Par Charlotte d’Ornellas
Publié le 20/08/2020 à 11:00
Les “progressistes” peuvent dire ce qu’ils veulent : tout était prévisible – d’ailleurs, ce fut prédit. Quand aux premières heures du 1er août, en pleine trêve estivale, l’Assemblée nationale adopte en deuxième lecture le projet de loi bioéthique, à main levée et devant un député sur cinq, on assiste au dénouement d’un processus sans suspense qui prend sa source bien avant les prétendus engagements de campagne et promesses de “débat apaisé” d’Emmanuel Macron. Le père du premier bébé-éprouvette, Jacques Testart, ne cesse de mettre la France en garde : « Jusqu’à la construction du monde hypertechnologisé que nous connaissons, le progrès consistait dans l’amélioration des conditions de vie vers l’épanouissement des personnes… Aujourd’hui, la fétichisation des productions technoscientifiques sert l’économie libérale en aliénant les personnes. C’est d’autant plus grave qu’il n’existe que des “avancées” en bioéthique, pas de retours possibles, si bien que les résistants à ces “progrès” sont vite qualifiés de conservateurs… »
Le processus est toujours le même. Prenez l’avortement: depuis sa dépénalisation il y a quarante-cinq ans, l’accès à l’IVG – pourtant considérée comme un “drame” – n’a cessé d’étendre ses frontières. Remboursement intégral voté en 2013, suppression de la condition de détresse et reconnaissance d’un “droit fondamental” en 2014, retrait du délai de réflexion en 2015… tandis que la pression est toujours plus forte pour l’allongement du délai légal pendant lequel l’avortement est autorisé et la suppression de la clause de conscience spécifique des médecins. Pourquoi s’attarder sur ce sujet ? Parce qu’il n’est jamais débattu et directement lié à la question de l’extension des recherches sur l’embryon, dont personne ne parle jamais. « L’arbre de la “PMA pour toutes” a caché la forêt des abandons éthiques », regrette encore Jacques Testart.
Pas de projet, pas d’enfant
Si l’avenir n’est jamais certain, les causes ont des conséquences. La logique actuelle est simple : l’enfant n’est pas un don mais un projet parental. Si ce projet n’existe pas, l’enfant non plus. Sinon, qui pourrait expliquer la différence de valeur entre un fœtus de 12 semaines que l’on peut avorter et celui de 13 pour lequel c’est interdit ? Qui pourrait assumer de dire qu’un embryon handicapé de 17 semaines mérite une protection moins grande que celui qui est sain, précisément parce qu’il est handicapé ? Comment assumer que certains embryons soient donnés à la recherche ? Plus personne ne se pose la question de ce qu’est l’embryon, de ses éventuels droits, de sa nature, de la valeur de la vie qui l’anime… Il n’est question que du “droit” de la femme à disposer de “son” corps. Toute limite devient une potentielle entrave aux libertés individuelles.
Le vote du 1er août incarne ce paradigme progressiste. Peut-on, par exemple, tuer un enfant dans le sein de sa mère la veille de la naissance ? La France répond déjà oui à cette question, dans certains cas: si l’enfant porte une maladie incurable, ou si le fait de mener la grossesse à terme fait courir un risque à la mère. Sans prévenir, les députés socialistes ont ajouté un amendement visant à élargir l’accès à ces interruptions médicales de grossesse (IMG). Une mère pourrait désormais y recourir – jusqu’au terme de la grossesse – si elle se trouve en « détresse psychosociale », situation par nature difficile à définir. Il y a quelques années, la condition de “détresse” était supprimée des critères de recours à l’IVG, au motif qu’elle était devenue “obsolète”… Tugdual Derville, délégué général d’Alliance Vita, a médiatisé l’amendement discret, et s’en insurge : « Présenté comme un progrès, ce type d’IMG se révèle être une violence faite aux femmes, une régression de leur droit d’être accompagnées et protégées quand elles sont fragilisées par une grossesse. Pour en avoir conscience, il faut avoir entendu la peine immense de celles qui se culpabilisent, a posteriori , d’avoir cédé aux pressions en consentant à se faire avorter de leur enfant en bonne santé. »
Création de chimères homme-animal
Mais puisque l’embryon ne vaut rien hors de la volonté des adultes, le reste coule de source. Cette loi autorise aussi, par exemple, la création de chimères homme-animal, tout en détaillant certains garde-fous. « Des précautions hypocrites et risibles », selon Jacques Testart: « C’est l’embryon animal qui sera enrichi en cellules humaines et pas l’inverse, et la proportion d’humain dans la chimère ne devra pas dépasser 50 % (comme dans le centaure ou la sirène). De plus c’est une femelle animale qui portera la chimère (quelle femme aurait pu accepter ce rôle ?) et la gestation sera interrompue avant la naissance… pour cette fois. »
