ce point de vue. Les plus cons étaient toujours au PCF: ils n’avaient pas compris que ce n’était plus une voie royale pour se faire une place dans l’intelligentsia, et que, de plumeurs de volaille, ils allaient devenir plumés par “l’arsouille” – comme de Gaulle surnommait Mitterrand. Mais les plus cons des plus cons, c’étaient les gens de droite qui n’avaient pas compris que les gauchistes faisaient leur boulot que leur conservatisme et leur attachement aux valeurs traditionnelles les empêchaient de faire. Mais les milieux d’affaires avaient compris les perspectives qu’ouvrait cette rupture sociétale et bientôt avoir été gauchiste deviendrait un critère de sélection de cadres de haut niveau…
La contre-révolution nihiliste auraient de toute façon eu lieu. Marx avait remarquablement analysé dans le Manifeste du Parti Communiste, ce besoin du capitalisme de révolutionner en permanence toutes les structures sociales. Nietszche l’avait annoncé dans Ainsi Parlait Zarathoustra. Dieu était mort, ne restait que le tryptique “santé, sécurité, confort”, plus de grands idéaux, la société du spectacle et la consommation devenait le seul horizon: « Tel est le funeste destin de l’Europe : ayant cessé de craindre l’homme, nous avons cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui et même de le vouloir. Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue. Qu’est-ce qu’aujourd’hui que le nihilisme, sinon cela ? (…) Nous sommes fatigués de l’homme ».
Mais une révolution n’a pas besoin “d’éclater” pour advenir. La révolution industrielle a été une véritable révolution mais qui n’a pas “éclaté” comme un 14 juillet: elle a été une succession de micro événements qui sont entrés au fil du temps en coalescence pour bouleverser tout l’ordre économique et social. Pour contrer la contre-révolution nihiliste nécessaire à l’expansion du capitalisme, il aurait fallu un dirigeant vertueux capable de redonner du souffle à une société épuisée cédant aux sirènes de la société du spectacle, pour reprendre la superbe analyse de Guy Debord, dont nous n’avions pas compris à l’époque toute la pertinence des analyses. Il y eut De Gaulle, mais comme il l’a lui-même si bien analysé, il était trop vieux de dix ans. Trahi par Pompidou qui n’avait d’yeux que pour les gauchistes et l’évolution qu’ils impulsaient. L’entretien avec le conseiller à l’éducation du Général, Jacques Narbonne, que j’ai réalisé avec Isabelle Voltaire est explicite sur ce point. Gauchistes aidant, la bourgeoisie d’affaire a pu virer De Gaulle.
Mais mai 68 a bien eu lieu, la révolution nihiliste a bien “éclaté”, et ce ne fut pas rien. Une révolution – a fortiori une contre-révolution – est un processus violent qui ne fait pas dans le détail. Il y eut des suicides parmi mes camarades, des naufrages dans la drogue, des dépressions à n’en plus finir pour ceux qui n’avaient pas compris que Mai 68 ouvrait une époque d’un cynisme sans frontières où de bonnes places seraient à prendre. On a procédé à l’accusation publique des professeurs qui ne se ralliaient pas à la nouvelle doxa libertaire, plus de valeurs qui aurait pu vous faire discerner le bien et le mal d’une décision, “ma propre volonté devient le seul critère d’une bonne décision“. Le relativisme prit valeur de religion obligatoire. Tout ne devint que quantitatif, pour les jeunes que nous étions, plus question de conter fleurette à une jolie jeune fille, il n’était plus question que de “baiser” pour montrer qu’on était “libéré”.
Mai 68 a été une rupture, il y a eu un avant et un après. Un discours stéréotypé s’est installé. La trouille de ne pas être dans le vent, d’être ringard, remplaça le débat politique dans cette vieille nation politique, mère des sciences et des Arts, qu’était la France. Et s’ensuivit un processus de course à la modernité, l’accordéon et les dîners chez les éboueurs de Giscard, la religion de la comm’ chez Chirac, la rupture avec le capitalisme de Mitterrand qui devint sa parfaite soumission, la vulgarité de Sarkozy, la platitude d’un Hollande et le pathétique d’un Macron, tout cela découle du “moment 1968”.
Alain de Benoist : « Avec ou sans Mai 68, nous en serions au même point »
Bien que vous ayez vécu cet événement, on ne vous a guère entendu sur le 50e anniversaire de Mai 68. C’est une commémoration qui, selon vous, ne s’imposait pas ?
