Play it again Sam: Ruptures et continuités des révolutions industrielles

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Chapitre du livre: “L’intelligence Iconomique: les nouveaux modèles d’affaires de la III° révolution industrielle

 

Ce chapitre souligne l’ancrage dans l’histoire de l’évolution économique, alors que l’économie dominante, que dis-je, l’idéologie dominante, nous serine que nous entrerions dans une ère totalement nouvelle qui devrait nous obliger à faire du passé table rase. Le message sous-jacent est “plus rien ne sera comme avant” et tous les acquis (entendez: acquis sociaux et systèmes de protection sociale) sont bons à mettre à la poubelle. S’y ajoutent les ritournelles sur la “fin du travail”, la fin de la croissance et tutti quanti: écoutez les représentants de la Paris School of Econcomics (sic), de la Fondation Terra nova, du Figaro, de Sc. Pot, dans l’émission de Philippe Meyer, les mêmes parlant aux mêmes concluent à la même chose.

L’analyse présentée ici, à partir d’une extensive revue de la littérature et de mes recherches en histoire économique, expose qu’une révolution industrielle, pour être une rupture radicale ne s’inscrit pas moins dans une continuité historique et que son succès est tributaire de sa capacité à s’inscrire dans cette continuité historique. Ce changement n’est pas déterministe, n’est pas l’expression d’une quelconque “sens de l’histoire”, d’une quelconque “loi de l’économie” qui dicterait sa conduite aux sociétés humaines. Il fait au contraire appel à leur capacité d’innovation pour s’emparer des nouvelles technologies et les mettre au service du bien… et généralement d’abord du mal commun.

Comprendre le fonctionnement de ces dynamiques d’évolution devrait être le fondement du pilotage des politiques publiques. Il l’est en Asie qui pilote son renouveau en s’inscrivant dans ce grands mouvements du temps long. Longue durée qui fut inventée en France par Fernand Braudel, mais que nos “élites” rentières et nos dirigeants corrompus sont bien incapables d’intégrer.

Claude Rochet


Publié chez De Boeck, septembre 2015

Walter Inge, Doyen de la Cathédrale St Paul de Londres, écrivit en 1229 un récit de la création où il fait dire à Adam s’adressant à Eve alors qu’ils sont chassés du Paradis terrestre «  Je crois, ma chère, que nous vivons une époque de transition ». Il ne pouvait mieux dire : nous avons là une constante de l’histoire humaine depuis la Création.

L’emploi du terme de “révolution” technologique peut porter certains à penser et affirmer que nous vivons une rupture radicale, que plus rien ne sera comme avant, que ce qui arrive est unique dans l’histoire… et de se lancer dans la futurologie d’un monde merveilleux.

Ce chapitre veut s’efforcer de répondre aux questions qui entourent ce terme de « révolution technologique » :

  • Pourquoi une révolution arrive-t-elle ? Est-elle prévisible ? A quoi la reconnaît-on ?
  • La propagation d’une révolution technologique suit-elle un schéma identifiable qui permettrait de l’orienter et de tirer le maximum de son potentiel ?
  • Qu’est-ce qui est finalement vraiment révolutionnaire dans cette révolution ?
  • Quelles stratégies, stratégies des entreprises et stratégie publique, pour qu’un pays puisse tirer profit de cette révolution ?

Nous disposons aujourd’hui d’un corpus de connaissances bien établies qui nous permet de répondre à ces questions, même s’il est superbement ignoré par les acteurs de la décision publique.

Ce corpus puise sa source dans l’histoire de l’économie depuis le début de l’époque moderne qui a vu l’Europe passer de zone sinistrée au XVI°, où l’essentiel de l’activité humaine consistait à se faire les guerres de toutes espèces – agression, conquête, civiles, religieuses… – et où l’espérance de vie dépassait difficilement 40 ans, au continent le plus prospère du monde trois siècles plus tard, effaçant la supériorité technologique et politique de la Chine. Les grands noms sont ici Fernand Braudel, Jean Bouvier, Lucien Febvre, François Crouzet, François Caron pour la France, et Patrick O’Brien, Chris Freeman, Joel Mokyr, Ronald Findlay, Kevin O’Rourke et David Landes, le seul qui soit un tant soit peu connu du public français pour avoir été traduit, pour le monde anglo-saxon.

La seconde source est l’histoire de la technologie et la compréhension de sa nature avec les travaux de Bertrand Gille, Maurice Daumas et Gilbert Simondon, pour ne citer que les pères fondateurs les plus connus.

La troisième est le progrès de la science économique avec l’œuvre considérable de Schumpeter qui a théorisé le développement de l’économie, poursuivie par l’école évolutionniste dans la lignée de Richard Nelson aux Etats-Unis.

Ajoutons la théorie générale des systèmes qui nous permet de comprendre comment les éléments que sont l’économie, la culture, la science, la technologie, l’Etat, ces composantes de la société, entrent en interactions pour former des nations en évolution où vont se succéder des phases d’équilibre et de déséquilibre, de stabilité et d’instabilité, de croissance et de déclin, qui sont autant d’opportunités d’initiatives et d’innovation.

Comprendre l’Iconomie ne peut se faire sans l’inscrire dans ce développement historique pour parvenir à comprendre le lien et la complémentarité entre les grandes constantes des révolutions technologiques pour naviguer entre le lyrisme des gourous de la technologie et les sceptiques du « finalement c’était mieux avant ».

Chris Freeman et Francisco Louça ont titré leurs ouvrages sur l’histoire des révolutions industrielle « As Time Goes By… » (au fil du temps) s’inspirant à la fois de Charles Peguy[1] et du film Casablanca où le pianiste Sam chante « As Time goes by fundamental things apply…. ». « Play it again, Sam » lui demande Humphrey Bogart pour illustrer ce retour de l’histoire….

