Comprendre le processus de destruction créatrice dans les institutions et organisations publiques
Parus en anglais sous le titre:
Carlota Perez’s contribution to the research program in public management:
Understanding and managing the process of creative destruction in public institutions and organizations
Pr Dr Claude Rochet
Festschrift for Prof. Carlota Perez 70th anniversary
at Anthem Press, London
Original French text
La publication de cet ouvrage pour couronner la vie et l’oeuvre de Carlota Perez au service de la recherche sur les cycles technologiques et leurs relations avec les cycles financiers tombe à point nommé puisque – malheureusement – ses analyses se révèlent entièrement fondées : environ 30 ans après le début du cinquième cycle technologique fondé sur les technologies de l’information et de la communication, la crise est là. Une crise systémique globale, analogue à celle de 1929, celle qui sépare les deux phases des cycles de Kondratiev dont la durée semble toujours bien de 50 à 60 ans, alors que le discours lyrique sur la « nouvelle économie » nous en prédisait la disparition.
Carlota Perez n’a eu de cesse ces dernières années de nous expliquer que la crise des valeurs technologiques de 2001 n’était pas la « vraie » crise, mais que celle-ci, compte tenu du divorce persistant entre l’économie réelle et l’économie virtuelle, restait devant nous. Ses travaux nous permettent d’approfondir la compréhension du rapport entre capitalisme et société comme système fondé sur le déséquilibre, en mettant l’accent sur le rôle spécifique du capitalisme financier qui vient tour à tour soutenir puis contrarier la dynamique de l’entrepreneur, qui est le modèle anthropologique réellement nouveau du capitalisme comme l’a dégagé Schumpeter.
Donc, cette logique des cycles se vérifiant, nous allons traverser une phase de haute turbulence, accompagnée de troubles sociaux et politiques sinon de guerres. Le mois d’octobre 2008 fera date en nous ayant donné l’occasion de voir les libéraux les plus orthodoxes se convertir à l’interventionnisme étatique le plus radical, au point que The Economist a titré « Re-bonjour, Monsieur Colbert[1] » (en français).
Il est donc grand temps de revisiter le rôle du management public face à ces enjeux. Dans le monde anglo-saxon, il s’est centré sur un seul concept : l’efficience des organisations, qui est devenue, selon l’expression de Fred Thompson (2006), le « saint Graal » des administrateurs, et le critère unique du bien et du mal. Or, la gestion du monde réel requiert d’introduire d’autres critères, ceux du jugement de valeur qui permet d’évaluer l’efficacité et la pertinence de l’action publique.
Non qu’il faille se désintéresser de l’efficience ! les systèmes et les organisations publiques conçus pour réguler le monde du paradigme socio-économique précédent ne sont plus adaptés et coûtent chers : se crée alors un effet de ciseau entre le coût de l’Etat et son efficacité dans la résolution des problèmes. L’incapacité de l’Etat à traiter les problèmes devient le prétexte de son élimination, ce que j’ai analysé sous le terme de processus d’euthanasie bureaucratique de l’Etat[2].
Pour Carlota Perez (Perez, 2004), les institutions sont, elles aussi, soumises au processus de « destruction créatrice » schumpétérien auquel les leaders politiques sont peu préparés. Elle plante très clairement le décor en conclusion de son œuvre maitresse (2002 :166) :
« It is then possible to envisage the present model as an early-warning tool, providing criteria to guide policy making…. Could the bubble and its consequences be avoided? Could some institutional agent – or the capitalists themselves – identify the onset of maturity and facilitate the next revolution and its flourishing? Could the decline of the old industries be forestalled by conscious modernization? Could the shift of power at the turning point be engineered without the recession and the social tension involved (…) The answers to those questions do not merely require research but a very deep understanding of the many human and social complexities involved ”
Si le modèle nous fournit les signaux d’alerte et la dynamique d’ensemble, il n’y a pour autant aucun déterminisme ni aucune recette universelle pour gérer cette évolution.
Le décalage d’évolution de l‘Etat est-il pilotable ?
Je résume ce problème sur le schéma suivant que j’emprunte à Carlota Perez et qui fait apparaître deux facteurs de décalage entre évolution de l’Etat et évolution du secteur industriel :
Le premier est chronologique. Pour ce qui est du cinquième cycle de Kondratiev, l’Etat est touché plus tard par les technologies de l’information qui ont en premier atteint les modes de production des entreprises. Durant la deuxième partie des années 1990, celles-ci ont dû apprendre à marche forcée à repenser leurs modèles d’affaires et à conjuguer innovation dans les productions, les processus et surtout dans l’organisation. Cette innovation a été un changement radical où les anciennes industries peinant à évoluer ont été éliminées dans un contexte de compétition féroce dans le peloton de tête des entreprises les plus innovantes.
Cette première composante du décalage ne comporte aucun jugement de valeur : l’Etat et ses organisations sont tout simplement touchés plus tard que le secteur concurrentiel. Autre facteur : Il s’agit d’un réseau d’organisations beaucoup plus grand que celui du secteur concurrentiel, et si les problèmes de co-évolution entre architecture des organisations et architectures technologiques sont globalement d’une complexité identique, ils diffèrent en intensité et en temporalité de déploiement.
L’autre composante du décalage est plus problématique, c’est celle de l’inertie des institutions. Chaque changement de paradigme se propage en trois niveaux inter reliés (Perez, 2004) :
– Le nouveau système technologique qui se déploie dans la sphère productive, soit dans le cas présent, l’impact des technologies de l’information sur les modes de production et l’organisation du travail.
– Un ensemble de meilleures pratiques capables de tirer avantage de ces technologies, qui deviennent des pratiques génériques se diffusant à l’ensemble des activités productives et créant le cadre de l’innovation (ce que furent les méthodes japonaises de production dans l’industrie automobile).
– L’émergence d’un nouveau sens commun, qui permet la définition d’un nouveau cadre institutionnel.
Ces trois niveaux correspondent à trois vagues qui se recouvrent partiellement. Le plein épanouissement du potentiel du nouveau paradigme nécessite qu’il se propage au niveau 3, le niveau institutionnel. Cette propagation est celle du processus de destruction créatrice au niveau des institutions : les institutions de la vague technologique précédente ne sont plus appropriées à l’épanouissement des possibilités de la technologie et doivent être repensées.
