La fin du Club des castors
Dans ma dernière revue des troupes, j’annonçais sans grand risque l’issue déplorable du concours de beauté électoral. Le débat entre les deux candidats finalistes a été pire que ce qu’on pouvait en attendre. Je retiendrai la formule d’Eric Zemmour, c’est l’affrontement de l’arrogance et de l’incompétence. Des disputes de cour de récré -“c’est pas moi c’est lui” – une mauvaise maîtrise des dossiers, à part Emmanuel Macron qui récite ses dossiers de Bercy en guise de programme présidentiel, nous n’avons là aucun candidat ayant la stature d’être président.
Avant d’en revenir à ces sujets de fonds qui n’ont pas été traités, soulignons juste le ridicule de ces braves bourgeois et cadres sup’ des supposés classes instruites des métropoles qui jouaient les castors à vouloir “faire barrage” à un fascisme imaginaire. Leur baudruche a fait pschiiit et au passage on se rend compte que la vraie menace c’est le télévangéliste. Nous avons vécu une “quinzaine antifasciste” qui n’a pas mobilisé les foules mais déclenché un torrent de haine au nom de la lutte contre la haine, dépassé les limites de la vulgarité et de la pornographie politique, dont la récupération d’Oradour et de la Shoah a constitué un point d’orgue.
Ne revenons pas sur ses mensonges (c’est bien sous sa responsabilité, quand il était ministre que SFR a été vendu), malgré les démentis aujourd’hui de la presse subventionnée. On pourrait revenir sur l’affaire Alstom que j’ai abondamment étudiée où le ministre Macron a joué un rôle décisif dans la vente de la branche énergie à GE quand Arnaud Montebourg, son prédécesseur, avait tenté de freiner l’affaire.
Fin, donc, de la mise en scène du Club des castors. On va pouvoir parler des vrais sujets politiques.
Deux France irréconciliables?
La géographie présente un configuration sans appel: Ce vote illustre la coupure entre deux France, celle des métropoles, censée regrouper les winners de la mondialisation, et la France périphérique, celle des losers, les crétins assistés incapables de créer leur start-up qui ne comprennent rien à la révolution numérique. Ce n’est pas cet état de fait qui est choquant: ce phénomène de polarisation du développement s’est déjà produit lors des révolutions industrielle précédentes, ce que rappellent Coralie Deleaume et de David Cayla dans leur livre intelligent La fin de l’Union européenne que j’ai commenté. C’est la véritable haine de classe exprimée par ces supposées classes instruites numérisées, qui rappelle la chasse aux salopards en casquette du temps du Front populaire.
Ce phénomène est mondial, comme l’ont analysé Saskia Sassen et Christophe Guilly, les métropoles étant le fruit du succès du capitalisme financier à l’âge de la mondialisation. Macron est leur candidat. Les “classes instruites” n’ont plus besoin du populo de la périphérie, avec ses droits sociaux et son attachement aux structures sociales qui font que la société est une société, mais seulement d’immigrés low-cost logés dans des banlieues déstructurées qui explosent périodiquement: A l’ère du tout numérique, il faut bien livrer les pizzas.
L’apologie des métropoles est d’ailleurs une des clés de voute du programme des oligarques. Suppression, bien sûr, des communes qui restent le seul espace authentique d’interaction sociale, mais aussi des départements, encore trop près du peuple, au profit de grandes régions et de métropoles, en conformité avec le programme de l’Union européenne. Dans l’intéressant numéro de la revue Constructif consacré au développement urbain, à côté de mon article, Nicolas Bouillant, de la Fondation Jean Jaurès et actuel directeur de cabinet de Jean-Vincent Placé (!), exprime une analyse radicalement différente. Il y aura au moins un acquis de ce concours de beauté 2017: la question politique clivante n’est plus celle, illusoire depuis longtemps, entre une supposée gauche et une supposée droite qui ne sont que le acteurs du spectacle, mais le développement urbain et des territoires, qui deviennent porteur de la véritable question politique et de l’avenir de la démocratie.
La question urbaine découle directement de la vision du développement portée par l’Union européenne. C’est l’autre grande question dont le Club des castors a empêché la discussion.
Mais je laisse la parole à Jacques Sapir qui en est le meilleur connaisseur.