Cycles et structure des révolutions technologiques

C’est le statisticien soviétique Kondratiev qui le premier a identifié le développement en cycles d’une durée de 40 à 60 ans, cycles qui ont la forme de courbes en S avec une période de maturation, d’expansion, de déploiement et de déclin. Schumpeter est parti des travaux de Kondratiev pour établir sa théorie des cycles d’affaires basés sur des vagues d’innovation successives qui se déploient en grappes, associées à un processus de destruction créatrice, soit la disparition des activités basées sur des technologies et des compétences obsolètes et la création de nouvelles activités. Schumpeter analyse le capitalisme comme un processus évolutionniste régi par la turbulence et l’incertitude, remettant en cause les structures établies, depuis les modes de production au niveau de la firme jusqu’aux consensus sociaux – comme l’a montré l’historien Eric Hobsbawm – et aux structures familiales et sociales dont les mutations s’étendent bien au-delà de la révolution industrielle elle-même. Il converge ici avec Karl Marx qui a bien cerné le caractère révolutionnaire du capitalisme, qui a constamment besoin de bouleverser les structures sociales pour créer de nouvelles dynamiques de production de richesse. Schumpeter est décédé en 1950 et n’a donc connu que la phase de déploiement de la II° révolution industrielle, celle qui allait donner naissance aux Trente glorieuses.

Carlota Perez, disciple de Chris Freeman et aujourd’hui professeur à l’Université technologique de Tallinn qui regroupe et anime l’Ecole néoschumpétérienne, a établi l’analyse la plus précise des cycles technologiques schumpétériens. Elle identifie à ce jour cinq cycles de 40 à 60 ans depuis la première révolution industrielle, deux cycles format un révolution industrielle, la première fondée sur la mécanisation, la seconde fondée sur les avancées scientifiques dans le domaine de l’électricité et de la chimie et donnant naissance à la grande entreprise, et la troisième fondée sur l’informatisation, dont la nature est précisément l’objet de cet ouvrage.

Chaque cycle suit une dynamique en cinq phases (Figure 1) :

  • Une phase d’invention qui voit l’invention de laboratoire passer de la preuve du concept au prototype et aux premières applications.
  • Le passage de l’invention à l’innovation est l’irruption sur le marché, quand la technologie est mature. Pour la première révolution industrielle, qui n’est pas basée sur des percées scientifiques mais des améliorations incrémentales, la période de maturation est plus lente et remonte à l ‘essor agricole de l’Angleterre au XVI° siècle qui a libéré de la main-d’œuvre et assuré la croissance de la population.
  • Le déploiement en tornade, ou phase de frénésie, qui voit la nouvelle technologie devenir « technologie générique » et bouleverser l’ensemble des économies et mettre en cause le système de régulation du cycle précédent.
  • Le déploiement sur l’ensemble de l’économie est une phase d’expansion qui donne naissance à un « nouveau paradigme techno-économique » qui, au-delà de la technologie, inclut organisation de la firme et évolution des institutions.
  • La maturité et les dernières applications de la technologie, qui rentre dans des zones à rendements de moins en moins croissants

                                                Figure 1: les cinq étapes d’un cycle technologique, selon Carlota Perez

Diapositive8

Au point d’inflexion de la courbe en S survient une crise qui a pour cause le divorce entre le capital financier et le capital productif. Au début de la phase de frénésie, tout va bien entre eux deux : le capital financier cherche à s’investir dans de nouvelles activités et la nouvelle vague technologique a besoin d’investisseurs. Mais l’on sait depuis 1720[2] que le capital financier est exubérant et irrationnel. Il en fait promettre trop à l’économie réelle au point d’en devenir une manie compulsive. La première crise de l’époque industrielle est celle des canaux, la canal mania en 1799 en Angleterre. Tout le monde voulait son canal à péage pour profiter de l’essor des transports. Tous les cycles technologiques ont eu leur manie. La figure 1 trace cette évolution ponctuée par des crises.

Nous sommes donc actuellement dans la période de crise de l’économie informatisée, auquel le capital financier à trop fait promettre dans les années 1990 – débouchant sur la crise du NASDAQ en 2001. Le capital financier, profitant des technologies de l’information qui permettent, entre autres, le trading haute fréquence est devenu un système en soi coupé de l’économie réelle, dont l’irrationalité produit la crises financière de 2008 dans laquelle nous sommes toujours.

Ce schéma est-il fatal ?

L’histoire économique nous apprend que ces crises sont de deux ordres : les crises structurelles d’ajustement sont des crises qui font partie de l’évolution normale des systèmes complexes. C’est le processus de « destruction créatrice » décrit par Schumpeter[3] : A une vague technologique est associée un système de production, une organisation sociale, une régulation par des institutions. Le changement technologique met ce système en déséquilibre Pour Schumpeter, Walras était un économiste du statique alors que lui se situait comme un économiste de la dynamique qui sépare les phases de statique. L’économie n’est pas un état stable, mais une succession d’états stables séparés par des périodes de rupture qui sont liées aux phases d’innovation. Dans sa Théorie de l’Evolution Economique (1911) Schumpeter souligne cette continuité entre changement incrémental et rupture « Si toute évolution se poursuit d’une façon continue et ininterrompue, est-ce qu’elle ressemble au développement progressif, organique d’un arbre dans son tronc et sa frondaison ? L’expérience répond négativement à cette question ». L’histoire humaine est un processus dynamique fait de phases d’amélioration incrémentale jusqu’au moment où la complexité créée par l’augmentation du nombre de variables et de leurs interactions rend nécessaire la construction d’un ordre supérieur de complexité, un nouveau méta-système de coordination. Il y a alors mutation et non plus simple adaptation. La théorie évolutionniste s’est construite par analogie avec la théorie darwinienne de l’évolution qui distingue les adaptations qui sont de l’ordre du somatique des mutations qui sont de l’ordre du génétique. Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais sa genèse s’inscrit dans une continuité historique qui est celle des schémas d’apprentissage, le sentier technologique.

Le développement de la recherche en économie a donné naissance à l’économie évolutionniste : l’économie n’est pas un processus déterministe, dont l’issue est fixée à l’avance, mais évolue en interaction avec son environnement. Elle le façonne autant qu’elle est façonnée par lui. Ce processus est stochastique[4] : il est guidé par le hasard et il se stabilise quand il a trouvé un équilibre satisfaisant. Dans la propagation de l’innovation un intrant (la nouvelle technologie) vient bouleverser l’équilibre du système qui va essayer une multitude de combinaisons de manière aléatoire (et donc accroître son désordre) tout en cherchant et sélectionnant les solutions les plus stables (créer un nouveau principe d’ordre). Ce sont les lois de l’évolution qui sont en œuvre, et les principes de sélection sont ceux qui garantiront au système technique sa stabilité et au système économique sa profitabilité : il s’agit non seulement de principes de robustesse technique, mais aussi de cohérence sociale et politique, car les révolutions technologiques ne transforment pas seulement les processus de production mais l’ensemble des rapports sociaux.

