Comment la Russie fait face à la COVID19?

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Voici un intéressant article du Monde Diplomatique sur la Russie face à la COVID19. On apprend beaucoup de choses intéressantes.

La Russie a hérité de l’URSS un système de santé très complet et cohérent, basé sur les dispensaires (ce qu’ils appellent ici les polycliniques) qui gèrent la médecine de proximité et les hôpitaux dont la densité reste une des plus importantes d’Europe mesurée en lits par habitants. Ce qui, selon la doxa dominante, constitue un excés de lits qu’il faut réduire, a permis de faire face à la pandémie, combiné au fait que la Russie dispose du nombre de respirateurs suffisant, toute chose que la France n’a pas eue – et n’a toujours pas. Mais cela n’a pas évité à la Russie d’être soumise à l’idéologie néolibérale qui a organisé un véritable pillage durant les années 1990 où Boris Eltsine a mis en oeuvre toutes les réformes proposées par les idéologues occidentaux, qui ont favorisé l’émergence des oligarques à l’occasion des privatisations. L’article rappelle également que les libéraux gardent une influence importante – ce que je constate lors de tous mes séjours en Russie – notamment dans la politique monétaire. Alors qu’il faudrait investir massivement dans la mise à niveau du sysème hospitalier, il s’avère impossible de mettre en cause le dogme de la réduction de la réduction de la dépense publique, quand bien même la Russie est en excédent budgétaire!

CR

 

En Russie, réaction rapide et infrastructures obsolètes

 

L’expérience de la Russie dans la lutte contre les maladies infectieuses et ses capacités hospitalières ont permis de gagner du temps contre le Covid-19. Ces atouts dissimulent, cependant, de profonds déséquilibres dans le système de santé. Alors que les cas se multipliaient début mai, la population pourrait faire les frais des faiblesses de celui-ci.

La charmante allée arborée du boulevard Rojdestvenski est presque déserte. Derrière les barrières empêchant d’y accéder, une employée de la ville de Moscou, sac-poubelle et pince à la main, ramasse des déchets sur le gravier. À quelques mètres, son collègue se repose, assis sur un banc. Cette année, seules les équipes municipales chargées de l’entretien, reconnaissables par leur tenue orange fluo, profitent des milliers de tulipes en fleur, qui annoncent les beaux jours.

D’ordinaire si vivante au printemps, la capitale russe est comme assoupie en ce mois d’avril. Commerces, restaurants et cafés sont fermés, lieux publics et parcs cadenassés… On croise bien quelques passants sortis faire leurs courses ou promener leur chien, mais le calme est saisissant dans la mégalopole de douze millions d’habitants, en confinement depuis le 30 mars. Le plus étrange est l’absence d’enfants et de personnes âgées dans les rues. Pour eux, les sorties sont interdites, sauf pour se rendre à la datcha (1).

En prenant très tôt plusieurs mesures de protection face à la menace du coronavirus — fermeture de la frontière terrestre avec la Chine dès le 30 janvier, interdiction de l’entrée des ressortissants chinois sur son territoire peu après, quarantaine imposée aux personnes revenant d’un pays à risque, prise de température quotidienne des élèves dans les écoles moscovites, désinfection des transports publics… —, la Russie est parvenue à ralentir l’arrivée du Covid-19 de quelques semaines.

L’épidémie a commencé toutefois à se propager sur le territoire. Elle s’est même emballée, avec près de 31 000 contaminations durant le long week-end du 1er-Mai. La veille, c’est le premier ministre Mikhaïl Michoustine qui annonçait devoir être hospitalisé en raison d’une infection au Covid-19, avant que deux ministres, puis le porte-parole du président de la Fédération de Russie, déclarent à leur tour être touchés par la maladie.

Au 19 mai, le pays comptabilisait plus de 300 000 personnes infectées, mais seulement 2 837 morts. Une performance qui a jeté un soupçon sur les statistiques russes. La presse occidentale pointe un sous-enregistrement des décès, estimé à 70% (The New York Times, 11 mai; Financial Times, 11 mai). De leur côté, tout en reconnaissant qu’une personne testée positive au Covid-19 qui succombe des conséquences d’une autre maladie ne sera pas répertoriée dans les statistiques, les autorités russes démentent toute volonté de manipulation. Même corrigés à la hausse, les décès du Covid-19 demeurent bien en deçà des bilans de l’Italie, de l’Espagne ou des États-Unis. Mais pour combien de temps? Si la flambée de l’épidémie se confirmait, les infrastructures médicales russes feraient-elles face à un afflux de malades?