CR
L’Europe, l’UE, et la mondialisation
par Jacques Sapir ·
L’émission « C Polémique » de dimanche 30 avril était consacrée à l’Euro[1]. Ce débat était organisé dans le cadre de la campagne du 2ème tour de l’élection présidentielle. On sait que Mme Marine le Pen a pris des positions que l’on peut qualifier d’eurosceptiques alors que M. Emmanuel Macron soutient des positions plus fédéralistes, avec l’idée d’un ministre des finances unique pour la Zone Euro. J’y ai participé et je voudrai, ici, développer certaines idées que je n’ai pas pu défendre (comme les autres participants) en raison de la foire d’empoignes à laquelle cette émission a aboutie.
Trois évidences oubliées
Tout débat raisonné (et raisonnable) devrait commencer par la reconnaissance de trois évidences. Ces évidences sont souvent oubliées, ou masquées par des postures idéologiques.
La première est que l’Union européenne n’est que l’une des formes institutionnelles possibles pour les Etats européens. La fétichiser n’a guère de sens, surtout quand on prend en compte sa perte de légitimité en France, qui n’est que la conséquence logique du déni de démocratie qu’a constitué le Traité de Lisbonne faisant passer clandestinement ce qui avait été refusé par les électeurs français qui avaient dit « non » à 55%. Mais, cette perte de légitimité est aussi évidente aux yeux des peuples dans plusieurs pays. Une étude de 2016 réalisée par le PewResearch Center est extrêmement instructive à cet égard[2]. Dans un sondage mené dans plusieurs pays de l’Union européenne, le PewResearch Center aboutit à la conclusion qu’il n’y a que 51% des personnes interrogées qui ont une vision favorable de l’UE, avec d’importante différences entre pays (Graphique 1) et que seuls 19% souhaitent le transfert de plus de pouvoir aux institutions de Bruxelles, alors que 42% souhaitent le retour de plus de compétences aux Etats nations. Ici, le pourcentage des partisans de la « renationalisation » des politiques publiques est partout supérieur à celui des personnes favorables au fédéralisme (graphique 2).
Graphique 1
Graphique 2
La seconde évidence est que la France fait partie de l’Europe au sens géographique du terme. Elle occupe même une place centrale dans ce que l’on appelle l’Europe occidentale. Imaginons que la France se décide à interdire le transit des marchandises envers des pays tiers et l’économie de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal s’effondre. Cette évidence géographique se traduit politiquement dans le fait que nous avons tous un intérêt commun à ce qu’existent de bonnes relations entre nos pays, et ce quel que soit la forme institutionnelle que prendront ces relations.
La troisième évidence est que l’Europe au sens culturel et symbolique incorpore en réalité bien d’autres pays que ceux qui forment l’Union européenne, et se prolonge jusqu’à la Russie. Il est aussi clair que la notion même « d’Europe » a fondamentalement changé depuis les temps anciens. L’Europe que pensent les Grecs et les Romains est en réalité le bassin méditerranéen. Notre vision de l’Europe est née des invasions « barbares » et de la fin de l’Empire Romain d’Occident, tandis que survivaient les institutions antiques dans l’Empire Romain d’Orient (Byzance/Constantinople).
Ces trois évidences doivent être rappelées face à ceux qui fétichisent le processus de construction des institutions de l’Union européenne. Il peut y avoir un grand nombre de vision de l’Europe et des modalités institutionnelles qui peuvent en unir ou en associer les pays.
L’Union européenne n’est pas une protection
Lun des arguments les plus souvent avancés par les partisans les plus farouches de l’Union européenne est que celle-ci nous « protègerait » de divers maux. Mais, de cela on peut fortement en douter. D’ailleurs, M. Emmanuel Macron appelle publiquement à une UE plus « protectrice ». Cela implique implicitement qu’il reconnaît que l’UE n’a pas joué son rôle.
L’Union européenne en fait ne protège pas et n’a nullement protégé les pays qui la composent. Si tel était le cas, comment expliquer que la crise financière aux Etats-Unis, crise liée au marché hypothécaire, ait eu de telles conséquences sur les systèmes bancaires des pays de l’UE. En fait, l’UE s’est pliée, et a même anticipé, sur la mondialisation tant financière que commerciale.