Ce processus stochastique n’est pas totalement aléatoire : il devient assez vite déterministe par un certain nombre d’options prises en amont qui sont d’ordre culturel et structurel. Paul David (1992) a étudié l’apparition du choix du clavier QWERTY qui est le résultat d’arbitrages culturels étrangers à la technologie qui donnent un produit dont la valeur est sans rapport avec l’optimum de Pareto. Le processus se stabilise quand il parvient à un état de « lock-in » (verrouillage) qui le met à l’abri de la concurrence. Bill Gates est parfois surnommé « The Lord of lock-in » par ceux qui l’accusent d’avoir, par Windows et son alliance avec Intel, enfermé le PC dans une architecture sous-optimale.

L’historien britannique Eric Hobsbawm a montré que les conflits sociaux émergeaient à la fin des longues phases de développement des cycles et qu’il y avait des « conflits en grappes » comme des « innovations en grappes ». Freeman et Louça identifient en fait deux points critiques : l’un à la fin de la phase d’expansion, lorsque les travailleurs disposent d’organisations puissantes et que le plein emploi donne des marges de manœuvre. La dernière grande vague de ce type se situe autour de 1968. Les travailleurs veulent obtenir les gains d’une productivité croissante tandis que les entrepreneurs veulent conserver des marges d’investissements face au déclin de la profitabilité. L’autre point critique se situe à la phase d’ajustement entre l’ancien et le nouveau paradigme techno-économique, quand le cycle entre en phase de récession avec croissance rapide du chômage et développement de l’insécurité de l’emploi, comme en 1974-75 et autour de 1983.

Plus globalement, un changement technologique est un changement social : « la technologie construit le social » souligne François Caron (1997). Le principe d’interdépendance générale défini par Leontief en 1939 modifie la structure des échanges interindustriels et met l’économie en état d’instabilité structurelle. La modification des qualifications, le processus de destruction créatrice qui s’applique aux emplois, la course à la réduction des coûts dans les activités de main d’œuvre dans un contexte d’ouverture des frontières et les délocalisations qu’il permet, vont faire passer le système de l’instabilité à la turbulence.

Les crises financières sont de nature différente : le déséquilibre n’est pas créé par un ajustement interne mais par la prise du pouvoir du système financier sur l’ensemble du système économique. Carlota Perez relève qu’à chaque cycle les nouvelles technologies ont d’abord profité au capital financier qui les a mises à profit pour asseoir son pouvoir. La crise argentine de 1890 est ainsi largement le fruit du développement du télégraphe qui a été le carburant de la spéculation. Ces nouveaux moyens de communication, en connectant, à, l’ère de l’Internet, tout avec tout créent une complexité que nul n’est capable de maîtriser. Ces crises financières, ces « paniques », sont d’ailleurs beaucoup plus fréquentes que les crises d’ajustement technologique : à peu près tous les dix ans. C’est quand la crise financière entre en résonance avec la crise technologique que se produit une crise systémique globale comme celle de 1929-1931 et de 2008. Ces crises sont en théorie plus faciles à résoudre puisqu’il s’agit de reprendre son pouvoir au capital financier. Et en pratique aussi, puisque que chaque sortie de crise a vu le système financier remis au service de la production par l’Etat[5].

Piloter dans l’incertitude

Si donc le déséquilibre est dans l’ordre des choses, il convient de se demander si l’on peut ramener le système à l’équilibre – où le réguler ex-ante pour éviter les crises – par une action volontaire. On est ici amené à frayer sa voie entre le positivisme qui postule que la raison abstraite est toute puissante pour définir un ordre parfait, et un libéralisme qui ferait confiance à la « main invisible[6] » du marché qui laisserait l’équilibre se rétablir naturellement.

L’approche évolutionniste permet d’éviter ces deux écueils. En analysant les trajectoires des sociétés comme des dynamiques de systèmes complexes. Freeman et Louçà, et plus particulièrement Carlota Perez, dans le prolongement de l’école évolutionniste, analysent l’histoire du développement comme l’interaction de cinq sous-systèmes. Chacun sous-système (politique, social, économique, technologique, culturel) est semi-autonome et évolue selon des cycles spécifiques, tout en rétroagissant sur les autres pour permettre l’émergence du méta-système qu’est la société, la nation (Figure 2). Son développement est le produit de l’interaction entre ces cinq sous-systèmes qui va produire un système global plus ou moins cohérent, résilient et capable d’évolution. L’histoire du développement est celle de ces processus de coordination. Il ne peut être défini par des lois déterministes mais résulte de processus heuristiques, suite d’hypothèses et de scénarios testés par essais et erreurs. La dynamique de chaque sous-système compte donc autant que la coordination de leur évolution pour donner naissance au système global[7].

De la qualité des interactions va donc découler la compétitivité de la nation. Ces interactions évoluent dans des espaces de phase qui déterminent le sentier technologique: dès lors, c’est le processus de coordination lui-même  qui est la variable essentielle pour comprendre la trajectoire, les crises exprimant le manque de synchronicité.

On peut comparer cette dynamique à la gastronomie (qui vient, rappelons-le, des régions pauvres où la richesse doit être recherchée dans l’art d’accommoder les plats plus que dans la quantité). Il faut cinq ingrédients :

  • la science est l’ingrédient indispensable depuis la II° révolution industrielle. Ce sont les percées scientifiques qui donnent naissance aux technologies génériques.
  • David Landes, dans son ouvrage fameux Richesse et pauvreté des nations, a souligné l’importance de la culture dans sa double capacité à accueillir le changement et à transformer la connaissance scientifique en connaissance utile, selon l’expression de Joël Mokyr, de la connaissance pratique, et comme ouverture au changement.
  • La technologie est la capacité à fabriquer des artefacts à partir de la science,
  • et cela est rendu possible par l’économie qui assure la rencontre de l’invention et du marché : l’innovation.
  • Cette coordination est tributaire du cadre politique qui, d’une part, peut entreprendre une action volontaire pour stimuler cette dynamique et d’autre part fixer des règles du jeu – les institutions – pour stimuler les interactions entre ces sous-systèmes.