L’expérience de la Russie en matière de lutte contre les maladies infectieuses pourrait expliquer la réaction précoce des autorités. Tout commence en 1918 avec la création du Narkomzdrav, le Commissariat du peuple à la santé. Sous la direction de Nikolaï Semachko, médecin de formation, le Narkomzdrav développe un système de santé unifié à l’échelle d’un pays — le premier du monde. Gratuit et universel, celui-ci repose sur une organisation de soins par niveaux, selon la gravité des affections, appelé système Semachko (2).

Premier maillon du système, la policlinique de district offre des soins ambulatoires pour les maladies courantes et assure la coordination avec les autres institutions du secteur. Sorte de dispensaires, on y consulte des généralistes et des spécialistes (oto-rhino-laryngologistes [ORL], urologues ou dentistes). «L’organisation du système de santé selon les principes du district donne aux prestataires de soins la possibilité de mieux connaître les conditions de travail et de vie de (…) leurs patients (…). De cette façon, le médecin de district devient le médecin “local”, un ami de la famille», écrivait Semachko (3), précurseur de la médecine générale, adoptée dans de nombreux pays aujourd’hui comme base de leur système de santé.

Importantes capacités hospitalières

Une attention particulière est portée à la prévention des maladies infectieuses. Dès 1922, un organisme de surveillance sanitaire et épidémiologique — le Sanepid — est créé, disposant d’équipes d’intervention officiant sur tout le territoire, des villages aux entreprises (4). Couplée à une vaccination de masse, cette surveillance permet à l’URSS d’éliminer des maladies comme la tuberculose ou le paludisme. L’espérance de vie, qui ne dépassait pas 31 ans à la fin du XIXe siècle en Russie, atteint 69 ans au début des années 1960, les Soviétiques rattrapant alors leur retard sur les pays occidentaux.

Aujourd’hui, c’est le successeur du Sanepid, le Rospotrebnadzor (acronyme russe du Service fédéral de surveillance de la protection des droits des consommateurs et du bien-être humain), en lien quotidien avec le ministère de la santé mais rapportant directement au chef du gouvernement, qui élabore la stratégie de lutte contre le Covid-19. Selon M. Ivan Konovalov, chercheur au sein du département des maladies infectieuses chez les enfants à l’université médicale de recherche nationale russe Pirogov, le travail de cette organisation a permis d’alléger la charge pesant sur les hôpitaux. Il a cependant été assorti d’un large usage de la télésurveillance (5) et de discriminations en fonction de l’âge. Dès le 23 mars, par décret du maire de Moscou, toutes les personnes de plus de 65 ans souffrant de maladies chroniques ont été soumises à un confinement strict et obligatoire à domicile. Résultat : 85% des malades du Covid-19 ont moins de 65 ans et sont donc moins exposés aux formes aggravées de la maladie. La Russie se félicite d’afficher un taux de mortalité parmi les plus bas du monde, 0,9% (données du 25 avril). Mais il convient de préciser qu’on atteint rarement le grand âge en Russie. L’espérance de vie y est moyenne (72 ans), voire faible pour les hommes (67,6 ans) (6), ce qui contribue à ces bons résultats.

Une autre partie de l’explication réside dans la stratégie de dépistage massif. Le 7 mai, le Rospotrebnadzor affichait 4,8 millions de tests pratiqués, plaçant le pays en deuxième position mondiale sur ce terrain. Outre qu’elle permet d’isoler et de traiter les malades en amont, cette politique élargit le recensement aux personnes présentant des formes bénignes de la maladie, ce qui fait baisser le pourcentage de malades succombant au virus.

De la période soviétique, le pays a également conservé d’importantes capacités hospitalières. Jusqu’à présent, cette «anomalie» — surtout dans un pays qui ne consacre que 3,5% de son produit intérieur brut (PIB) aux dépenses publiques de santé, contre 6,5% en moyenne dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) — était analysée comme une carence de l’organisation des soins remontant aux années 1960. À cette époque, le système de santé soviétique commence à privilégier l’hôpital au détriment des soins primaires. Par ailleurs, l’explosion des maladies cardio-vasculaires et des cancers, mal pris en charge par le système soviétique faute d’investissements dans des technologies souvent coûteuses, explique la baisse de l’espérance de vie, qui chute de trois ans entre 1965 et 1974. «Pour remplir les objectifs du Plan, il y avait une tendance à ouvrir le maximum de lits et à hospitaliser les gens aussi longtemps que possible. On se souciait peu de qualité et d’innovation. Seule la quantité comptait», décrit Judyth Twigg, spécialiste américaine du système de santé russe. La prévention, qui faisait la force du système Semachko, passe alors au second plan.