Sur un plan historique, c’est un point d’indétermination (Perez, 2004) dans l’histoire des nations. Celles qui parviennent à rétablir le couplage entre institutions et système techno-économique voient la productivité de leur économie croître considérablement, les autres décrochent. Le décalage est le moment critique de l’évolution de l’Etat face au changement technologique. C’est un moment critique car la destruction créatrice est aussi celle des consensus sociaux, le déclin des groupes sociaux leaders et la promotion de nouveaux groupes. Historiquement, ce fut le remplacement de la domination de l’aristocratie foncière par la bourgeoisie industrielle, de la paysannerie par la classe ouvrière. Aujourd’hui, c’est l’apparition d’une nouvelle forme d’entreprenariat et l’émergence du « travailleur du savoir » qui remplace le travailleur vendant sa force physique.
Ce moment critique est aussi une occasion de redistribution des cartes entre les nations, comme l’avait bien vu Alexandre Gerschenkron en offrant l’opportunité pour les nations en retard de rattraper les nations dominantes par une stratégie d’innovation institutionnelle. Les nations anciennes, qui avaient construit les cadres institutionnels appropriés à l’ancien paradigme, doivent les reconvertir. Elles sont de ce fait confrontées à des phénomènes de résilience institutionnelle d’autant plus importants que ces institutions ont généré des organisations bureaucratiques difficiles à changer.
Ce que nous enseigne l’histoire
Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse économique, décrit avec intérêt la position de John Stuart Mill sur l’état de la bureaucratie anglaise au milieu du XIX° siècle[3]. Les institutions britanniques – un Etat fiscalo-militaire puissant, si bien décrit par Patrick O’Brien – avaient assuré la prospérité et la position prépondérante du pays. Car contrairement à ce qui est devenu un stéréotype, c’est de l’interaction entre le pouvoir – donc de la politique – et de l’abondance (power and plenty) que procède le succès anglais. Les libre-échangistes et les théoriciens du laisser-faire ont présenté les politiques mercantilistes comme uniquement préoccupées par le pouvoir et ne faisant du commerce et de l’industrie qu’un moyen. Cette interprétation est très présente chez l’historien suédois du mercantilisme Eli Hecksher, et Jacob Viner (1948) a montré son caractère dogmatique[4]. La relation entre power and plenty a toujours été, au contraire une relation équilibrée ou ni le pouvoir ni le commerce n’était un but en soi, supposé comme auto-suffisant, mais une dialectique auto-renforçante dont la trace remonte à la première mondialisation, la Pax mongolica, dont la somme monumentale de Findlay et O’Rourke (2008) nous décrit la dynamique.
Ainsi, l’Angleterre a consacré 20% de son PIB au budget de l’Etat (le budget de l’Etat en France aujourd’hui, si critiqué, n’est que de 16% du PIB) dont 80% pour la Royal Navy. La clé de la puissance de la Royal Navy était sa capacité à maintenir en mer jusqu’à 80% des navires et des marins grâce à un management habile de la chaîne logistique : réparation, équipage, avitaillement (Findlay, O’Rourke 2008 :256), chiffre que ne purent atteindre ni les Français, ni les Hollandais. Les capitaines devaient accrocher l’ennemi dès que possible. De sorte que les jeunes officiers et les équipages acquerraient plus d’expérience. La Navy avait compris le caractère stratégique de la connaissance, dont bénéficiait la Marine de commerce qui devenait à son tour un réservoir de compétences en temps de paix aisément convertible en force militaire.
Plus un pays se développe, plus le phénomène d’inertie institutionnelle se renforce par la constitution d’intérêts acquis (vested interests) : Mais l’Angleterre a su se montrer habile dans la gestion de cette évolution. Ainsi, après la Révolution anglaise de 1688, le Parlement changea la politique d’octroi des monopoles pour ne plus protéger une entité en particulier (comme les Merchant Adventurers) mais des secteurs industriels, face au concurrent de l’époque : les Pays-Bas, qui pratiquaient cette politique d’octroi de monopoles à des intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général. A l’Etat d’assurer la sécurité nationale et de fixer le cadre de la compétition entre entrepreneurs nationaux : Friedrich List ne théorisera pas autre chose dans sa théorie du protectionnisme éducateur qui est au cœur de son système national d’économie politique[5].
C’est dans la première moitié du XIX° siècle que l’on est confronté au premier besoin d’ajustement entre évolution de la sphère socio-économique et de la sphère socio-institutionnelle dans la phase finale du premier cycle de Kondratiev. Le vent soufflait très nettement en faveur des partisans du laisser-faire et du libre-échange, pour deux raisons. Du point de vue de la gestion de la bureaucratie administrative, il faut se ranger au constat de Schumpeter : les politiques mercantilistes avaient généré d’importantes et coûteuses bureaucraties au moment où ces politiques n’étaient plus utiles à l’Angleterre parvenue au faîte de la puissance. Il n’existait aucune technique de « management public » pour réduire la bureaucratie, ce qui a justifié la position désabusée de Stuart Mill qui se rallie à son corps défendant au laisser-faire[6]. Mais l’évolution vers le laisser-faire et le libre-échangisme avaient une autre raison: le protectionnisme rémanent de la politique anglaise avait, maintenant qu’elle avait acquis la suprématie mondiale, un caractère rétrograde en défendant l’aristocratie terrienne contre la prise du pouvoir par les industriels. Ce que ne manque pas de relever Friedrich List, qui souligne la convergence entre « la doctrine cosmopolite d’Adam Smith » et les intérêts de l’Angleterre[7].