L’Union européenne a anticipé les accords de l’OMC, et aujourd’hui encore elle négocie dans la plus parfaite obscurité des accords extrêmement néfastes pour les peuples de l’UE, que ce soit le CETA (traité avec le Canada) ou le futur TAFTA (traité avec les Etats-Unis).
L’Union européenne telle qu’elle existe de manière institutionnelle, soit à vingt-sept membres, ne remplit aucune des conditions pour entamer une rupture avec la globalisation. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir attirer vers les positions que l’on a présenté les vingt-six autres pays. Les directives de Bruxelles en ont été les vecteurs. C’est la raison pour laquelle les peuples des différentes nations européennes se prononcent pour une « renationalisation » des compétences, avec des différences marquées selon les pays.
L’Union européenne a précipité la crise et les délocalisations
L’élargissement de l’Union européenne de 15 à 28 pays membres (puis 27 depuis le retrait du Royaume-Uni) a joué un rôle considérable dans la pression qu’exerce la globalisation sur l’économie française. Les pays de l’ancienne « Europe de l’Est » ont la possibilité d’exporter sans barrières vers les pays du noyau historique de l’Europe. Dans certains secteurs, les gains de productivité ont été considérables alors que les salaires, contraints par un chômage important, n’ont vraiment pas évolué à la même vitesse. En fait, c’est tout le mécanisme des délocalisations dites « de proximité » que l’on voit à l’œuvre. Ces pays ont reçu des investissements importants dans certaines branches comme l’automobile. C’est ce qui a permis ces gains de productivité. Mais les entreprises d’Europe occidentale savent qu’elles ont toujours le bénéfice d’une main-d’œuvre à très bon marché.
Il faut ici rappeler que les différences de salaires, que l’on prenne le salaire moyen ou le salaire médian, sont considérables dans l’UE. Même en corrigeant cela des différences de productivité, qui peuvent être considérables entre des pays comme la France et l’Allemagne avec des pays comme la Slovaquie ou la Pologne, les différences persistent. Elles sont de 1 à 3. Dans ces conditions, vouloir construire un marché unique et ajouter à cela des taux de changes qui n’évoluent plus comme c’est le cas avec l’Euro, abouti à un désastre. C’est même un crime envers l’industrie française et les ouvriers. On peut considérer, avec le recul que l’on peut avoir depuis 1999, que cette situation est à l’origine d’environ les 2/3 du chômage en France (soit environ 4,5 millions de personnes pour le chômage direct).
Cette situation est la cause fondamentale du mouvement de délocalisation. Elle ne laisse comme possibilité que de faire baisser les salaires au niveau des pays ou ces derniers sont les plus faibles (à productivité équivalente). L’UE a constamment refusé la mise en place de mesures correctrices, comme les « montants compensatoires sociaux » qu’avec d’autres auteurs j’avais proposés en 2011[3].
L’impact sur les pays « nouveaux entrants »
Cette situation de très grands déséquilibres n’a même pas profité aux populations de ces pays que l’on appelle les « nouveaux entrants ». En fait, l’écart de revenu entre eux et les économies occidentales s’est même accru de 1990 au milieu des années 2000. Il est redevenu aujourd’hui équivalent à ce que l’on pouvait connaître à la fin des années 1930. De ce point de vue, j’invite le lecteur incrédule à se reporter à mon ouvrage de 2006, La Fin de l’Eurolibéralisme[4]. Il y trouvera des chiffres édifiants. Les pays « nouveaux entrants » ont vu leur situation relative aux pays de l’Europe occidentale (Allemagne, France) en réalité régresser depuis la transition post-soviétique et leur entrée dans l’Union européenne. C’est ce qui explique le flux migratoire extrêmement important en provenance de ces pays. Mais, les grandes firmes de l’Union européenne, que ce soit Volkswagen, BMW, Mercédès, ou encore Renault et PSA, en ont tiré profit, en trouvant une main d’œuvre à bas coût, que ces entreprises ont substituée à la main d’œuvre de leurs pays d’origines.