Une offre privée en expansion

Malgré une réduction draconienne du nombre de structures médicales ces dernières années — le nombre d’hôpitaux a été divisé par deux entre 2000 et 2015 (7), et le nombre de lits pour 10 000 habitants réduit d’un quart —, le pays reste parmi les mieux dotés du monde : 8,1 lits pour 1 000 habitants, contre 6 en France et 2,8 aux États-Unis, selon les statistiques de l’OCDE. L’existence d’une telle capacité hospitalière, dans les circonstances de pandémie, constitue une chance. D’autant que la Russie serait également bien lotie en nombre de ventilateurs et appareils respiratoires, estimé à environ 40 000 par les autorités sanitaires (8).

Derrière les chiffres sur le papier se cache toutefois une réalité très contrastée. Le système de soins ne s’est jamais tout à fait remis de l’effondrement des années 1990. La dégradation brutale des conditions économiques et sociales a provoqué le retour de maladies infectieuses qu’on pensait disparues, telle la tuberculose. L’instauration, en 1993, d’une police d’assurance médicale obligatoire — 5,1% du salaire brut en 2020 — dans chaque contrat de travail a permis de remettre à flot progressivement le système. Au prix, cependant, d’un creusement des inégalités d’accès aux soins. Si les consultations chez le généraliste et les séjours à l’hôpital demeurent gratuits, les médicaments, eux, sont payants.

Les inégalités régionales, elles aussi, se sont creusées. La restructuration lancée dans les années 2000, visant à optimiser les dépenses, a consisté à fermer des hôpitaux ruraux et construire des établissements de pointe dans les grandes villes. Les témoignages de soignants sur le manque de matériel et de médicaments, la vétusté des équipements et les bas salaires abondent sur les réseaux sociaux. En 2019, des grèves et des mouvements de démissions collectives, souvent soutenus par le syndicat de l’Alliance des médecins, ont éclaté dans plusieurs villes du pays. Fin août, à Piatigorsk, non loin de la frontière géorgienne, tous les traumatologues d’un même hôpital ont démissionné collectivement.

Cette colère ne s’exprime pas seulement dans les régions périphériques. À Taroussa, ville d’une dizaine de milliers d’habitants située à environ cent cinquante kilomètres au sud de la capitale, les soignants nous confient manquer de tout, y compris de produits de base comme les blouses jetables ou le désinfectant. «Mettre quelqu’un sous ventilateur nécessite non seulement un médecin qualifié mais aussi des anesthésistes, des techniciens de laboratoire et surtout des infirmiers de soins intensifs, souligne Judyth Twigg. Il n’est pas sûr que la Russie dispose de telles ressources.»

Même si le système de santé russe résistait au choc du Covid-19, ses problèmes structurels n’en seraient pas pour autant réglés. L’offre de soins primaires est désormais négligée. Le nombre de médecins de district est passé de 73 200 à 60 900 entre 2005 et 2016  (9). La part des généralistes représentait à peine 13% du total de médecins en 2017, contre 33% en moyenne dans les pays de l’OCDE (10). Pour se faire soigner, la population russe délaisse les policliniques publiques. Selon une étude menée en août 2019 (11), plus de la moitié (57%) des Russes ne vont pas chez le médecin lorsqu’ils tombent malades, mais optent pour l’automédication.

Les plus fortunés peuvent se tourner vers une offre privée en pleine expansion. Depuis l’ouverture, en 2006, de la première maternité privée à Moscou par MD Medical Group, les grands groupes de santé accélèrent leur croissance, ciblant essentiellement la classe moyenne supérieure des grandes villes. En 2016, la part de fournisseurs de soins privés dans le segment de l’assurance médicale obligatoire représentait 29%, contre 16% trois ans plus tôt. Medsi, propriété de la holding Sistema, dont les établissements effectuent déjà plus de huit millions de consultations par an, planifie d’ouvrir en 2020 un centre multifonctionnel de près de 34 000 mètres carrés dans la capitale.

Depuis plusieurs années, Igor Sheiman, chercheur à l’École des hautes études en sciences économiques à Moscou, propose d’en revenir aux sources du système Semachko, fondé sur l’accessibilité financière des soins et le rôle pivot des policliniques. «Malheureusement, les efforts consentis ne vont pas dans ce sens», regrette-t-il. À ses yeux, les mesures prévues au sein du programme national «Santé» (un des treize projets nationaux prioritaires pour la période 2019-2024) pour la modernisation des soins primaires demeurent trop superficielles pour la réforme en profondeur dont le système aurait besoin. En outre, les fonds prévus pour les projets nationaux risquent d’être amputés. Obsédé par la stabilité du rouble, Moscou hésite à creuser son déficit budgétaire et puise avec parcimonie dans son fonds souverain pour financer les mesures d’urgence. Quant à la modernisation du pays, elle attendra.

 
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