Le mouvement pour l’abolition des corn-laws a été en fait un mouvement social contre la vie chère, traduisant la pression pour le changement émanant du nouveau système socio-économique envers les institutions. Les corn laws étaient devenues très impopulaires, car elles maintenaient un prix élevé des grains et avaient été défendues par le ministre Lord Castlereagh, ouvertement réactionnaire et affichant un mépris absolu pour les classes laborieuses. Castlereagh, face à la récession que connaît l’Angleterre au sortir des guerres napoléoniennes, est l’auteur des lois de suspension de l’habeas corpus et de la liberté de la presse, votées par une Chambre de propriétaires terriens dont les corn laws défendaient les intérêts. L’Angleterre, dans les années 1830 et 1840, connaît un taux de chômage de 20 à 30% de la population ouvrière alors qu’elle abonde en richesses, mais avec une migration de l’activité économique de l’atelier rural vers l’industrie urbaine. Le travail d’agitation menée par Richard Cobden et sa ligue anti-corn laws avait sensibilisé l’opinion. Créée en 1840, elle était devenue un mouvement politique avec des représentants au Parlement. Une récolte pourrie par la pluie en 1845 rendit le maintien des corn laws impossible. La crise de 1845-1847 fut la dernière crise de type ancien régime, une crise frumentaire qui toucha toute l’Europe mais particulièrement l’Irlande (crise la pomme de terre), faisant au total un million de mort, et qui ne sera pas étrangère aux troubles politiques de 1848 (Bairoch, VD II). Cobden reçut le soutien des nationalistes irlandais avec Daniel O’Connell. La lutte contre les corn laws était, pour parler en termes modernes, une cause « de gauche » et les protectionnistes étaient les réactionnaires. Mais elle fut réellement une gestion intelligente de la crise d’ajustement L’abandon des corn laws en 1846, présenté comme le triomphe de la politique de laisser-faire, peut être vu de manière radicalement différente. Pour Richard Cobden, abolir les corn laws, c’était affaiblir les industries des pays concurrents en leur ouvrant le marché anglais et en les incitant à rester dans des activités à rendement décroissant :
“The factory system would, in all probability, not have taken place in America and Germany. It most certainly could not have flourished, as it has done, both in these states, and in France, Belgium, and Switzerland, through the fostering bounties which the high-priced food of the British artisan has offered to the cheaper fed manufacturer of those countries” [8]
Le libre-échange peut donc participer d’une politique de puissance : il exprimait à cette époque les intérêts nationaux de l’Angleterre et était nécessaire à l’affirmation de la Pax Britannica. Hasard de l’histoire, six mois après l’abolition de corn laws en mai 1846, Friedrich List se suicide sous le double effet de la maladie et de soucis financiers, ce qui va contribuer à donner à la victoire du libre-échange une dimension symbolique.
Le libre-échange recevait ainsi ses lettres de noblesse avec un alibi social et une justification scientifique par les idées des économistes classiques, celles de Ricardo principalement, et de tout le courant saint-simonien. Grâce à l’appui des saint-simoniens Richard Cobden construira son réseau de traités d’abord avec la Belgique puis surtout avec la France de Napoléon III en 1860. Pour Raymond Boudon (2006), la politique de Cobden serait assimilable au « blairisme » d’aujourd’hui, Cobden étant une sorte d’Anthony Giddens avant l’heure avec sa « troisième voie » entre libéralisme et socialisme, grâce à cette convergence historique des intérêts de catégories sociales que tout opposait par ailleurs. C’est dans ces conditions que le libre-échange se constitua, pour l’Angleterre, en « mythe identitaire » pour reprendre la formule d’Emmanuel Todd.
Mais sur le plan de l’administration publique, la victoire du laisser-faire n’a pas été celle de la diminution de l’interventionnisme étatique. On assiste, entre 1830 et 1850 à une explosion des fonctions administratives de l’Etat. Même un laisser-fairiste comme Chadwick (un des deux promoteurs de la réforme des poor laws de 1832) évoluera face aux manifestations d’hostilités dont il sera l’objet pendant la récession économique de 1837, dont les effets seront considérablement aggravés par la suppression des poor laws. Il sera l’auteur d’un rapport sur la condition sanitaire des classes laborieuses en Grande-Bretagne préconisant l’instauration d’un système de santé publique, qui sera dans un premier temps rejeté par le gouvernement conservateur puis adopté par le gouvernement libéral en 1848.
Le programme de l’interventionnisme étatique avait été détaillé de manière précise dans les principes utilitaristes de Jeremy Bentham qui ont nécessité plus d’intervention administrative, car selon l’élégante formule de Polanyi « le laisser-faire n’est pas un moyen de faire les choses, c’est la chose à faire » (1983 : 189). Faire le laisser-faire implique un activisme administratif débordant. Bentham s’inscrit avant l’heure dans la tradition du positivisme logique. Pour lui, il y a trois choses indispensables au succès de l’économie : l’inclination, le savoir et le pouvoir. Si l’inclination est le propre de l’entrepreneur, le savoir et le pouvoir sont administrés avec une meilleure efficience par le gouvernement que par les personnes privées. Ce qui suppose un développement considérable de l’administration : « le libéralisme de Bentham signifie que l’action parlementaire doit être remplacée par celle d’organismes administratifs » (Id.). Nous retrouvons ici des analogies avec la mise en place contemporaine du NPM (New Public Management) et de sa « bureaucratie libérale », selon l’expression de David Giauque, qui s’est traduite par une hausse considérable de la réglementation.
Polanyi note que, alors que c’est l’implantation du laisser-faire qui a été planifiée, tandis que le retour à ce système plus équilibré, régi par des principes de planification, s’est fait de manière naturelle : droit syndical, loi sur les accidents du travail, inspection des usines, assurances sociales, services publics, instruction obligatoire, politique de santé publique… la fin du XIX° siècle verra toute l’Europe se doter d’une législation sociale qui ne sera pas l’œuvre d’idéologues et de l’application de croyances, mais « tout tend à étayer l’hypothèse que des raisons objectives de nature incontestable ont forcé la main des législateurs » (Id :199).
Le retour de l’Etat
Ce n’est pas tellement d’un retour dans les faits dont il s’agit, car l’Etat n’a jamais été bien loin, mais d’un retour dans les idées dominantes sur les stratégies institutionnelles.
Quel est l’enjeu ? Adoptons l’hypothèse de Chris Freeman (1995) selon laquelle la croissance économique est le résultat de la congruence de cinq sous systèmes : la science, la technologie, la culture, l’économie et la politique[9]. La performance est donc une propriété émergente qui est liée à la qualité des interactions entre ces sous-systèmes. Dans une période de rupture technologique, la performance va résulter de l’émergence d’un métasystème capable d’intégrer et de piloter la complexité créée par l’apparition d’une nouvelle technologie. Ce processus est à la base de l’innovation.
La technologie doit être ici comprise au sens large, comme l’ensemble du capital de savoir opérationnel[10] disponible pour créer de la richesse par dans de nouveaux processus, modes organisationnels et nouveaux produits. Elle est « la mesure de notre ignorance » selon l’expression de Moses Abramovitz qui calculait en 1956 que la croissance n’était due que pour 10 à 20% à l’accumulation du capital physique.