La gastronomie ne se fait ni en additionnant, ni en mélangeant les ingrédients dans le désordre, ni en suivant à la lettre le livre de recettes. Elle se fait en essayant, en goûtant, en ajustant, en rectifiant, en s’adaptant en fonction des ingrédients disponibles dans un contexte donné, des goûts des convives et de l’inspiration du cuisinier.

L’économie standard néoclassique ignore ces leçons de la gastronomie. Elle prétend définir des recettes universelles pour cuisinier sans inspiration pour un convive standardisé. Elle donne une importance décisive à l’économie dont elle a une vue figée et quantitative, en prétendant lui soumettre toutes les autres composantes. Elle ne fait pas de différence entre les activités, qui sont censées toutes se valoir, de même que les territoires. Elle ignore les spécialités régionales, ses plats sont inodores et sans saveur, son pain est sans levain et ses soufflés ne montent pas. Par la tyrannie de la recette, de la « bonne pratique » universelle, elle tue les talents culinaires qui sont la base de l’innovation.

Figure 2: l’évolution des société comme interaction de cinq sous-systèmes

Diapositive1

Les éléments récurrents des révolutions technologiques

« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » disait Thucydide. Ce n’est pas le même bain, même si c’est dans le même fleuve  dans le temps long. Mais dans le temps court son comportement peut changer et brutalement : crues, sécheresse, pollution… Le fleuve ne sera jamais la même et le baigneur dans le même état, mais on peut identifier des configurations – qu’on nomme « patterns » en anglais –que l’on peut modéliser. Modéliser veut dire que l’on peut abstraire des représentations de comportements en dehors de tout contexte. Ce modèle permettra d’avoir une vue d’ensemble sur les configurations possibles, les modèles opérationnels pouvant être compris et conçus en chargeant les variables de contexte.

Cela ne rend pas pour autant le modèle prévisible, comme le pensent les économistes néoclassiques avec leurs modèles mathématiques qui prétendent tout expliquer, tout comprendre et tout prévoir. Cela le rend prédictible : on sait quelles configurations peut prendre une situation, mais cela reste un processus stochastique qui va combiner une multitude de possibilités : si on peut formuler des hypothèses quant au résultat il n’y a aucune certitude.

Il n’y a pas de « lois » déterministes en histoire pas plus qu’en économie qui est un « art pratique stochastique »[8] et non une science exacte. C’est le grand apport de Karl Popper à l’épistémologie du XX° siècle que d’avoir mis à bas le culte du déterminisme et de la toute-puissance de la raison humaine en montrant que le progrès est une suite de résolutions de problèmes qui mènent à des niveaux de vérité de plus en plus satisfaisants pour comprendre la réalité, mais que tout problème résolu amène un problème plus complexe qui appelle la poursuite du cycle d’apprentissage.

La réduction de l’économie à l’économie financière ne peut expliquer, ni encore moins avoir prise sur des phénomènes comme la démographie, le changement dans l’organisation de la firme et des industries, le progrès technique et sa diffusion, les dynamiques des différents systèmes nationaux d’innovation, le rôle si critique de la culture, de la géographie jusqu’à la géopolitique. Le concept aujourd’hui invoqué d’économie du savoir n’a en pratique rien de nouveau, la connaissance et les capacités d’apprentissage ayant en fait toujours été les principaux facteurs explicatifs de la croissance économique. Pour l’économiste Moses Abramovitz (1952)  qui, avant Robert Solow, a défini la technologie comme « la mesure de notre ignorance » [9], « l’économie du développement est donc le champ de travail où la dépendance de l’économie à l’égard des sciences sociales sœurs apparaît de la manière la plus flagrante ».

Ce processus est cumulatif, les structures sociales sont des flux et non des états stables et notre objectif doit être d’identifier, par l’analyse historique, des régularités qui nous permettent de comprendre les fluctuations à long terme des cycles de développement. La conclusion d’Abramovitz de 1952 reste d’une actualité étonnante :

« L’étude de la croissance économique, donc, est plus proche de l’histoire que tout autre sujet. L’étude du passé, y compris du passé lointain, ne nous fournira pas seulement la masse de données nécessaires, mais il semble improbable que, pour le futur prévisible, l’économie de la croissance puisse être beaucoup plus que l’histoire économique rationalisée ici et là dans la limite où des régularités dans le processus de développement ont été identifiées. (…)

Le travail de recherche des régularités dans la variété du changement historique et dans les différences nationales a à peine commencé. Les économistes ont jusqu’alors préféré le travail plus facile de recherche des implications obligatoires de prémices choisies arbitrairement. L’étude des fondations politiques, psychologiques et sociologiques de la vie politique a été encore plus négligée. Les économistes ont préféré cultiver une science de l’avantage pécuniaire. (…) Si l’histoire de la croissance atteint le rang qu’elle doit avoir dans l’étude de notre sujet, nous devrions espérer voir l’histoire, la géographie, la psychologie et la sociologie prendre à l’avenir une place proéminente dans la formation des économistes »[10].

Pour autant, on ne peut suivre Popper quand il conclut que toute action intentionnelle est impossible, sinon aura des effets négatifs[11]. L’histoire montre au contraire que les sociétés humaines peuvent agir en fonction d’un but aux conséquences évaluables, ce qui ne veut pas dire qu’elles le font et savent le faire. La compréhension des patterns d’évolution doit se porter autant sur les conséquences inattendues qu’aux attendues. Un système connaît une croissance stable quand il parvient à synchroniser l’évolution de ses cinq sous-systèmes, ce qui fut le cas de la période de développement de la seconde révolution industrielle, dite des Trente glorieuses. Quand le cycle se termine, le processus perd sa synchronicité.

La tâche du politique, du stratège, de l’entrepreneur et de tout responsable est alors de chercher à comprendre comment cette synchronicité était assurée par le passé, pourquoi elle ne l’est plus dans le présent et comment la rétablir. S’il n’y a pas de lois en histoire, il y a des caractéristiques fondamentales que l’étude de l’histoire économique permet de comprendre.