Je crois qu’il faut conserver le souvenir du passé, mais la commémorationnite m’ennuie, surtout quand il s’agit de Mai 68. Cela fait un demi-siècle que, tous les dix ans, je lis les mêmes commentaires, les mêmes souvenirs, empreints de nostalgie ou rugissants d’amère rancœur. Très peu d’analyse critique, peu d’intelligence du sujet. Je pense, de surcroît, que les jeunes s’en fichent royalement : pour ceux qui ont aujourd’hui dix-huit ans, Mai 68 est aussi loin que l’était la fin de la Première Guerre mondiale pour les barricadiers : autant dire la préhistoire ! Quant à l’éventualité d’assister à un « nouveau Mai », il faut vraiment ne pas réaliser en quoi le monde d’aujourd’hui diffère du monde d’il y a un demi-siècle pour ne pas comprendre que cette façon paresseuse de penser relève de la parodie ou de la farce.
Il n’y a pas eu un mais plusieurs Mai 68. Quels sont ceux dont il peut être bon de se souvenir, lesquels faut-il oublier ?
Pour commencer, n’oublions pas le mai-juin ouvrier : la plus importante et la dernière en date des grandes grèves générales qu’a connues notre pays (près de neuf millions de grévistes, alors qu’à cette époque, le chômage était quasi marginal). Il y a, ensuite, le Mai « révolutionnaire », qui a surtout été le fait des mouvances anarchistes et trotskistes, lesquelles ont connu durant ces journées un bref regain d’influence. Il faut y ajouter les pro-Chinois, qu’on aurait tort de considérer comme une sorte d’élément exotique plus ou moins farfelu. Il faut lire, à ce sujet, L’Établi (1978), de Robert Linhart, et surtout le témoignage poignant de sa fille, Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu (2008). Ajoutons-y encore ce qui apparaît rétrospectivement comme le plus stimulant intellectuellement : la critique sociale développée dans les milieux situationnistes, implantés à l’université de Strasbourg depuis 1966. Les écrits prophétiques de Guy Debord sur la société du spectacle et la consommation marchande conservent toute leur valeur aujourd’hui.
Mais ce n’est pas cette tendance qui l’a emporté. La Gauche prolétarienne disparaît pratiquement après la mort de Pierre Overney, en février 1972, et les groupes gauchistes vont très vite retourner à la marginalité. Ce qui l’a emporté, c’est l’autre tendance, la plus massive et la plus détestable, plus « sociétale » que politique, qui mêlait l’hédonisme, l’individualisme, le néo-féminisme, l’apologie du « désir » et le refus de toutes les formes d’autorité. Elle s’exprime parfaitement dans le mot d’ordre « Jouir sans entraves », qui était un slogan d’enfants gâtés. Ceux qui s’en réclamaient ont très vite renoncé à combattre la société en place, puisqu’elle inclinait elle-même dans leur sens. Ils se sont, au contraire, massivement ralliés à la société de marché, d’inspiration capitaliste libérale, qui leur offrait le moyen de satisfaire leurs aspirations ou leurs pulsions beaucoup plus sûrement qu’une improbable « révolution culturelle » à la Mao. Ils voulaient, « sous les pavés, la plage », ils ont eu « Paris Plage » ! Parfaitement intégrés dans un Système qui leur a distribué postes confortables, privilèges et jetons de présence, ce sont ces gens-là qui forment, aujourd’hui, les gros bataillons des « mutins de Panurge » (Philippe Muray), des défenseurs de la théorie du genre et du langage des droits. Politiquement correct oblige, le « Il est interdit d’interdire » a, au passage, été oublié.
Qu’est-ce que Mai 68 a véritablement changé dans la vie des Français ?
Finalement, pas grand-chose. Ce fut une grande peur pour certains, une belle fête pour beaucoup, un spectacle pour tout le monde. Mais les pays qui n’ont pas eu de Mai 68 ont connu exactement la même évolution. Il y a, dans les milieux de droite, une tendance à croire que toutes les calamités du temps présent s’expliquent par l’influence délétère des « soixante-huitards », qui est aussi naïve que la croyance, dans les milieux catholiques traditionalistes, que la crise de l’Église provient tout entière du concile de Vatican II. En réalité, dans l’un et l’autre cas, il faut remonter plus en amont. La fin de la chrétienté à laquelle nous avons assisté (je parle de la chrétienté, pas du christianisme) a des origines beaucoup plus lointaines, à commencer par la fin du monde paysan, qui a privé l’Église de ses réserves rurales. Mai 68, de la même façon, a simplement cristallisé des tendances lourdes qui étaient à l’œuvre depuis les années cinquante : entrée massive des femmes sur le marché du travail, démembrement de la famille, montée de l’individualisme, idéologie de la « déconstruction », etc. Avec ou sans Mai 68, nous en serions au même point.