Dans ce processus, l’Etat joue plusieurs rôles : il définit les règles du jeu tout en étant joueur, comme l’a montré Douglass North (1990). L’Etat définit les institutions qui vont réduire les coûts de transaction entre les acteurs et entre les sous-systèmes, par l’efficacité des règles posées. Il est en même temps une organisation qui gère des politiques, comme la recherche et la technologie, la construction d’infrastructures, l’investissement dans l’éducation, qui sont les conditions de tout développement et de l’innovation.
Deux options s’offrent alors : ou le progrès technologique est le résultat d’un « laisser-faire, laisser innover » et l’Etat est un coût de gestion d’infrastructures qu’il s’agit d’optimiser, ou il requiert une action spécifique de l’Etat, une stratégie dont le rapport coût valeur doit être évalué et il y a place pour des politiques publiques proactives.
La première option est celle de l’école néo-classique qui a donné naissance au New Public Management, soit la réforme de l’Etat réduite à celle de son administration par l’introduction de mécanismes de marché dans son fonctionnement.
L’autre option s’inscrit dans la lignée des néo-schumpétériens (Freeman & Soete, 1997 – Carlota Pérez, 2003), qui montrent que les ruptures technologiques sont des opportunités pour redistribuer les cartes entre les avantages comparatifs des nations. Cela nécessite une politique proactive de l’Etat, autrement dit une politique industrielle, terme qui était devenu un « gros mot » dans la doctrine de la Commission de Bruxelles et qui est revenu brutalement en grâce à la faveur de la crise financière mondiale d’octobre 2008.
Forger l’avenir, rattraper ou décliner ? Le rôle des institutions
Il y a donc place pour une action volontaire des pays en retard pour rattraper ces leaders (le catching-up pour reprendre la formulation de Moses Abramovitz) dont les institutions et les consensus sociaux sont soumis à des tensions de nature à menacer leur équilibre interne et leurs équations de puissance et à remettre en cause leur leadership (le falling behind), tandis qu’ils doivent sans cesse avancer sur la frontière technologique (le forging ahead) : c’est la qualité des interactions entre les cinq sous-systèmes qui va déterminer la trajectoire technologique entre ces trois options.
Dans des économies où, comme en France ou en Europe du Nord, les structures publiques absorbent plus de la moitié du PIB, le bon emploi et la bonne gestion de ces ressources a un impact d’autant plus stratégique, surtout quand ces dépenses sont financées depuis trente ans par l’emprunt. Une dépense publique peut financer de la R&D, l’acquisition d’actifs technologiques, des avancées sur des positions stratégiques, des infrastructures, de l’éducation et d’une manière générale un accroissement du « capital humain », bref, des investissements dans l’avenir. Peu importe alors que le financement se fasse par le déficit puisqu’il contribue à augmenter la capacité productive de la société qui pourra se traduire par un excédent quand la conjoncture deviendra favorable. Le déficit français en 1946 était de 145% du PIB : il a été complètement effacé par la croissance des Trente glorieuses, une inflation de bon aloi reflétant la hausse générale des prix et des salaires et des taux d’intérêt négatifs.
Si les organisations publiques s’assoupissent sur leurs positions acquises, non seulement elles ne contribuent plus à l’accroissement du capital humain, mais elles voient leur impact diminuer tandis que le coût global de l’Etat s’accroît. Si cet effet se cumule à un manque de productivité interne de l’administration publique, le ciseau entre coût et valeur produite devient défavorable.
Les institutions des Trente glorieuses ont permis de tirer profit des opportunités du système de production de masse, essentiellement après 1945 pour l’Europe. En 1913, les prélèvements publics représentaient 9% du PIB en France. En 1974, à la fin du cycle, 35 % et en 2004 54%, sans que l’on puisse dire que la France soit entrée d’un bon pied dans la société de l’information et ait conçu le cadre institutionnel approprié. A la fin des années 1960, la France consacrait 6% de son PIB à la recherche, contre un peu plus de 2% aujourd’hui. Surtout, 1974 marque le point d’inflexion qu’est la baisse de la part de l’emploi industriel dans les industries de la production de masse qui n’est pas compensée par des créations d’emplois dans d’autres secteurs, avec pour conséquence l’apparition du chômage structurel. La disparition de la politique industrielle sous l’influence des thèses néolibérales, combinée à une politique de taux d’intérêts réels positifs a entretenu une croissance molle, et ce qui aurait pu et du être une période de destruction créatrice « à la Schumpeter » n’a été qu’un lent et long processus de « destruction destructrice » (Aglietta et Berrebi, 2007, chap IV).
Il y a donc bien un ciseau entre coût croissant des organisations et rendement décroissant des institutions.
C’est un problème somme toute classique d’obsolescence dans une dynamique de systèmes adaptatifs : l’entropie organisationnelle se conjugue avec la résilience des institutions pour bloquer évolution de l’Etat et la désynchroniser de l’évolution des autres sous-systèmes. Une action volontaire de réforme de l’Etat pourrait rétablir la synchronisation. Mais cela devient en pratique impossible compte tenu des idées dominantes sur l’Etat, issues de la théorie néoclassique, qui ne lui attribuent qu’un rôle résiduel de gestion de ce que ne peuvent pas faire les marchés (les market failures).
Ainsi, c’est au moment où l’Etat coûte le plus cher qu’il devient impossible à réformer faute de pouvoir définir son rôle. Le débat public semble bloqué : d’un côté les ultras du libéralisme entendent démontrer la nécessité de faire, enfin, disparaître l’Etat. De l’autre, les intérêts établis du système protégé garanti par l’Etat défendent le status quo, la bureaucratie, au nom de la « défense du service public » : c’est ce cercle vicieux qui alimente le processus d’euthanasie bureaucratique
Pour rendre ce débat commensurable, il faut nous poser la question : comment l’Etat et d’une manière générale les institutions publiques peuvent-elle créer de la valeur ?