L’analyse historique fait apparaître quatre phénomènes récurrents :

  1. La diffusion de l’innovation par grappes (les clusters d’innovation) à partir d’une technologie générique qui offre une supériorité sans discussion sur les anciennes technologies. « Ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité » : l’électricité fut une innovation de rupture qui va révolutionner la productivité, la rentabilité, l’organisation du travail et les qualifications. Il n’est pas évident de savoir dès la naissance d’une nouvelle technologie qu’elle est générique et va donner naissance à une grappe d’innovations. Jusqu’à l’invention du microprocesseur en 1971 qui va permettre l’expansion de l’industrie informatique, les grands acteurs du secteur comme IBM n’y voyaient pas d’avenir. C’est une constante de l’histoire que  les initiateurs, innovateurs ou théoriciens des révolutions technologiques, ont fait preuve d’une cécité systématique devant leurs possibilités. Adam Smith était loin du compte avec sa description de la division du travail dans sa fabrique d’épingle, qui permettait pourtant de passer de la fabrication de 1 à 4800 épingles par jour et par travailleurs. Jean-Baptiste Say, fondateur de l’école libérale française, écrivait en 1828 « Nulle machine ne fera jamais, comme le plus mauvais des chevaux, le service de voiturer les personnes et les marchandises au milieu de la foule et des embarras d’une grande ville »[12]. J. Watson, président d’IBM en 1945, ne voyait aucun avenir à l’ordinateur, les besoins en puissance de calcul des Etats-Unis étant alors satisfaits par la petite dizaine d’ordinateurs existants. Tous raisonnaient au regard du paradigme dominant. La naissance du nouveau paradigme n’est clairement perçue qu’avec la phase d’irruption.

A l’inverse, des technologies auxquelles on a fait beaucoup promettre comme le nucléaire ne seront pas des technologies génériques car on imagine mal leur déploiement en applications domestiques et industrielles généralisées et leur coût, loin de baisser, révèle des couts cachés notamment liés au recyclage.

  1. Des crises structurelles d’ajustement qui vont émerger à l’issue de la phase de frénésie comme vu plus haut (Diapositive33 1). La vague d’innovation va entrainer un changement de structure dans les modes de production, les systèmes de management et les qualifications. On vit ainsi à chaque cycle une progression du chômage dans les pays industriels les plus avancés aux XIX° et XX° siècle. Plus les pays sont industrialisés, plus la crise d’ajustement est forte, avec son cortège de conflits sociaux.
  2. Les changements de paradigme techno-économiques identifiés par Carlota Perez sont en fait des changements complets de systèmes de régulation, au sens fort du mot « régulation » en français qu’il faut distinguer du « regulation» anglais qui signifie plutôt un ajustement à la marge. Ce changement sollicite la capacité du méta-système socio-politique à gérer la congruence de ses sous-systèmes (Figure 2). Moses Abramovitz dans son analyse qui fait référence – « Forging ahead, Catching up or Lagging behind » – voit dans les capacités sociales le facteurs déterminants pour piloter ces dynamiques de congruence qui vont déterminer les trajectoires des nations : Etre sur la frontière technologique, rattraper ou décliner. Chaque révolution technologique a vu changer le leadership mondial, les nations dominantes ayant plus de difficultés à faire évoluer leur système de régulation que les nations émergentes qui ont plus de souplesse institutionnelle et sociale dès lors qu’elles se donnent la possibilité de capter la technologie des pays leaders[13].
  3. L’émergence de grandes entreprises est une des caractéristiques les plus importantes par le rôle qu’elles jouent comme acteur non-gouvernemental pour dessiner la nouvelle architecture institutionnelle. C’est la « main visible » du management, selon l’expression d’Alfred Chandler. L’économie informatisée n’y a pas échappé nonobstant le lyrisme des années 1990 qui annonçait un monde libertaire sans acteur dominant, qu’il s’agisse de l’Etat ou de la grande entreprise. Elle est aujourd’hui dominée par quatre grandes entreprises, les GAFA, Google, Apple, Facebook, Amazon, qui pèsent à elles seules autant que le CAC40. Avant le première révolution industrielle, il s’agissait des grandes compagnies de commerce dont Adam Smith critiquait la malfaisance en ce qu’elles bloquaient l’innovation pour protéger leurs rentes. Le progrès du capitalisme a toujours reposé sur la construction puis la contestation des monopoles, du Sherman Act de 1890 aux Etats-Unis, à la décision de la cour suprême de 1971 obligeant IBM à séparer son activité logicielle de la fabrication des machines, ce qui a permis l’essor de l’industrie du logiciel. Le démantèlement de Google est aujourd’hui à l’ordre du jour pour les mêmes raisons.

Mais le point le plus controversé est celui de la continuité des grandes firmes d’une révolution industrielle à l’autre. En 1890, Alfred Marshall avait formulé la théorie de l’arbre : les grandes firmes pousseraient jusqu’à un point limite où elles mourraient et la forêt se verrait remplacée par des jeunes pousses. Quand Schumpeter a formulé sa théorie de la « destruction créatrice », il l’appliquait aux technologies, pas aux firmes. Celles-ci ont manifesté des capacités surprenantes de résilience en réinventant leur modèle d’affaire et leur système de production, tandis que d’autres n’ont pu le faire et ont disparu. Le cas de Saint-Gobain fait référence, société créée au XVII° qui n’a plus aucune implantation dans la forêt de Saint-Gobain mais finance un important travail de collation d’archives pour faire le lien entre la « vieille » technologie et la nouvelle, bien consciente qu’une firme n’évolue pas au gré des circonstances mais parce qu’elle est porteuse d’une culture qui structure ses capacités d’apprentissage lui permettant d’absorber les technologies génériques et de se réinventer.

Innover : les clés de succès

La question qui se pose dès lors est ce qui est constant dans la dynamique de l’innovation depuis le début de l’ère industrielle et ce qui est spécifique à l’économie informatisée. Cette question étant traitée de manière approfondie par Michel Volle dans le chapitre suivant, nous nous en tiendrons ici aux traits les plus saillants.

David Landes a montré que le principal facteur de différenciation entre les économies depuis le XVII° siècle est la culture au sens large, soit non seulement les aptitudes mais aussi la qualité des institutions, qui fait qu’à partir d’une même opportunité technologique, certains pays décollent et d’autres stagnent ou régressent (Landes, 2000).

De quelle culture avons-nous besoin pour affronter avec succès ces nouveaux défis ?

