III- Les enseignements pour le stratège public
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es travaux les plus récents sur les HRO nous donnent une définition plus ou moins cristallisée de la haute fiabilité : il s’agit de la capacité d’une organisation à gérer efficacement et de manière continue des conditions opérationnelles qui fluctuent fortement et qui peuvent devenir extrêmement dangereuses et imprédictibles. Dans ce cadre, où des conséquences dramatiques peuvent survenir, les organisations ont tendance à créer un grand nombre de règles et de procédures destinées à réduire l’incertitude liée aux facteurs humains. Pour autant, ces règles et procédures doivent rester des outils : les acteurs seront plus enclins à les respecter s’ils connaissent les raisons de leur existence d’une part, et s’ils se sentent responsabilisés d’autre part. Ceci favorisera l’apprentissage des acteurs, notamment en mettant en contexte chaque procédure de manière à en comprendre la pertinence. Cela permettra à l’organisation de passer d’un système réactif à un système pro-actif.
Pour se préparer à l’imprévu, l’organisation devra accroître la gamme de réponses possibles qu’elle peut fournir, tout en se condamnant à ne jamais pouvoir prévoir tous les prochains évènements ni leur amplitude. La philosophie résume cette attention toujours renouvelée pour faire face à l’inattendu par un devoir : « nous devrions toujours savoir que nous ne savons pas. »[19]
Dans ce chapitre, nous avons observé l’organisation comme un système : composé d’acteurs en interaction et placé dans un environnement ouvert et changeant, qui a des activités au service d’une finalité et est capable, par le feedback, d’appliquer des mécanismes correcteurs et d’apprendre pour enrichir ses processus internes.
La finalité de ce système correspond à la raison d’être de l’organisation : dans le cas d’une entreprise, par exemple, il s’agit de la maximisation du profit. Tout le système est organisé de manière à atteindre l’objectif qui lui a été fixé, tout en connaissant des dysfonctionnements. Néanmoins, il est stérile de considérer que l’organisation est une mécanique pouvant atteindre la perfection des schémas de l’ingénieur : le facteur humain est si fort qu’il est plus pertinent de voir l’organisation comme un système organique complexe dissipatif[20], c’est à dire dont bien des aspects sont imprévisibles, même si l’on peut, en gros, les modéliser.
Par ailleurs l’environnement est lui aussi bien souvent très complexe : dans un monde ouvert aux multiples interactions, il change de plus en plus rapidement et devient donc extrêmement difficile à prévoir, turbulent, voire chaotique. La solution qui serait de tenter de penser à tous les scénarios possibles devient vite une tâche incommensurable, voire absurde : en plus de perdre un temps et une énergie considérables, les scénarios réels ne seront jamais tout à fait ceux qui ont été prévus. La solution proposée par la théorie du High Reliability Organizing est donc de préparer l’organisation à savoir s’adapter à l’inconnu. Ainsi, si l’organisation augmente sa capacité à prendre des décisions et agir dans de nouvelles situations alors elle sera plus à même de survivre dans un environnement évolutif.
Il est évident qu’une telle capacité ne s’acquiert pas dans les livres : les « novices » dans une organisation devront se fier aux experts qui auront acquis la connaissance du système et de son environnement, connaissance qui sera bien souvent implicite (non formalisable) et reposant sur le flair et la débrouillardise qui permet de faire face aux situations ambiguës et déconcertantes ce que les Grecs appelaient la métis. En effet, leurs représentations mentales seront plus proches de la réalité puisqu’ils s’aideront des nombreux scénarios déjà vécus dans l’organisation : ces experts par l’expérience seront les plus efficaces à prendre des décisions adéquates. Ils sauront mieux quels leviers actionner dans l’organisation pour quels résultats, par exemple, mais devront aussi se souvenir qu’ils ne « savent » jamais tout, tout à fait.
« Savoir que nous ne savons pas » revient donc d’une part à ne pas oublier que la connaissance est diluée entre les individus : il faut faire appel aux différents acteurs de l’organisation sans préjuger des domaines de travail et des niveaux hiérarchiques. Mais « savoir que nous ne savons pas » revient aussi à être attentif à tous les indices plus ou moins évidents dans l’organisation et dans son environnement qui pourraient montrer que la représentation que nous ne faisons de la situation n’est pas tout à fait juste. Autrement dit, les acteurs de l’organisation doivent être capables à tout instant de corriger leurs certitudes sur la façon dont ils perçoivent la situation et la réponse à apporter : on passe ici au savoir plus qu’on en sait, cette capacité d’apprentissage, d’ajustement individuel sera celle qui permettra à l’organisation d’être agile : en réagissant très vite aux moindres changements de l’environnement et de manière adaptée, l’organisation devient pérenne car résiliente.
Pour autant, doit-on retenir que les principes des HRO ne s’appliquent qu’à des organisations évoluant dans des environnements à haut risque ? Bien évidemment, non. Toutes les organisations sont des systèmes qui vont du simple au complexe. Un système simple dans un environnement stable pourra se contenter d’appliquer des procédures stables. Mais un système simple peut se voir projeter dans un environnement complexe. La première tâche du stratège est donc de comprendre dans que champ de complexité évolue son organisation et, par conséquent, la complexité interne qu’il doit lui donner avec les mécanismes de pilotage appropriés.