Il est intéressant qu’un élément de réponse nous vienne d’un ancien tenant du courant néoclassique, Douglass North, qui fut l’un des fondateurs du courant « cliométricien », ou « nouvelle histoire économique » qui tenta d’appliquer à l’histoire les principes mécaniques et positivistes de l’économie néoclassique (Freeman et Louça, 2001). North a progressivement abandonné son orientation néo-classique initiale (North & Thomas, 1973) où le mécanisme des prix permettait d’éliminer les institutions obsolètes. Il établit qu’il peut y avoir des institutions inefficaces (inefficient institutions)[11] qu’aucune pression compétitive ne pousse à se réformer, généralement parce qu’elles servent des intérêts établis et non le bien public (North, 1981). North définit les institutions comme des réducteurs d’incertitude qui établissent des structures stables permettant l’interaction des acteurs de la société (1990 : 6) qui, dans la terminologie de Freeman, permettent la congruence des cinq sous-systèmes vers un méta système que sera une société sachant tirer parti des opportunités technologiques. Les institutions permettent d’identifier les opportunités (en créant les incitatifs appropriés), tandis que les organisations permettent de les exploiter : il y a donc co-évolution entre institutions et organisations[12].
Comment évoluent les institutions face aux révolutions industrielles ?
Mais North, s’il pose la relation entre institutions et organisations dans un modèle évolutionniste, n’en définit qu’incomplètement la dynamique. Il s’attache surtout à analyser quels incitatifs appropriés les institutions doivent mettre en place pour avoir des organisations performantes, en pensant principalement au cas des Etats-Unis, soit des interactions entre des institutions publiques et des organisations privées. Il suppose que la connaissance acquise par la pratique (le learning by doing) au niveau des organisations suffit à forger, par rétroaction (le feedback), une nouvelle culture des concepteurs d’institutions publiques.
D’une part, cette vue nous semble exclusivement managériale et ignorer le cycle des idées qui a son autonomie par rapport à celui des organisations. Les idées peuvent précéder les innovations et être une condition de leur apparition, comme le furent les Lumières. Au contraire, quand elles se congèlent en idéologies, par principe elles donnent tort au réel pour faire prévaloir le dogme. L’histoire des XIX° et XX° siècles est là pour nous rappeler que ce parfait feedback de l’expérience pratique acquise dans les organisations sur la conception des institutions n’est que l’exception, généralement grâce aux périodes de crises ou de circonstances exceptionnelles – et que l’idéologie prévaut.
North a, dans son dernier ouvrage (2005), fait évoluer son analyse en considérant – comme Aoki – que les institutions sont des systèmes durables de croyances partagées. Le développement des systèmes sociaux économiques est une succession de phases ergodiques (l’état d’un système à un moment donné peut permettre de prédire son état à un moment ultérieur) lorsqu’il évolue au sein du même paradigme socio-économique, et de phases non-ergodiques lorsqu’il y a changement de paradigme lors des révolutions industrielles. La clé du changement est alors dans la capacité du système de croyances à se remettre en cause.
D’autre part, cela ne répond pas à la question essentielle qui se pose à nous : comment, face à des bureaucraties professionnelles étatiques puissantes les institutions publiques sont-elles capables d’apprentissage ? Face à des organisations considérées comme irréformables, la tentation d’entrer dans la logique de l’« euthanasie bureaucratique de l’Etat » est forte : Le public peut être tenté de rejeter dans un même mouvement le coût économique et social d’une insupportable bureaucratie et le principe même de l’intervention publique. Pour les dirigeants, il est beaucoup plus facile d’adopter les idées dominantes – et surtout confortables – du laisser-faire que de s’investir dans le rôle difficile et ingrat de « patron » de la machine publique pour la réformer. Lié au progrès de l’individualisme contre le sens du bien commun, cela a été et est encore le principal facteur d’adhésion au « dogmatisme libéral » que dénonce Schumpeter dans son Histoire de l’Analyse Economique. La gestion du décalage par l’Etat est donc bien le moment critique de l’évolution d’une nation.
L’Etat peut-il apprendre ?
Partons du constat que les organisations privées ne sont pas dotées d’un code génétique spécifique qui les rendrait plus aptes à l’apprentissage et à l’évolution que les organisations publiques. J’ai montré (Rochet, 2007) qu’il ne pèse aucune fatalité bureaucratique sur le secteur public qui le rendrait inapte à l’évolution.
Dès lors, la question de l’évolution de l’Etat devient un espace pour la compétition entre nations: celles qui sauront le mieux gérer l’évolution de leur Etat, tant dans sa dimension institutionnelle que bureaucratique, et piloter l’innovation institutionnelle, pourront creuser l’écart. Il n’y a là que la reproduction, sous des formes nouvelles, d’un processus historique dont les grandes constantes ont été bien dessinées par Erik Reinert (2007) et qui s’inscrit dans la continuité du « système national d’économie politique » de Friedrich List (1841).
Faire le design de cette évolution, voilà une tâche à laquelle nous appelle le cadre de référence développé par Carlota Perez et qui devrait être celle du management public comme discipline académique.
Pragmatiquement, cela revient à poser la question : l’Etat, dans ses modes de gestion, serait-il en retard d’une révolution industrielle ? Un cas d’école de ce décalage est son rapport à ses systèmes d’information. L’État pense toujours « informatique », soit accumulation de capital matériel, et non « système d’information » comme levier de transformation des organisations. Cela est une source de perte de productivité des investissements informatiques et de la persistance d’un « paradoxe de Solow » dans l’administration publique. En France, comme dans beaucoup de pays développés, l’Etat ne s’est pas doté d’une direction des systèmes d’information (Rougier, 2003) en charge de définir un référentiel d’architecture et une politique d’interopérabilité, avec pour conséquences des systèmes hétérogènes qui ne permettent pas la transition nécessaire vers un pilotage par les résultats et surtout une politique d’achat anarchique qui, intelligemment conçue, pourrait être un levier de politique industrielle et de soutien aux PME innovantes.
Beaucoup de ces problèmes ont été expérimentés par le secteur industriel par essais et erreurs. Des enseignements en ont été tirés qui sont aujourd’hui des acquis qui pourraient sans grande difficulté être intégrés par le secteur public. Plus la transformation du cadre socio-institutionnel est tardive, plus le décalage s’accroît et plus elle est coûteuse à réaliser.
En bref, la question fondamentale est : l’Etat se met-il en position d’apprendre pour se transformer ? Ne pas savoir est un problème qui peut être résolu par l’apprentissage, mais ne pas savoir que l’on ne sait pas et ne pas se mettre en position d’apprentissage est une faute : le décalage naturel devient dès lors un retard coupable par incompétence pratique et manque de vision politique.
