Une tâche s’impose à nous. Pour l’heure ils s’agit de gérer l’urgence et de sauver ce qui peut etre sauvé. Mais il va s’agir de comprendre comme un pays, la France, qui avait le meilleur système de santé du monde, qui était à la pointe dans la gestion des crises, est devenu un pays du tiers-monde, sans moyens, sans logistique, sans médicament, réduit à appliquer cette logique de confinement, logique pré-industrielle, quand les pays d’Asie ont développé d’autres stratégies moins dommageables. Plus qu’une crise conjoncturelle, c’est un effondrement de civilisation.
L’anthropologue et historien Joseph Tainter[1] nous explique comment les sociétés s’effondrent sous le poids de la complexité qu’elles créent, une mauvaise complexité devenue incontrôlable car on ne la comprend ni n’est capable de la piloter en raison du trop grand nombre de variables en interaction. Le système devient turbulent, un ensemble de réactions en chaîne incontrôlables et désordonnées. Il ne se calme que quand se réduit cette quantité d’interactions. Dans ses études historiques, Joseph Tainter montre que les sociétés n’ont d’autres solutions que de réduire leur taille pour les ramener à un niveau de complexité gérable. C’est ainsi que les grands empires ont disparu.
Cet effondrement n’a rien d’inéluctable contrairement à ce que croient des bobos écolos millénaristes qui ne comprennent rien à la dynamique des écosystèmes. Dans tous les cas étudiés par Jared Diamond dans Effondrement, il s’agit d’enchaînements d’erreurs humaines, de mauvaises décisions face à des phénomènes nouveaux et des chocs qui ont rendu les systèmes non résilients, incapable de résister à un évènement qui aurait pu être banal. Jared Diamond montrent que ces sociétés se sont effondrées parcequ’elles ont pris des décisions catastrophiques que rien ne les obligeait à prendre, si ce n’est l’incompréhension des phénomènes qu’elles ont eux-mêmes créés, comme la destruction des écosystèmes naturels par l’introduction de nouvelles espèces lors des colonisations. L’état d’impréparationn de la France (et des pays européens) face à la crise sanitaire est le résultat des décisions prises depuis trois décennies de “rationaliser” la gestion hospitalière.
Quand on étudie l’enchainement des événements entre l’assassinat de Sarajevo et le déclenchement de la guerre de 1914, on réalise qu’il s’agit d’une crise des systèmes de décision publique qui ne parviennent pas à maîtriser la complexité créée par l’intrication des traités d’alliances et des réseaux créés par la 1° mondialisation d’avant-guerre. La boucherie de la guerre résultera de l’obsolescence de la pensée militaire qui ne parvient pas à intégrer l’évolution des technologies. Après l’échec du plan Schliefen en 1914, les belligérants n’ont d’autre stratégie que de s’enterrer et de se bombarder l’un l’autre sous le commandement de généraux majoritairement narcissiques et incompétents.
Il ne faut conclure de la croissance de cette complexité qu’il faille réduire le monde à son village et refuser toute évolution, l’idée même de progrès. Tainter souligne qu’il y a une bonne complexité qui permet des rendements croissants en intégrant les technologies nouvelles dans la dynamique des systèmes qui deviennent des éco-systèmes capables de s’auto-réguler.
Avec leurs théories de « la mondialisation heureuse » nos oligarques ont fait tout le contraire. Ils ont créé un système mondial où tout est connecté avec tout, qui nie ces éléments d’auto-régulation que sont les cultures, les traditions, les nations, les frontières, jusqu’aux différences entre les sexes, qui sont autant de cadres naturels d’auto-régulation. En sommes, ils ont détruit la bonne complexité et ont créé de la mauvaise, dont la forme achevée est la mondialisation financière.
Parfaitement analysées par les polémistes de l’époque, les causes de la 1° crise financière en 1720 (la crise de la Compagnie des Mers du sud en Angleterre et la crise de la rue Quicampoix à Paris) seront toujours la même : la cupidité, l’arrogance et la toute-puissance, qui fera dire à Newton « Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules». Cette même année 1720 Marseille est touchée par la peste noire, dont l’origine était connue (mais pas son mode de propagation), la probabilité et le risque identifié. Des procédures de confinement sanitaires existaient et pouvaient être imposées, mais ne le furent qu’imparfaitement par recherche du lucre. La peste de 1720 est le fruit de la mondialsation de l’époque.
La crise actuelle, financière et sanitaire – on peut y ajouter morale – est celle du système issu de la pensée occidentale, déterministe et positiviste pour laquelle le monde est parfaitement compréhensible et conçu par un esprit supérieur qui applique ses règles de manière « top-down » sur la réalité. Pour eux la vie est un système stable qui avance constamment vers plus de progrès et de profit, pour autant que rien (notamment des dispositifs publics, leur hantise) ne viennent pas perturber cet équilibre naturel. Le problème est que le monde ne fonctionne pas comme ça, l’état d’équilibre n’existe que fans les modèles mathématiques des économistes et des technocrates, pas dans la réalité. Il n’a pas fallu attendre les avancées contemporaines de la systémique pour le comprendre. Dès le XVI° siècle Montaigne l’avait compris « le monde est une branloire pérenne. Toute chose y branle sans cesse (…) la constance n’est pas autre chose qu’un branle plus languissant »
Nous sommes au bord de l’effondrement parce qu’ils ont détruit tous les systèmes de régulation. La France avait le meilleur système de gestion des crises, j’ai travaillé sur ces dossiers du temps de Haroun Tazieff, tant dans les domaines civils que militaires. Ils l’ont déshabillé et rendu inopérant. Ils ont démantelé l’hôpital public en appliquant leur concept absurbe « passer d’une logique de stock à une logique de flux ». Il ont affaibli l’aremée qui peine aujourd’hui à nstaller l’hopital de campagne tant vanté.Ils ont détruit toute scalabilité du système qui n’a plus aucune réserve de montée en puissance.
Au-delà de la nécessaire mise en cause des responsabilités gouvernementales dans l’impréparation de nos moyens face à la crise actuelle, les causes profondes de celle-ci sont à rechercher dans la culture des auto dénommées élites. Le Professeur Philippe Juvin, par ailleurs homme politique et maire, dit juste quand il déclare
«La vraie révolution qu’il faudra mener sera celle des conseillers. Ils doutent rarement, imposent leur vision monochrome, rédigent des rapports souvent identiques. Cette classe ne se remet jamais en cause, n’est jamais sanctionnée, bénéficie d’une totale impunité.».
Car ce sont ces conseillers, solidement soutenus par leurs réseaux dans les médias et quelques médecins microphages qui ne fréquentent plus depuis longtemps les services d’urgence, qui ont bâti le cadre intellectuel qui nous mène aujourd’hui au bord de l’effondrement. Ce sont eux qui ont bâti les systèmes défaillants que nous subissons aujourd’hui qu’ils ont bâti – j’allais dire « en toute connaissance de cause », mais ce serait inexact car en fait ils ne connaissent ni ne comprennent les monstruosités qu’ils ont bâties. C’est une nouvelle « trahison des clercs » mais plus par entêtement coupable que par volonté délibérée. Philippe Juvin conclut en commentant la nocivité des nouveaux traîtres «… ils n’ont même pas la capacité intellectuelle de comprendre qu’ils trahissent.».
C’est leur système, leur mode de pensée, leur caste qui s’effondre aujourd’hui. Ils doivent quitter la scène et à nous de rebâtir de nouvelles élites.
[1] L’effondrement des sociétés complexes, trad. Française 2013
Suite: La crise de la raison
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