Ce qui est sans doute spécifique aux technologies de l’information, c’est leur absence de visibilité commerciale puisqu’elles ne peuvent créer de la valeur ajoutée que par combinaison entre elles, une transformation des processus et des organisations et l’intégration dans des produits complexes. Le phénomène d’ « innovation en grappes » décrit par Schumpeter au début du XX° siècle est sans doute encore plus vrai un siècle plus tard.

Pour rendre plus visibles ces dynamiques d’innovation, il faut plonger dans les couches profondes des organisations et des systèmes nationaux d’innovation. Il s’agit en premier lieu de comprendre le phénomène de « dépendance de sentier » qu’il ne faudrait pas interpréter comme « continuer à faire ce que l’on sait faire » – combien d’erreurs de stratégie ont été faites au nom du « revenons à notre cœur de métier » – mais plutôt comme « comprendre ce que l’on peut faire ». Le sentier technologique d’une firme est constitué de trois couches de connaissances (Pisano, 2002) :

  • la connaissance technique de base, qui est autant explicite (théories algorithmes, brevets, publications…) que tacite (savoir-faire, expérience acquise) ;
  • la connaissance organisationnelle, qui traite de l’organisation des projets, des pratiques de résolution de problèmes, de la gestion des compétences ;
  • l’intégration des technologies nouvelles aux technologies existantes, qui doit permettre de concilier l’introduction de la nouveauté et la viabilité des systèmes que maîtrise la firme.

L’entreprise progresse sur son sentier technologique par apprentissage par les projets : ce qu’elle sait aujourd’hui est fonction de ce qu’elle a appris hier. Au fil des générations de projets, la connaissance technique nourrit la connaissance organisationnelle qui nourrit elle-même le savoir-faire en intégration de technologies nouvelles.

Mais cette approche inductive, (le learning by doing), doit, selon Pisano, être complétée par une approche déductive (le learning before doing). Historien de la technologie Joel Mokyr a montré que la technologie, en tant que capacité humaine à manipuler la nature, ne peut naître qu’à partir d’une base de connaissance efficace : la première révolution industrielle n’a pu avoir lieu (alors que le principe de la machine à vapeur était connu depuis l’antiquité) que parce que la philosophie des Lumières a créé les conditions culturelles et institutionnelles pour le développement des technologies : le refus du travail servile d’une part et d’autre part un faisceau de micro-inventions dans la métallurgie et le tissage ont permis de reculer les limites du possible.

Le développement de la technologie est comparable à un système évolutif en biologie (Mokyr, 2002) : la connaissance est un génotype, une potentialité, tandis que la technologie est un phénotype, une entité créée. Mais à la différence des systèmes biologiques darwiniens, l’expérience de la technologie (le phénotype) modifie, la base de connaissance efficace (le génotype). Quand la connaissance efficace nécessaire à la mise en œuvre d’une technologie devient complexe, l’apprentissage inductif apporté par l’expérience ne suffit plus : le feedback renvoyé par les problèmes non résolus induisent une mutation de la base de connaissance qui requiert un apport et un apprentissage déductif.

C’est la qualité de l’interaction entre les approches déductives et inductives qui va donc être la clé de la performance. Elle est tributaire de conditions institutionnelles (permissions et incitations données aux divers agents – par exemple le chercheur et l’ingénieur – d’interagir) et culturelles (ouverture au changement, niveau d’éducation, qualité des consensus sociaux).

Pour la théorie économique dominante, la croissance est exogène, c’est-à-dire que la technologie est traitée comme extérieure au système productif et universellement mobile. L’approche évolutionniste au contraire traite la technologie et le développement comme endogènes, comme le produit de processus spécifiques au contexte, dépendant d’une culture et d’un climat intellectuel et institutionnel favorable à l’innovation. Dans le premier cas, la recette est simple : accéder à la technologie, définir des droits de propriété qui garantissent à l’innovateur la propriété de la connaissance qu’il produit, le rendement social de la connaissance produite étant supérieur à son rendement privé. L’économie évolutionniste montre au contraire que la rentabilité de la production de connaissance est de loin inférieure à un optimum économique. L’historien du développement Joël Mokyr définit la technologie comme étant avant tout de la connaissance, du logos, et non la seule techné : la clé du développement est dans les facteurs immatériels qui sont, au contraire des techniques, peu mobiles et dépendants du contexte.

La théorie économique standard ne fait pas de différence entre les activités économiques et ignore le principe des rendements croissants, qui sont liés aux synergies qui se créent entre activités. Le rendement des activités de recherche et de développement sera donc très différent selon les activités. Plus un investissement en R&D sera loin de la phase de maturité du marché, plus sa rentabilité sera hasardeuse. D’une part l’innovateur est celui qui sait flairer et faire des paris sur les activités de demain, et d’autre part, des politiques publiques de soutien à l’innovation sont nécessaires pour palier l’aversion du marché à la prise de risque dans l’innovation.

L’iconomie met en relief des traits anciens de l’innovation qui sont aujourd’hui critiques comme l’implication de l’utilisateur dans le processus de développement. Historien de l’innovation, François Caron voit dans cette interaction entre le concepteur et l’utilisateur un des points forts de la sidérurgie européenne aux XIX° et XX° siècle, alors qu’aux Etats-Unis la structure oligopolistique du secteur en a ralenti le développement en bloquant l’innovation. Cette dimension a été occultée par l’organisation verticale de la firme à l’ère de la production de masse, mais revient très clairement à l’ordre du jour aujourd’hui. Eric Von Hippel (1987) a mis en avant la prééminence du rôle de l’utilisateur dans l’innovation quel que soit le secteur. La rapidité de communication qu’offre l’iconomie et la possibilité d’organisation d’organisations de réseaux horizontaux non hiérarchiques font de l’utilisateur un acteur critique de l’innovation[14].

Quelles politiques ?