Le processus d’élargissement a donc fait pénétrer en Europe des pays dont les structures économiques et sociales sont toujours très différentes de celles des pays du noyau historique. Et si l’on considère des données plus « sociales » que le PIB par tête, on observe le même processus. L’écart entre les espérances de vie a ainsi tendu à augmenter, et parfois très significativement, alors que l’on aurait pu penser qu’elle aurait dû se réduire depuis 1990.
Ce processus d’élargissement a été décidé en réalité à Bruxelles. Il explique aussi beaucoup l’exaspération des populations contre l’Union européenne.
Le coût du libre échange
Il faut, enfin, mesurer ce que coute le libre-échange qui nous est imposé par l’Union européenne. La pression du libre-échange coûte à la France directement environ 2 % de la population active en emplois industriels perdus ou non créés. Ceci correspond probablement à une perte globale (avec l’effet multiplicateur habituel de l’emploi industriel sur l’emploi global) de 3 à 3,5 % de la population active. Mais cet effet n’est pas le seul. La concurrence entre travailleurs qui est induite par la globalisation a aussi pour conséquence de déformer la répartition des revenus, en comprimant beaucoup plus ceux des ouvriers. Ceci a été largement étudié dans un pays comme les États-Unis. Cette déformation a été à l’origine du surendettement des ménages américains qui a conduit à la crise de 2007[5].
En France, le phénomène a été moins marqué, mais la divergence entre le rythme des gains de productivité et la croissance du salaire net moyen y est tout aussi notable ainsi que le décalage très net entre le salaire moyen et le salaire médian. L’effet sur la répartition des revenus semble donc indubitable. Ceci ne constitue pas seulement un problème social de première grandeur[6], qui se traduit dans les faits par la paupérisation des jeunes adultes et par l’apparition du phénomène des « nouveaux pauvres », autrement dit d’une fraction de la population qui, tout en étant employée, sombre petit à petit dans la misère. Ceci constitue aussi un phénomène macroéconomique majeur. Dans une telle situation, la demande intérieure est nécessairement comprimée et la croissance en pâtit. On n’a pu la maintenir à un certain niveau que par l’intermédiaire de dépenses publiques qui ont certainement eu un effet intéressant en matière de hausse de la croissance mais qui ont aussi provoqué une dérive de l’endettement global du pays. Il semble bien que, aujourd’hui, nous ayons touché les limites d’un tel système.
On peut alors calculer l’effet sur l’emploi de cette stagnation d’une partie des revenus salariaux à 1 % au minimum et plus probablement à 1,5 % de la population active. Alors qu’avant la crise le taux de chômage en France était de 8,3 %, l’effet net du libre-échange (une fois décomptées les créations d’emploi induites par le surplus d’exportations découlant des règles du libre-échange) représenterait ainsi au moins la moitié et au plus 60 % de ce taux (4 à 5 % de la population active). Une partie de ce chiffre recoupe les effets directement induits par l’Euro et par l’Union européenne. C’est donc au total près de 80% des 4,5 millions de chômeurs qui sont dus soit directement soit indirectement à la politique de l’UE.
Peut-on changer l’UE ?
Face à cette situation, des femmes et des hommes politiques appellent sans cesse depuis maintenant près de trente ans à des réformes de la CEE et de l’Union européenne. Le Président Mitterrand avait, dans son débat télévisé avec Jacques Chirac en 1988, et comme l’a rappelé le comédien Jacques Weber, indiqué qu’une harmonisation des salaires et des règles fiscales était nécessaire à la construction du « grand marché » que postulait « l’acte unique ». Il y était revenu dans les polémiques autour du référendum pour le traité de Maastricht. Force est de constater que rien n’a été fait.
A chaque fois que se profile une nouvelle échéance électorale, ces mêmes politiciens, ou leurs successeurs, viennent nous dire que, certes, il faut changer des choses à l’Union européenne, mais qu’il faut surtout la préserver. Ont-ils seulement réfléchi qu’en théorie des jeux, tout joueur qui dit d’emblée qu’il veut avant tout préserver le statuquo se prive irrémédiablement des moyens de le faire évoluer ? De ce point de vue, la seule cohérence qui existe dans le discours d’Emmanuel Macron est sa préférence européenne. C’est un choix, et l’on peut le partager. Mais, il interdit totalement à M. Macron de prétendre faire évoluer l’UE et la changer de l’intérieur. Car, le changement ne peut passer par moment que par des affrontements. Dans la situation actuelle, cela veut dire avant tout par un affrontement avec l’Allemagne. Il faut en avoir conscience. Pour pouvoir, par la suite travailler « avec » l’Allemagne, il faudra d’abord se battre contre elle. C’est aussi une chose que feint d’ignorer M. Macron, et qui invalide tout son discours sur un changement de l’UE.