Pour explorer cette hypothèse de la synchronicité de l’évolution de l’Etat et de la technologie, nous considérons la technologie comme base de connaissance au sens où l’entend Joël Mokyr. Les sociétés sont des systèmes adaptatifs dont l’aptitude au changement dépend de la base de connaissances, des croyances aux vérités scientifiques valides . C’est elle qui va gérer la résistance au changement comme processus de sélection de technologies nouvelles et de nouvelles combinaisons politiques et sociales. Les puissances dominantes sont celles qui trouvent la bonne combinaison tant pour assurer leur équilibre interne que celui de leurs relations avec les autres systèmes nationaux d’économie politique.
Le véritable moteur de la croissance est donc la base de connaissance, incarnée dans les institutions formelles et informelles chez North et Landes, qui ont actualisé cette distinction établie à la fin du XIX° siècle par Veblen et Commons. Notre modèle de base part du concept de « connaissance utile » chez Mokyr (useful knowledge) et se représente comme suit (Figure
Figure 2 : l’évolution de la connaissance, selon Joël Mokyr
– La connaissance théorique (ou épistémique), est composée d’une partie des connaissances scientifiques disponibles, mais surtout de nos croyances, de ce que l’on considère comme plausible. C’est une connaissance pour elle-même, qui est produite « pour l’amour de la connaissance » – ainsi que David Hume le formula dans Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences (1742) – par un petit nombre de personnes et est généralement le fruit du hasard[13]. Elle émerge avant que l’on connaisse ce à quoi elle peut servir, ce qui est le cas des avancées de la science et du progrès technologique. Cette génération de connaissance obéit elle-même à un processus évolutionniste de tri-sélection qui va lui-même dépendre de l’état de la connaissance existante, en application du principe de dépendance de sentier.
– La connaissance empirique (ou prescriptive): c’est la connaissance pratique et opérationnelle qui est engrammée dans les artefacts. L’amélioration empirique (le learning by doing) de cette base de connaissance est limitée. Par exemple, je peux améliorer de manière empirique ma maîtrise de l’ordinateur sur lequel je tape ce texte. Mais si je veux concevoir un système d’information, j’ai besoin d’avoir accès à la base de connaissance épistémique qui fonde ma pratique. C’est le learning before doing de Pisano (2002).
Quel mécanisme de l’évolution va soutenir le progrès technologique ? Pour Mokyr, la connaissance épistémique est le gène tandis que la connaissance empirique est le phénotype. C’est la capacité à établir des interactions entre le gène et le phénotype qui est le moteur de l’évolution des technologies. Les institutions en tant que règles sont le reflet de ce gène qu’est la base de connaissance, le système de croyances qui fonde l’action publique. Les organisations sont des phénotypes qui traduisent les institutions dans le réel. À la différence de l’évolution biologique pure, le gène de la connaissance est moins « égoïste », pour reprendre l’expression de Richard Dawkins. Il y a une possibilité de feedback de la connaissance empirique vers la connaissance épistémique, qui est à l’origine de cycles vertueux qui font le progrès technologique. Ces cycles sont doublement auto-renforçants : plus la base épistémique est importante, plus elle se développe d’elle-même, et plus la base empirique rétroagit sur la base épistémique, plus elle stimule son développement.
La qualité des institutions est au centre du fonctionnement de ce processus. Comment co-évoluent-elles avec la base de connaissance ?
– d’une part, les institutions publiques reposent sur des organisations : services publics, administrations, opérateurs autonomes. Il s’agit donc de vérifier si la confrontation de ces organisations à un nouveau paradigme technologique permet à leur base de connaissance d’évoluer. Autrement dit, les organisations publiques sont-elles capables d’apprentissage et de se comporter comme des systèmes adaptatifs ?
– d’autre part, les institutions en tant que règles formelles ont leur propre cycle d’évolution. David Landes (2003 : 199) note que si le rythme de leur évolution a un rôle déterminant, notamment sur le court terme, elle n’est pas pour autant rapide : il a fallu plus d’un siècle pour que le capitalisme de la première révolution industrielle forge, principalement vers le troisième quart du XIX° siècle, le cadre institutionnel approprié à son plein épanouissement.
L’évolution des institutions comme règles formelles est tributaire de l’évolution des règles informelles, soit les idées (North, 1991). Il nous faut donc étudier comment ces idées évoluent face à la révolution des technologies de l’information puisque l’enjeu est très clairement de bâtir des avantages comparatifs institutionnels (Amable, 2002).
Lier évolution de l’Etat et évolution de la technologie
La question du lien entre évolution de la technologie et évolution de l’Etat devrait paraître aujourd’hui incongrue alors qu’elle allait de soi au siècle des Lumières. Liliane Hilaire Pérez (2000) nous montre, dans son étude comparée des relations entre Etat et invention en France et en Angleterre, que ce fut très tôt une préoccupation de l’Etat. Elle a une source : la politique de Venise qui, la première, en 1474, promulga un statut des inventeurs. Il fut reçu différemment en France et en Angleterre, démontrant tant la compréhension par l’Etat de l’importance de l’accumulation de technologie et de sa préservation que la diversité des relations possibles entre Etat et technologie ; la France conservant le lien vénitien très étroit entre politique et invention, l’Angleterre prenant ses distances au XVII° siècle avec la prérogative royale. Selon la formule de Daniel Roche « l’artisan inventif est, à la fin du XVII° siècle, un héros social plus technicien que savant en Angleterre, plus savant que technicien en France », des caractéristiques nationales encore très marquées aujourd’hui.
Mais les deux pays ont eu le même souci de libérer, par l’intervention politique de l’Etat, l’inventeur tant des tutelles académiques que du culte du profit à court terme. De même, l’Etat ne fait pas que protéger et assurer la promotion de l’inventeur : il intègre lui-même la technique pour moderniser son appareil.
« Non seulement les inventions consolident les assises matérielles de la puissance, par exemple à la guerre, mais leur prise en compte induit une rationalité de l’administration, favorise la bureaucratisation de l’Etat devenu « technostructure » tout en ouvrant les voies au projet gouvernemental » Hilaire-Perez, 2000, p. 36.