Réussir dans l’iconomie repose donc sur des principes qui valent autant au niveau de la firme que de l’Etat et des politiques publiques :

  • Le contexte, l’histoire, le territoire, les actifs matériels et immatériels comptent, associés à la compréhension des principes du développement, du rôle de l’industrie et de la dynamique des rendements croissants, ainsi que de la diffusion de la connaissance.
  • Les externalités et les impacts de l’invention, puis de l’innovation, contrairement à la théorie dominante, se diffusent de manière non prédictible. La compréhension du caractère générique d’une technologie n’est pas immédiate et est en elle-même un processus d’apprentissage.
  • Toute politique économique réussie a toujours consisté à faire le lien entre des théories générales assez simples et des réalités locales complexes et désordonnées. Elle ne se prête pas aux recettes à taille unique du « one size fits all » promues par les organisations internationales.
  • Les opportunités d’innovation liées au développement de la connaissance ne sont pas également réparties par la supposée « main invisible » du marché mais interviennent dans – et sont le fruit – des phases de déséquilibres qui produisent un développement inégal. Savoir capter ces opportunités, tel est l’objectif de la politique, comme l’a montré Erik Reinert dans ses recherches exhaustives sur l’histoire du développement depuis le XVI° siècle[15].

L’iconomie, au-delà de ses nombreuses spécificités qu’expose Michel Volle, et qui font que les règles du jeu et les politiques du précédent paradigme techno-économique de la révolution industrielle précédente ne s’appliquent plus, s’inscrit dans une dynamique générale de l’évolution industrielle qui obéit à des principes constants.

Un de ces principes essentiels qui distingue la théorie économique standard de  l’économie évolutionniste est le rôle de l’Etat et de son interaction avec les grands acteurs économiques pour façonner le monde qui vient, ce que soulignait déjà Adam Smith, malgré la déformation dont sa pensée a été l’objet. Ce rôle se traduit par une intervention à bon escient qui peut prendre diverses formes illustrée par l’expérience des pays asiatiques[16] :

  • Le Japon a protégé la naissance de son industrie automobile en interdisant aux firmes américaines de s’y implanter et d’y définir leurs standards de production, puis en la mettant sous protection tarifaire. Portée par la protection du marché intérieur l’industrie automobile japonaise a développé de manière endogène un mode de production lui permettant d’être rentable sur son marché étroit. Cette innovation organisationnelle est devenue une technologie générique puis un standard pour l’industrie automobile mondiale.
  • L’industrie électronique de Taïwan est le fruit d’une politique gouvernementale en trois volets : la création d’une industrie électronique par des agences gouvernementales plutôt que par des subventions à des firmes privées, jusqu’à ce qu’elle atteigne une maturité commerciale et technologique lui permettant d’être transférée à l’entreprise privée. Deuxièmement, la stratégie gouvernementale fut de s’orienter vers des produits spécialisés, les micro-processeurs sur mesure, ce qui a permis de développer de nombreuses retombées. Troisièmement, le gouvernement a attiré des multinationales comme Philips dans des joint-ventures avec des entreprises taïwanaises de semi-conducteurs, ce qui a permis au pays de développer l’industrie la plus performante en Aie, en dehors du Japon.
  • Singapour, cité-Etat, a été parmi les premières à cibler l’industrie du logiciel au temps où cette industrie n’était pas encore séparée de l’industrie des machines. La stratégie de l’Etat a été de recruter des chercheurs et des talents, et de faire venir la connaissance par trois mesures : le soutien aux industries nouvelles, l’encouragement aux exportations par des incitations fiscales et le développement du capital humain. Singapour poursuit sur cette voie à travers sa politique d’innovation dans le domaine de la smart city, qui en fait la référence mondiale.

Ces politiques s’inscrivent dans la lignée des économistes américains du XIX° siècle, dans la lignée d’Alexandre Hamilton, de Daniel Raymond et de John Rae[17], théorisée par Friedrich List en 1841, dont les Asiatiques revendiquent la filiation[18].

L’Europe de l’Organisation de Bruxelles – pour reprendre l’expression de Maurice Allais – ignore visiblement ces enseignements. Sa « stratégie de Lisbonne » de 2000 qui voulait faire de l’Europe « la société de la connaissance la plus performante du monde » – dans un document grandiloquent qui mettait une cerise  de politique d’innovation « à la Schumpeter » sur un gâteau de théorie néoclassique et libre-échangiste – a été un échec absolu. Elle stagne dans un processus de « destruction destructrice » où l’obsolescence technologique fait son œuvre en l’absence de dynamique de soutien à l’innovation. L’Asie les a intégrés et est bien en passe aujourd’hui de devenir « la société de la connaissance la plus performante du monde ».

Références :

Abramovitz, Moses, 1986 « Catching up, forging ahead, and falling behind», reproduit dans « Thinking about  growth and other essays on economic growth and welfare », 1990, Cambridge University Press, MA

Chandler, A. (1977) The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business. Cambridge, MA: Belknap.

Freeman, F. and Louça, F. (2001), As Time Goes By: The Information Revolution and The

Industrial Revolutions in Historical Perspective. Oxford University Press, Oxford

Caron, François, 1997 “Les deux révolutions industrielles du XX° siècle”, Albin Michel, Paris

Hobsbawm, Eric, 1964 “Economic Fluctuations and Some Social Movements since 1800”, in “Labouring Men”, London, Weidenfield & Nicholson,

Landes, David, 2000 « Richesse et pauvreté des nations : pourquoi certains sont riches, pourquoi certains sont pauvres », trad. Albin Michel, Paris

Landes, David S. 2003 “The Unbound Prometheus” –Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present”, 2nd edition, Cambridge, première édition 1969

Lipsey R., Carlaw K. Bekar C. « Economic transformations », OUP, 2005.

List, Friedrich, 1856 pour l’édition française, édition originale de 1841, « Système national d’économie politique », réimpression 1998, Coll. Tel, Gallimard, Paris, Préface d’Emmanuel Todd.

Mokyr, Joel, 2002 « The Gifts of Athena, historical origins of the knowledge economy », Princeton University Press,

Nelson, Richard, 1996 « The Sources of Economic Growth », Harvard University Press, Cambridge, MA

Perez, Carlota, 2002, “Technological Revolutions and Financial Capital – The Dynamics of Bubbles and Golden Age”. Cheltenham: Edward Elgar

Perez, Carlota, 2004, “Technological Revolutions Paradigm Shifts and Socio-institutional Change”, in Reinert, Erik “Globalization, Economic Development and Inequality: an Alternative Perspective”, Edward Elgar,  London

Pisano, G. P., 2002 « In Search of Dynamic Capabilities », in « The Nature and Dynamics of Organizational Capabilities », Dosi, Nelson and Winter, Oxford,

Reinert, Erik « Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres », traduction par Claude Rochet, Ed. Du Rocher, 2012.