Il faut donc construire un rapport de force et, pour cela, il faut être conscient que cela implique une autre solution, que est celle de quitter justement l’UE. C’est le fait que cette solution soit raisonnablement évoquée qui peut permettre de construire ce rapport de force. La politique du Général de Gaulle, au début des années 1960, dite de la « chaise vide », condamnait la CEE à la paralysie. Depuis que la règle de l’unanimité a été supprimée pour certaines décisions, cette méthode ne peut plus être utilisée. Seule, la menace d’une sortie de l’UE peut la remplacer. De ce point de vue, la sortie de l’UE doit bien être envisagée, sans être pour autant souhaitée comme le « premier choix » mais comme une alternative raisonnée aux politiques de capitulations qui ont été trop souvent celles des gouvernements respectifs de la France.
La coordination et la coopération avant l’Union ?
L’heure est donc venue de revenir sur un certain nombre de points à des politiques nationales coordonnées, qui sont seules capables d’assurer à la fois le développement et la justice sociale. Il convient ici de souligner que c’est par des coordinations et des coopérations que furent lancés les grands succès industriels dont on crédite, bien à tort, l’UE : Airbus (descendant de la coopération franco-allemande sur le programme Transall), ou Ariane.
Ces politiques sont déjà à l’œuvre dans un certain nombre de pays. À cet égard, le retard qui a été pris sur le continent européen est particulièrement tragique. Sous prétexte de construction d’une « Europe » dont l’évanescence politique se combine à l’incapacité de mettre en œuvre de réelles politiques industrielles et sociale, nous avons abandonné l’horizon de ces politiques. Mais, comme le rappelle Dani Rodrik, le problème n’est plus le pourquoi de telles politiques mais il doit désormais en être le comment[7]. De telles politiques se doivent d’être globales et d’inclure la question du taux de change et celle de l’éducation et du développement des infrastructures. Ces politiques, qui sont celles de pays comme la Corée du Sud (43 millions d’habitants) de Taiwan, de la Malaisie, impliquent que l’Etat se dote des instruments qui lui permettent de jouer son rôle en matière de stratégie et de coopération pour les grandes entreprises.
Il faut aujourd’hui constater que sur la plupart de ces points l’Union européenne, telle qu’elle fonctionne, s’avère être un redoutable obstacle. C’est en effet à l’Union Européenne que l’on doit les politiques d’ouverture qui ont accéléré la crise structurelle de nos industries depuis les années 1990. C’est toujours à l’Union européenne que l’on doit la détérioration croissante du système d’infrastructures dans le domaine de l’énergie et du transport qui fit pendant longtemps la force de notre pays. Il est possible de changer ces politiques. Mais, si les résistances devaient apparaître comme trop fortes, il faudrait se résoudre à re-nationaliser notre politique économique. Une action au niveau européen est certainement celle qui nous offrirait le plus de possibilités, mais on ne doit nullement exclure une action au niveau national si un accord se révélait temporairement impossible avec nos partenaires.
Une dé-globalisation marchande est donc en marche, parce que le phénomène de la globalisation marchande a atteint ses limites, tant sociales qu’écologiques, et devient aujourd’hui une menace pour une partie des classes dirigeantes dans certains pays. Mais elle ne s’attaquera pas à la seule globalisation marchande. En effet, en même temps que cette dernière se mettait en œuvre, on a assisté à un mouvement de globalisation financière qui atteint, lui aussi, ses limites, comme l’a démontré la crise financière que nous connaissons depuis l’été 2007, et qui est loin d’être finie.
L’UE et la « globalisation »
L’Union européenne telle qu’elle existe de manière institutionnelle, soit à vingt-sept membres, ne remplit aujourd’hui aucune des conditions pour entamer une rupture avec la globalisation. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir attirer vers les positions que l’on a présenté les vingt-six autres pays. Les directives de Bruxelles en ont été les vecteurs.