Il y a donc très clairement eu co-évolution entre Etat, technologie et modernisation de l’administration pour développer des pratiques qui peuvent faire pâlir d’envie l’innovateur et le modernisateur des institutions publiques du XXI°siècle : Intégration de l’usager dans le processus de validation de la réalité de l’invention et de son utilité sociale et travail collégial des administrations – héritage du colbertisme – pour valider le privilège exclusif qui viendra récompenser l’inventeur. Les inventions deviennent des outils privilégiés de réforme. « Les Lumières inaugurent l’ère de la technologie politique, de la « politisation de la technologie » selon l’expression de Steven L. Kaplan, et font de l’invention une affaire d’Etat » (Hilaire Perez, 2000, p. 316). Que ce soient les patents anglaises ou les monopoles français, dans chaque cas, l’Etat cherche à équilibrer le poids du monopole qui récompense l’inventeur et la diffusion de l’invention.
Cette « politisation de la technologie » revient aujourd’hui à l’ordre du jour, avec le développement des politiques nationales d’intelligence économique qui visent à capter et à protéger les actifs stratégiques matériels et immatériels d’une nation.
La politique des pôles technologiques déployée en France depuis 2006, inspirée du succès des clusters, contribuent à rapprocher les administrations de leur rôle d’architecte du développement technologique. C’est un changement radical de manière de faire de la part de l’Etat : la réussite d’un pôle technologique est la rencontre de deux dynamiques : une qui vient d’un haut, une politique nationale qui apporte cadrage stratégique et budgets, et une qui vient d’en bas, qui est sans doute la plus critique. Aoki a identifié dans son analyse de la Silicon Valley qu’il fallait un acteur pour assurer le lien entre des PME innovantes dans un cluster, dans ce cas précis le capital risqueur (venture capitalist), et créer les synergies. Y parvenir est spécifique au contexte local, à la culture, à la qualité des rapports sociaux, des incitatifs institutionnels, de la capacité à articuler les responsabilités entre les divers échelons, du national au local.
Bien plus, dès lors que l’on joue sur la frontière technologique, les idées dominantes qui conduisent l’action publique doivent se ressourcer aux acquis de la recherche académiques. For instance, a recent research by Prof. Roger Miller (2007) reveals that innovative practices cluster in a limited number of seven “games of innovations” that are stable at the meso-economic level, while firms may play, at the micro-economic level, in different games. Miller reveals the poor role played by patents (8% of the players) – a traditional focus of public policy for innovation in the former paradigm of mass production – the need for those who compete on costs (22% of the players) to re-innovate if they want to survive, and that one of the key points in the game of innovation is “battle for architecture” that is the ability to define architectures, either closed or opened, not only by techniques but mainly by common standards, ideas, practices, norms…
One lesson of Miller’s research is that these games of innovation do not fit with the traditional categories of “strategic activity domains” that group same kind of industrial activity. For instance, retail banking and business banking play in two different games that obey to different rules. The traditional definition of a cluster is a grouping of activities pertaining to a same group of industries. On the contrary, Miller demonstrates that a cluster should not play in only one game but must comprehend all the games of innovation such as firms may cooperate. Architecting theses clusters in a manner they include all the games is a task of public policy.
Thus, a public policy for innovation may be represented as follows:
- At the macro-economic level, the public policy that sustains and funds a political strategy to be a leader in innovation. This comprehends basic research funding, cooperation between business and public institutions, basic and superior education and so on. This is the design of what is commonly referred to as “national system of innovation”.
- At the meso-economic level, an organization of technological clusters that allows firms to understand the games of innovation and foster their collaboration.
- At the micro-economic level, a business intelligence public policy may help individual firm to understand the game of innovation they are playing in and what are the main opportunities and pitfalls they are confronted with. There is a particular need to support such an understanding of games of innovation within the SME.
Le management public peut-il, à l’heure actuelle, permettre de relever ces défis?
Combiner évolution des institutions et évolution des organisations requiert de conjuguer trois disciplines de nature différente :
– L’évaluation des politiques publiques est centrée sur la valeur de la politique : les impacts sont-ils conformes aux enjeux stratégiques des politiques publiques et le lien produits – impacts est-il pertinent et efficace ? La valeur de la politique est du domaine du jugement politique et si l’on peut tenter la construction de métriques stratégiques, elles ne seront jamais, in ultima ratio, le facteur essentiel de la décision.
– L’efficience organisationnelle est centrée sur l’alignement stratégique des processus et surtout sur l’apprentissage organisationnel pour permettre aux organisations publiques de faire face à l’évolution de leurs missions.
– Le contrôle de gestion est un pilotage centré sur la politique de la valeur : les produits répondent-ils aux attentes dans les meilleures conditions de coût, de manière à optimiser le rapport coût /valeur ? La politique de la valeur est du domaine de la gestion et peut être mesurée par une métrique qui, même si elle est plus difficile à concevoir et à implanter que dans le secteur concurrentiel, n’est pas hors d’atteinte.
La pratique montante du tableau de bord prospectif, s’appuyant sur les technologies de l’information qui combinent architecture métier et architecture technologique, permet d’articuler ces trois dimensions. Le problème est que la discipline académique qui s’est développée sous le vocable de « management public » ne les conjugue que très faiblement.
Le cas de l’utilisation des technologies de l’information dans l’administration publique est là encore illustratif. In the mainstream NPM framework, using IT is mainly conceived as a means to reduce costs. In an innovative and Schumpeterian framework what is at stake is the ability to integrate the transformative potential of IT to foster a collective learning process within the public sector. One of the main failures of the NPM mainstream – especially in UK and New Zealand – is its policy of outsourcing IT to the private sector that deprived the public sector of building the strategic capabilities to manage IT and contributed to the constitution of oligopolies of providers, with high costs and poor reliability as a result (Dunleavy and Margetts, 2005). La technologie n’est pas une recette miracle tombée du ciel, mais un moyen de stimuler l’innovation par l’apprentissage (Rochet, 2008-1)
J’ai montré que l’innovation était parfaitement possible dans le secteur public (Rochet, 2007), notamment en profitant des crises (Rochet, 2008), dès lors que l’on se tient à l’écart des recettes stéréotypées (one size fits all recipes) du NPM. Tourner le dos au NPM c’est revenir à des principes de transformation organisationnelle reposant sur le capital humain, la prise en compte du contexte et en s’appropriant le potentiel des TI pour en faire un levier de transformation endogène, et non plus une « manne du ciel », comme dans la vision de l’économie néo-classique, qu’il suffirait d’adopter pour que les problèmes se résolvent.