Schumpeter, Joseph, 1911 “Theory of Economic Development”, trad. en anglais Cambridge 1934, édition électronique « Théorie de l’évolution économique. Recherche sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture ». Traduction française, 1935. (Avec une introduction de François Perroux), Edition numérique, Les classiques en sciences sociales, Québec, http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Schumpeter, Joseph, « Capitalisme, socialisme et démocratie. La doctrine marxiste. Le capitalisme peut-il survivre ? Le socialisme peut-il fonctionner ? Socialisme et démocratie. » (1942), Les classiques en sciences sociales,  http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Schumpeter, Joseph, 1997 (3 tomes) « Histoire de l’analyse économique », réédition Tel Gallimard, Paris

NOTES:

[1] « Quand on a dit que le temps passe, dit l’histoire, tout est dit », Clio, 1932

[2] La crise de la Compagnie des Mers du Sud à Londres – qui avait eu la riche idée de « titriser » la dette publique devenue objet de spéculation – et son pendant à Paris, la faillite de la Compagnie du Mississipi.

[3] Qui n’a rien à voir avec le darwinisme social cher aux néo-libéraux. Comme l’a relevé Raymond Aron, les libéraux ont ceci de commun avec les marxistes qu’ils croient qu’il existe un ordre préétabli, pour eux définis par l’équilibre général de la nature et du marché, et pour les autres défini par « la fin de l’histoire ».

[4] Stochastique : capacité à atteindre un but par la génération aléatoire d’une multitude de possibilités. En pratique, il s’agit de plusieurs processus stochastiques convergents, car les conditions initiales ne sont pas stables, elles sont elles-mêmes modifiées par les impacts de l’intrant-clé. Une technologie va modifier des modes de production, d’organisation et de relations sociales, qui vont à leur tour créer – ou non – les conditions pour le développement de telle ou telle technologie.

[5] Il est aussi surprenant qu’intéressant de voir que tous ces éléments d’analyse sont présents dans les débats qui suivent en Angleterre la crise de la Compagnie des Mers du Sud de 1720. Tous les éléments du conflit entre économie réelle et économie financière et de son rôle corrupteur y sont posés et d’une surprenante actualité nonobstant l’apparition d’Internet, mais qui ne fait qu’amplifier les phénomènes. Voir Pocock, J.G.A, 1975 (second edition 2003), « The Machiavellian Moment, Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition », Princeton University Press, NJ.

[6] Rappelons que cette histoire de « main invisible » est improprement attribuée à Adam Smith qui ne lui a aucunement donné le sens attribué par les libéraux. Voir « L’innovation, une affaire d’Etat », Rochet, 2014.

[7] Cette approche est déjà présente chez Fernand Braudel « Toute société dense se décompose en plusieurs « ensembles » : l’économique, le politique, le culturel, le social hiérarchique. L’économique ne se comprendra qu’en liaison avec les autres « ensembles », s’y dispersant mais ouvrant ses portes aux voisins. Il y a action et interaction. Cette forme particulière et partielle de l’économique qu’est le capitalisme ne s’expliquera pleinement qu’à la lumière de ces voisinages et de ces empiètements ; il achèvera d’y prendre son vrai visage ». La Dynamique du Capitalisme, 1985, Champs Flammarion, p.67-68.

[8] Les « arts pratiques stochastiques », comme les définit Padioleau, ont deux sources : la sagesse pratique accumulée, la phronesis, et de la connaissance conjecturale qui fait face à des situations nouvelles, la métis des Grecs, étudiée par Détienne et Vernant. Dans une situation d’incertitude, c’est la metis qui est la première sollicitée pour faire face aux situations ambiguës et déconcertantes. Les arts pratiques « combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité mais où toujours l’accent est mis sur l’efficacité pratique, la recherche du succès dans un domaine de l’action » (Padioleau, Jean-Gustave, 2003 “Arts pratiques de l’action publique ultra-moderne”, L’Harmattan, Paris

[9] Il a calculé en 1956, avant que Robert Solow ne popularise son fameux « résidu », que la croissance n’était due que pour 10 à 20% à l’accumulation du capital et du travail et essentiellement à ce qu’il a appelé les « capacités sociales », qualifiées de « mesure de notre ignorance ». C’est la clarification de cette ignorance qui est à la base de la compréhension de la dynamique de l’innovation et du développement.

[10] Abramovitz, Moses, 1952 « Economics of Growth », reproduit dans « Thinking about  growth and other essays on economic growth and welfare », 1990, Cambridge University Press, MA

[11] Il est sans doute influencé ici par Friedrich Hayek envers qui il était redevable de sa situation académique. Popper était un épistémologue, pas un philosophe politique.

[12] Cité par Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, t.3, p. 466.

[13] Voir « L’innovation, une affaire d’Etat », Claude Rochet, 2007, Ed L’Harmattan.

[14] Eric Von Hippel « The Sources of Innovation », OUP, 1987. L’iconomie et les technologies numériques accroissent la rapidité du cycle d’apprentissage par interaction entre la conception et l’usage, mais souligne François Caron, cette interaction a toujours été depuis le début de l’ère industrielle un facteur clé de succès de l’innovation, quel que soit le secteur.

[15] Erik Reinert « Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres », traduction par Claude Rochet, Ed. Du Rocher, 2012.

[16] Lipsey R., Carlaw K. Bekar C. « Economic transformations » OUP, 2005.

[17] John Rae est l’auteur de Some New Principles on the Subject of Political Economy Exposing the Fallacies of Free Trade and Some Other Doctrines Maintained in the “Wealth of Nations” (1834), proposait une politique d’intervention de soutien à l’exportation et au progrès technique, d’encouragement au transfert de connaissance, de taxation du luxe et de protection des industries dans l’enfance.

[18] Au point de considérer que l’Occident a oublié les leçons de ce qui avait fait sa croissance en adhérant au mythe du libre-échange et en rejetant l’intervention de l’Etat. Je développe leur analyse dans « L’Etat stratège, de la Renaissance à la III° révolution industrielle », in article Etat, Encyclopédie de la stratégie sous la direction d’Alain-Charles Martinet, Ed. Vuibert, 2014.

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