Les défenseurs du texte réfutent toute imprudence. La Ropa, par exemple, reste interdite. Petit point de vocabulaire sur cette « réception des ovocytes de la partenaire » : une femme lesbienne donne ses ovocytes pour une fécondation in vitro, et l’embryon est implanté chez sa conjointe. L’une conçoit l’enfant, l’autre le porte. Mais si toutes deux veulent être mères, comment comprendre la motivation de ce refus ? L’interrogation est la même pour la PMA post mortem (une fécondation pratiquée avec le sperme d’un homme mort consentant), ou pour l’accès des transsexuels à la PMA : pourquoi refuser à certains ce qui a été accordé à d’autres par souci “d’égalité” ? Interrogation également quant au refus de l’extension de l’accès au DPI-A. Ce diagnostic pratiqué in vitro est autorisé dans une famille où une maladie génétique grave est identifiée, mais interdit dans une famille où ce n’est pas le cas. Le rapporteur du texte, Jean-Louis Touraine, trouve cela – légitimement – absurde : « Le refus du DPI-A a été prononcé dans la crainte que cela ne limite le nombre de naissances d’enfants avec trisomie 21; en vérité ce nombre resterait identique car, pour les femmes qui le désirent, le diagnostic de trisomie est effectué en début de grossesse avec la possibilité d’interrompre celle-ci. » Pourquoi refuser le DPI-A lorsqu’on autorise l’avortement et qu’il est pratiqué dans 97 % des cas de trisomie? Jacques Testart s’en étonne aussi: « Le rejet du DPI-A m’a surpris tant cette extension de la technique du tri embryonnaire va dans le sens général de la loi, vers l’eugénisme consenti et l’acclimatation au transhumanisme. »
L’avortement post-natal déjà réclamé
Certaines dispositions sont acceptées, d’autres refusées. Comment comprendre la logique ? Le progressisme ne semble avoir qu’une doctrine : attendre que la société, travaillée par des revendications individuelles, soit “prête” à accepter les progrès techniques grandissants. Édifiante à cet égard, la façon dont Jean-Louis Touraine commente le rejet de certaines propositions : « Elles aussi sont en adéquation avec les valeurs de notre société, mais il a été jugé raisonnable de rester dans une certaine circonspection afin de ne pas heurter ceux qui sont préoccupés par les évolutions et qui tardent parfois à s’adapter, par exemple aux diverses modalités actuelles permettant de “faire famille”. » Tout n’est qu’une question de temps. La présidente de La Manif pour tous, Ludovine de La Rochère, n’est pas dupe : « C’est uniquement tactique : le président souhaite faire croire que ce projet de loi est “équilibré” et que nos alertes seraient excessives. »
Car si tout cela était prévisible, la suite l’est autant. Et elle fait froid dans le dos : des chercheurs réclament déjà l’avortement “postnatal”, c’est-à-dire l’infanticide, dans les cas où l’avortement tardif est autorisé. L’argumentaire est imparable : il n’y a aucun changement de nature avant et après la naissance. L’enfant est toujours dépendant, incapable de décider lui-même de son sort. Dans les services de néonatalogie, certains enfants sont aujourd’hui avortés à l’âge auquel d’autres sont sauvés. Quelle différence entre eux? La volonté et le “projet” des parents. Pourquoi s’arrêter à la naissance ?
Sans limite de principe, tout est possible. C’est vrai sur le terrain eugénique, mais également sur les conséquences du “mariage pour tous”, nettement plus médiatisé. Christiane Taubira le savait bien, qui déclarait en 2013: « C’est une réforme de société et on peut même dire une réforme de civilisation. » Le débat ne fut jamais à la hauteur: il porta sur “l’amour” et “l’égalité”, quand ce qui était réellement en jeu était la définition même de la nature de l’homme et de la femme. Pour Touraine, l’enjeu n’est plus un bien commun mais une addition de visions individuelles : « Conservateurs et progressistes ont heureusement le même “droit de cité”. Les uns et les autres sont utiles, et chacun se retient d’imposer à tous son point de vue personnel. » Contrairement à lui, Christiane Taubira assumait le contraire : une réforme de civilisation concerne la société tout entière. Prenons des exemples volontairement éloignés pour comprendre : pourquoi interdire le crime d’honneur? L’excision ? L’amour entre un homme mûr et une toute jeune fille? Parce qu’il existe une morale civilisationnelle qui s’impose devant les revendications particulières. Quand tout est relatif, il n’y a plus de raison d’interdire quoique ce soit. Ou alors de façon arbitraire, et donc potentiellement temporaire.
Si la PMA, puis l’extension de la PMA, et demain la GPA finissent inévitablement par arriver, c’est parce que rien ne s’y oppose plus. Il en va de même avec les recherches sur l’embryon. « Plus important que le résultat législatif immédiat : les rapports préparatoires à la révision issus des grandes institutions, explique Testart. Leur convergence pour en finir avec “l’éthique à la française” est frappante et augure de l’évolution scientiste, eugéniste et mercantile de la bioéthique. » Il faut se rendre à l’évidence progressiste : les blocages d’aujourd’hui seront les “avancées” de demain.