Il faut donc remettre à l’endroit ce que le NPM a mis à l’envers :
- Poser avant tout la question de la valeur, en termes d’impact de l’action publique produite par les organisations sur publiques, au regard des enjeux politiques dans le contexte du changement de paradigme : la question de l’efficacité (effectiveness) doit venir avant celle de l’efficience (efficiency)
- Utiliser le potentiel de transformation des TI pour dessiner de nouveaux processus d’intervention, soit faire des TI un levier endogène de l’innovation qui permet de rendre possible ce qui jusque-là ne l’était pas (p. ex. la modélisation et l’automatisation des processus, la mesure en temps réel des résultats, la possibilité de bâtir une base de connaissance). Parmi les transformations des métiers les plus spectaculaires, citons la pratique de la médecine avec le développement de la médecine fondée sur les preuves (evidence based medecine) qui permet d’allier, dans la prise de décision, les données de la recherche (base épistémique de la connaissance), l’expérience clinique des praticiens (base empirique de la connaissance) et les préférences du patient et de son entourage (mise en contexte du diagnostic et de la décision). Sans appropriation des outils informatisés de gestion de la connaissance (knowledge management) par les praticiens, de telles innovations seraient impossibles.
- Enfin, les technologies de l’information, en permettant de réaliser un design global des processus et de l’aligner sur les objectifs stratégiques, permettent aux organisations d’être efficientes et de réduire la bureaucratie.
Ces tâches, dans la conception des dispositifs publics, sont interactives, mais mettent la question de la valeur de la politique au premier rang là où le NPM met l’efficience et néglige le processus d’innovation endogène dans l’administration.
La lutte pour la fabrication des idées dominantes
Nous en venons au dernier point à inscrire au programme de recherche du management public : la lutte pour les idées dominantes. J’ai déjà souligné que, malheureusement, si l’innovation dans les organisations publiques est parfaitement possible, elle n’a que peut d’influence sur les idées dominantes sur les idées portées par les institutions (embedded in institutions) et que donc la dynamique de North ne se vérifiait pas dans ce cas précis. Le ministre qui dirige une administration n’est pas réellement un « manager » qui connaît son administration (ce fut d’ailleurs un des prétextes à la base du NPM pour séparer l’exécution de la conception de la politique publique). Il est toujours extrêmement surprenant, lorsque l’on échange avec le monde politique de voir comme il connaît mal l’innovation dans l’administration publique, et de ce fait, la bloque[14]. Les idées dominantes ne se forment pas essais et erreurs au contact des administrations, mais dans des lieux spécifiques où se rencontrent les grands de ce monde comme le forum de Davos où la doxa libérale fait autorité, sans se soucier dans ce qui se passe réellement dans le quotidien des administrations et de l’innovation qui s’y déroule, malgré tout.
L’enjeu n’est pas anodin. Revenons pour conclure à l’Histoire : nous avons vu comment l’Angleterre a inventé le « mythe du libre-échange » une fois devenue la puissance dominante, en parvenant à la présenter comme valeur universelle ce qui n’était que la traduction de ses propres intérêts. Les Etats-Unis ont adopté la même stratégie durant la seconde moitié du XX° siècle. La fabrique de mythes à valeur universelle fait partie d’une stratégie de domination, mais qui peut être à double tranchant.
“The myth of free trade” has blurred these lessons of history. This myth is since a decade the object of an important literature (32 400 entries in Google for “Myth of Free Trade” at date!). He has got its correspondence in public management: the NPM (New Public Management), linked to the rise of the “public choice” school and neoclassical economy against the Weberian tradition.
If mythmaking may be a means of domination for the incumbent countries standing on the technological frontier – allowing them to find commercial outlets for their products – it may lead these nations to shoot one’s self in the foot: The technological spillovers from leading countries to followers are increasing with globalization (Baumol, 1986). Yet, innovative activity is made principally of imitation (Baumol, Litan, Shramm, 2008), which gives an advantage to the countries that are in the process of catching up, who may benefit from technology transfer from developed countries through trade (clearly, that is the strategy of China today).
C’est l’Angleterre qui fera la première les frais de cette stratégie. A la fin du XIX° siècle, le processus de rattrapage par les Etats-Unis est presque achevé et le dynamisme institutionnel anglais a disparu. David Landes en attribue la cause principale à une « constipation entrepreneuriale » (2000).
« La faiblesse de l’entreprise britannique reflète cette combinaison d’amateurisme et de complaisance. Ses marchands, qui s’étaient autrefois emparés des marchés du monde, les considéraient comme garantis. Les rapports consulaires sont remplis de l’incompétence des exportateurs britanniques, leur refus de s’adapter aux goûts et au pouvoir d’achat des clients, leur refus d’essayer de nouveaux produits dans de nouvelles régions, leur insistance à croire que chacun dans le monde peut parler et compter en livres, shillings et pence. De même, l’entrepreneur britannique était connu pour son indifférence au style, son conservatisme face aux techniques nouvelles, son refus d’abandonner son identité traditionnelle pour la conformité implicite de la production de masse » (Landes, 2003 : 337)
Nicholas Crafts (2004) résume ces causes : outre la perte de l’esprit d’entreprise, l’absence d’investissement dans le capital humain, la défaillance de l’investissement, la taille trop petite des entreprises britanniques qui ne convient plus à la production de masse, des consensus sociaux qui se délitent et surtout une foi trop ancrée dans la capacité du marché à réguler l’économie. L’Angleterre avait fini par croire à cet argument qu’elle réservait autrefois à ses concurrents pour les handicaper dans leur développement, elle s’est appliquée à elle-même la « stratégie du retrait de l’échelle », selon la formule de Friedrich List bien actualisée par Ha Joon Chang (2007), et s’est « tirée une balle dans le pied ».
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Dès lors que la seule interaction vertueuse entre apprentissage organisationnel et évolution institutionnelle ne suffit pas pour permettre à l’Etat de faire face aux changements de paradigme, le management public doit aller, au-delà de la gestion des organisations, se ressourcer aux questions fondamentales de la philosophie politique, celle de la « bonne société », du bien commun, qui questionnent les impacts possibles de la technologie et ne la considèrent pas comme une vérité révélée universelle qui définirait un cours intangible de l’histoire.
[14] Dans un ouvrage collectif des plus intéressants, Sandford Borins fait le bilan de l’innovation dans les administrations nord-américaines et constate bien ce phénomène : l’innovation y est principalement incrémentale, faute du support politique nécessaire aux innovations radicales (Borins, 2008).