Par exemple, un responsable de l’achat public, s’il se contente (ce qui est généralement le cas) de prendre ses décisions d’achat au moins-disant, applique une procédure simple. S’il passe au mieux-disant, il fait intervenir des critères qualitatifs pour définir ce « mieux », ce qui l’emmène bien au-delà de sa compétence initiale de juriste. Il doit connaître les métiers de l’organisation pour évaluer l’impact des matériels achetés sur les processus, connaître le modèle d’affaire du vendeur qui n’a pas les mêmes intérêts ni les mêmes critères de décision que l’acheteur. La nouvelle gestion publique avait entendu remédier à cette difficulté en sortant les achats informatiques des procédures d’appels d’offres. Cela a ouvert la voie à un lobbying effréné des vendeurs qui dans certains pays (Angleterre, Nouvelle-Zélande) ont acquis des positions dominantes leur donnant la maîtrise de l’architecture informationnelle et informatique des administrations.
Plus, si l’acheteur doit intégrer dans sa décision d’achat les externalités, la complexité croît : En France, l’habillement public concerne 1,5 millions de fonctionnaires – policiers, infirmières, sapeurs-pompiers, militaires – allant du vêtement simple aux vêtements complexes (un démineur militaire a ainsi cinq tenues), qui vont vivre un réseau de PME occupant 8000 salariés. Une décision au moins-disant va amener à rechercher la délocalisation de l’achat public vers des pays à bas salaire, ce qui va se traduire par des pertes d’emplois, avec des coûts sociaux induits qui effaceront le gain à court terme de l’achat. Plus, cela pourra se traduire par des occasions manquées d’innovation : dans l’économie de l’information, on peut désormais marier des matériaux traditionnels low-tech et des matériaux high-tech, comme dans le cas des chaussettes pour diabétiques qui vont intégrer textiles et nanotechnologies.
Dans tous ces cas, le recours à la modélisation des systèmes complexes, aux principes de décision dans l’incertitude, de travail en équipe, de retour d’expérience seront nécessaires. Même si le stratège n’est pas dans un environnement où l’impact à court terme des décisions peut être catastrophique, l’application des principes des HRO lui sera des plus bénéfiques.
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Références
ü Ashby, W. R., An introduction to cybernetics, London: Chapman & Hall Ltd, 1957.
ü Bibard L., “HRO, some philosophical insights, on control, routines, responsibility & wisdom”, HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.
ü Marc J. et Amalberti R., « Contribution individuelle à la sécurité du collectif : l’exemple de la régulation du SAMU », Le travail humain, 2002/3 Vol. 65, p. 217-242. DOI: 10.3917/th.653.0217.
ü [amazon_link id=”2070456234″ target=”_blank” ]Morel, Christian[/amazon_link], « Les décisions absurdes : sociologie des erreurs radicales et persistantes » T. I et II, Gallimard, 2011.
ü Otten M., HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.
ü Perrow C., Normal Accidents: Living with high-risk technologies, Princeton University Press, New Jersey, (original published 1984), 1999.
ü Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management Review, 1990.
ü Rochet, C, “Politiques publiques, de la stratégie aux résultats” De Boeck Ed., Louvain, 2010.
ü Vidal, R., « La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours », Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011.
ü Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, p.59-74, 2010.
ü Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, Journal Officiel de la République Française, NOR : ECOX0104681L, en consultation libre dans sa version initiale et dans sa dernière version sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000394028&dateTexte=&categorieLien=id
[1] Marc J. et Amalberti R., « Contribution individuelle à la sécurité du collectif : l’exemple de la régulation du SAMU », Le travail humain, 2002/3 Vol. 65, p. 221.
[2] Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management Review, 1990.
[3] Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management Review, 1990.
[4] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 79.
[5] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 115.
[6] Reliability Seeking ou Reliability enhancing en anglais.
[7] On distingue le prévisible qui repose sur la reproduction du passé – donc qui peut être prévu par des calculs statistiques – qui va se produire, le prédictible qui repose sur des probabilités et qui donc peut se produire. Les effets peuvent également être prévisibles, prédictibles mais également chaotiques (semi déterministes : on sait en gros ce qui peut se produire mais exactement ni quand ni comment) et stochastiques (régi par le hasard mais résultant d’un processus qu’il sera possible ex-post de comprendre).
[8] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 25.
[9] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 127.
[10] La formule est de Watzlawick ; elle signifie la méfiance envers notre tendance à simplifier à l’excès la représentation de la réalité : nous travaillons alors sur des représentations dont la complexité est trop faible par rapport à celle de l’environnement ce qui conduit à des erreurs d’analyse.
[11] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18novembre 2011, p. 119.
[12] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 120.
[13] Ceci rejoint d’ailleurs le principe de variété requise : l’on augmente le panel de réponses possibles à nos évènements en augmentant l’accessibilité des données.
[14] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 121.
[15] Otten M., HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.
[16] Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 59.
[17] Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, 2010, p. 60.
[18] Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, 2010, p. 60.
[19] Bibard L., “HRO, some philosophical insights, on control, routines, responsibility & wisdom”, HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.
[20] Par opposition à système conservatif, peu entropique, un système dissipatif est très entropique et dissipe de l’énergie.