Les nouveaux censeurs

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EDITION N°3329 - PARU LE 19/01/2018 - ECRIT PAR CHRISTIAN AUTHIER

La censure, le puritanisme et l’ordre moral traquent les déviances, les mauvaises lectures et les regards insistants.

Cela fait longtemps que la censure, l’ordre moral, la bien-pensance ont changé de camp. Le sabre et le goupillon, le trône et l’autel ont déménagé. Le célèbre procureur Pinard, qui poursuivit en son temps Les Fleurs du Mal de Baudelaire et Madame Bovary de Flaubert (avec succès dans le premier cas) au nom de la protection des mœurs et de la décence, serait aujourd’hui résolument féministe et antiraciste. Associations et autorités morales autoproclamées plastronnent. Les inquisiteurs du XXIème siècle sont pétris de bons sentiments. Leur intolérance s’exerce au nom des droits de l’homme (et de la femme, pardon !). On interdit, on réécrit les œuvres (à la fin de Carmen, l’héroïne ne doit plus mourir assassinée par un homme…). Dernier épisode de cette pression liberticide : «l’affaire Céline».

Harcèlement textuel

Rappel des faits : voici quelques semaines, la réédition des pamphlets antisémites de Céline (Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps) est annoncée dans la presse. La veuve de l’écrivain (toujours vivante) et son avocat, François Gibault, jusque-là hostiles à toute réédition, affirment avoir changé d’avis et les éditions Gallimard confirment une réédition (sans donner de date) accompagnée d’un solide appareil critique (comme cela fut le cas lors de la réédition de ces œuvres au Canada). Très vite, quelques personnalités (dont le député de La France insoumise Alexis Corbière), la Licra, le Crif ou Serge Klarsfeld, président de l’association des Fils et Filles de déportées de France, s’indignent devant ce projet et demandent à Antoine Gallimard, PDG de la maison d’édition, de renoncer. Ce dernier proteste, juge la polémique absurde, dénonce un procès d’intention et affirme qu’il ne faut pas «pousser les éditeurs à s’autocensurer». Puis, quelques jours plus tard, Antoine Gallimard s’autocensure : «Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement.» L’expression «ma liberté d’éditeur» fait sourire quand elle sert à justifier une censure qu’il condamne néanmoins : «Les pamphlets de Céline appartiennent à l’histoire de l’antisémitisme français le plus infâme. Mais les condamner à la censure fait obstacle à la pleine mise en lumière de leurs racines et de leur portée idéologiques, et crée de la curiosité malsaine, là où ne doit s’exercer que notre faculté de jugement
En outre, les arguments avancés par les partisans de la censure sont absurdes. D’abord, ces textes sont déjà en vente libre en France comme à l’étranger où ils ont fait l’objet de rééditions. En allant chez des bouquinistes ou en quelques clics sur le Net, on peut ainsi acheter Bagatelles pour un massacre (de 7 € à 45 000 € sur un site spécialisé dans les livres d’occasion et la bibliophilie). En quoi une réédition, avec un appareil critique apportant précisément une perspective historique qui manque aux textes «bruts», change-t-elle la donne ? En outre, on se demande où est la cohérence des maîtres censeurs. Personne n’a protesté quand Les Protocoles des Sages de Sion (le «grand classique» de l’antisémitisme) a été réédité avec lui aussi un appareil critique. Idem pour la réédition des Décombres de Lucien Rebatet en 2015 qui n’a rien à envier aux écrits céliniens dans la rage antisémite. Enfin, à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, la haine contre les Juifs n’a pas besoin des livres de Céline pour être entretenue et diffusée. Comme le résume un peu abruptement Antoine Gallimard dans Le Monde, «Aujourd’hui, l’antisémitisme n’est plus du côté des chrétiens mais des musulmans, et ils ne vont pas lire les textes de Céline.»

Libération (conditionnelle) de la parole

L’autre grande «affaire» de ces derniers jours est la tribune publiée dans Le Monde du 10 janvier et signée par une centaine de femmes (écrivains, essayistes, artistes, personnalités…) parmi lesquelles Catherine Millet ou Catherine Deneuve. En réaction à l’affaire Weinstein et surtout au déferlement d’accusations entraîné par la campagne «Balance ton porc» sur les réseaux sociaux, les signataires défendaient le droit à la «liberté d’importuner» et dénonçaient – entre autres – dans le climat ambiant «une haine des hommes et de la sexualité» ainsi que la résurgence d’un puritanisme et de pratiques relevant de la délation. Évidemment, nulle apologie du harcèlement sexuel ou de toute autre violence dans ce texte ni complaisance envers les prédateurs, mais un désir d’instaurer de la nuance, de la mesure, de la réflexion quand «la chasse aux porcs» prend des allures de chasse aux sorcières digne du maccarthysme.
Cependant, quelle n’a pas été la violence des réactions face à cette tribune… Associations, «féministes», responsables politiques (l’ancien ministre des Droits des femmes Laurence Rossignol, Ségolène Royal…) ont condamné les signataires désignées comme complices du harcèlement sexuel ou des violences faites aux femmes. Les réseaux sociaux se sont évidemment enflammés, déversant comme d’habitude des flots d’insultes sur celles qui avaient eu l’audace de vouloir faire entendre une autre voix que celle du discours dominant tendant à faire de toutes les femmes des victimes et de tous les hommes des coupables (enfin, tous les hommes blancs car si des viols ou des agressions sexuelles sont commis par des migrants ou des membres de minorités – comme à Cologne le nouvel an 2016 ou dans le quartier de La Chapelle à Paris – les «féministes» ayant pignon sur rue s’empressent de minimiser ou de nier ces faits).
En outre, ce discours victimaire est tellement entré dans les mœurs qu’on ne prend même plus la peine d’en relever les amalgames et les mensonges. Ainsi, en 2015, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (un comité Théodule créé par le gouvernement en 2013 rassemblant élus, universitaires, associatifs, hauts-fonctionnaires…) affirmait que 100 % des femmes avaient été victimes, au moins une fois dans leur vie, de harcèlement dans les transports en commun… Ce chiffre fut aussitôt repris en boucle dans les médias et le gouvernement de l’époque lança un plan de lutte notamment contre «les regards qui déshabillent» ou «les regards insistants» (sic). Cachez ces regards que l’on ne saurait voir…
Dans la foulée de l’affaire Weinstein, on s’est félicité de la «libération de la parole» (en l’occurrence la parole des femmes victimes), mais dès qu’une parole dissonante – comme celle des signataires de la tribune dans Le Monde – se fait entendre, la meute des procureurs et des inquisiteurs veut la faire taire. Cette époque n’a pas fini de nous étonner.
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