En fait, le choix présenté, soit poursuivre dans la voie actuelle de l’Europe avec son cortège de faibles croissances et de soumission à la globalisation, soit entamer un nouveau cours donnant la priorité à la croissance la plus forte possible, au plein-emploi et à l’émergence d’un nouveau projet social, provoquera une cassure décisive entre nos partenaires. Encore faut-il que ce choix ne soit pas virtuel. C’est dans la concrétisation unilatérale des premières mesures de ce choix que nous pourrons voir quels sont les pays qui sont réellement prêts à nous suivre. Aussi faudra-t-il commencer par prendre des mesures unilatérale, moins pour nous dégager du carcan qui pèse sur nous que pour susciter cette fracture trop longtemps retardée et plus que jamais nécessaire.
On dira que ceci nous mettrait au ban de l’Union européenne, dont nous ne respecterions plus les traités. Il faut pourtant savoir que la supériorité des règles et lois nationales sur les directives européennes a été affirmée, une nouvelle fois, en Allemagne lors d’un arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe. L’arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique dans l’Union européenne, seuls les États-nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[8]. En décidant de suspendre temporairement l’application de certaines des directives européennes, nous serions ainsi dans notre droit. Soit l’Union européenne serait sommée de les réécrire et de rouvrir le débat sur la globalisation financière et la globalisation marchande, soit elle entrerait dans un processus d’explosion. En effet, certaines des mesures que l’on a proposées auraient de tels effets sur nos voisins qu’il leur faudrait les imiter au plus vite ou accepter de voir leur propre situation se dégrader. Ce n’est donc nullement à une politique de « cavalier solitaire » que nous appelons. Ces mesures ont trop de sens pour ne pas susciter l’imitation et, à partir de là, ouvrir la voie à de nouvelles coordinations. Mais il est effectivement probable qu’elles signifieraient la mort de l’Europe telle que nous la connaissons et la naissance de nouvelles alliances.
Comment pourrait-on procéder ? On oublie trop souvent la présence dans la constitution française d’un instrument adapté aux situations d’urgence, telle que nous la connaissons. C’est l’article 16. Qui aujourd’hui peut contester que le fonctionnement de nos institutions (y compris sociales) et l’indépendance du pays ne soient immédiatement et directement menacées ? L’usage de l’article 16 est ainsi parfaitement justifié et légitime. Les mesures de mises en œuvre sont par ailleurs des « acte de gouvernement » que le Conseil d’État n’a pas à juger[9].
Le scénario que l’on décrit ici n’est pas celui d’un « splendide isolement » de la France, ni celui d’un quelconque « repli sur soi » qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui ne réfléchissent pas, mais d’une rupture qui rebatte les cartes et mette nos partenaires au pied du mur. Nous aurions enfin la possibilité de remettre la construction européenne sur ses rails et de lui faire emprunter la voie dont elle n’aurait jamais dû se départir, celle du plein-emploi et du progrès social, fusse au prix de ruptures et de reconfigurations importantes de cette union.
Notes
[1] http://www.france5.fr/emissions/c-politique
[2] http://www.pewglobal.org/2016/06/07/euroskepticism-beyond-brexit/
[3] Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.
[4] Sapir J., La Fin de l’Eurolibéralisme, Paris, le Seuil, 2006.
[5] JEC, U. S. Senate, 26 août 2008. Voir aussi U. S. Congress, State Median Wages and Unemployment rates, prepared by the Joint Economic Committee, US-JEC, juin 2008.
[6] R. Bigot, « Hauts revenus, bas revenus et “classes moyennes”. Une approche de l’évolution des conditions de vie en France depuis 25 ans », Intervention au colloque « Classes moyennes et politiques publiques » organisé par le Centre d’analyse stratégique, Paris, 10 décembre 2007.
[7] D. Rodrik, « Industrial Policy: Don’t Ask Why, Ask How », Middle East Development Journal, 2008, p. 1-29.
[8] Voir H. Haenel, « Rapport d’Information », n° 119, Sénat, session ordinaire 2009-2010, 2009.
[9] Arrêt Rubin de Serven du 2 mars 1962.
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