Le nihilisme aujourd’hui

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 Extrait de Gouverner par le Bien commun, 2001
 
 

LE NIHILISME AUJOURD’HUI

« Tel est le funeste destin de l’Europe : ayant cessé de craindre l’homme, nous avons cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui et même de le vouloir. Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue. Qu’est-ce qu’aujourd’hui que le nihilisme, sinon cela ? (…) Nous sommes fatigués de l’homme »

Nietzsche

Le nihilisme n’est pas en soi une mauvaise chose. Expérience du tragique et du vide de la vie humaine, il peut être un fondateur au sens de l’expérience de l’absurde chez Albert Camus. Découvrir qu’il n’y a rien et que le monde est vide et sans sens, que nous sommes responsables de nos buts et de leur atteinte, que le sens ne nous est pas donné, mais que ce qui nous a été donné c’est la capacité à donner du sens à notre vie, est une expérience du tragique. Et là « dans un acte héroïque, l’homme tragique, précisément parce que tout est obstacle, souffrance et abîme vertigineux (et non point bien que tout soit souffrance) bande sa volonté et tend ses facultés : puisque tout est horrible et absurde, précisément il agira» .
Elle est fondatrice car c’est une expérience de la liberté: l’homme peut le meilleur autant que le pire. Le XIX° siècle, en bouleversant les cadres des sociétés traditionnelles, vit la naissance du nihilisme moderne qui allait prendre diverses formes: celle du nihilisme actif, furieux de découvrir que là ou l’on pensait qu’il y avait quelque chose il n’y a rien et voulant faire de cette découverte une nouvelle fondation, et celle du nihilisme passif contemporain, celui du dernier homme dont Nietzsche annonçait l’arrivée dans Ainsi parlait Zarathoustra qui se contente de ne plus croire à rien après la mort de Dieu et de vivre sa petite vie dans la passivité tranquille du triptyque « santé, sécurité, confort ».
Un point commun à ces variantes du nihilisme: la volonté de puissance . La volonté de puissance, c’est le refus de l’homme faillible et libre amené à délibérer sur les buts qu’il veut se donner, et le contenu qu’il veut donner à sa liberté. C’est le refus de la nature, du droit naturel, pour l’affirmation de la volonté de l’homme de se façonner indépendamment de toutes les contingences et de toute norme exogène liées à son humanité. Vouloir à tout prix de peur de subir, la volonté comme unique objet de la volonté, telle est la volonté de puissance.

Sa forme la plus radicale fut le nazisme, refus régressif de la modernité instituée par les lumières et l’Aufklärung pour la quête d’un surhomme mythique, mais également le communisme qui, s’il n’était pas nihiliste dans ses motivations le fut dans ses moyens et dans ses fins. Les formes “soft” de la volonté de puissance sont aujourd’hui l’hédonisme agressif du “jouir sans entraves” qui est le refus de la contingence pour la quête d’un monde sans contraintes .

METTRE RIEN LA OU IL Y A QUELQUE CHOSE

« Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » A cette éternelle interpellation de Leibniz, les nihilistes ont leur réponse : Puisque la connaissance du monde et de l’homme nous montre qu’il n’est pas parfait, c’est donc que toute perfection ne peut être de ce monde. Puisque le sens ne nous est pas donné, tout sens ne peut être qu’une illusion que le nihiliste se doit de détruire. Plutôt rien que quelque chose d’imparfait !

Le subjectivisme radical, ou le triomphe du ”je” sur le “nous”

C’est en 1967 que Raoul Vaneigeim publia ce qui allait devenir le manifeste idéologique des trente piteuses : le « traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ». L’idée fondamentale du « Traité » est le subjectivisme radical ou l’opposition irréductible entre ce que Louis Dumont appelle l’auto-nomie (les normes que je suis moi-même capable de me fixer) et l’hétéro-nomie (les normes qui me viennent des autres, c’est-à-dire du corps social).
Le Traité est explicitement nihiliste, d’un nihilisme actif qui cherche la révolution dans la démonstration que toute idée, toute institution est une aliénation et une mutilation de la créativité. Le nihilisme actif est présenté comme un point de passage obligé au delà duquel peut naître la révolution par la destruction de tous les conformismes : « Les nihilistes sont, en dernier ressort, nos seuls alliés. Ils vivent dans le désespoir du non-dépassement ? Une théorie cohérente peut, leur démontrant la fausseté de leur vue, mettre au service de leur volonté de vivre le potentiel énergétique de leurs rancoeurs accumulées…Nihilistes, aurait dit Sade, encore un effort pour devenir révolutionnaires » .
Niant toute hétéronomie, le subjectivisme rejette toute transcendance et tire toute vérité de l’instant -« Il y a plus de vérité dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies »- et proclame la volonté de puissance du sujet : « Une réalité sur laquelle je n’ai pas de prise, n’est-ce pas le vieux mensonge remis à neuf, le stade ultime de la mystification ? ».
La seule source de vérité ne peut résider que dans la spontanéité et la créativité individuelle. Aucun « nous » ne peut exister en dehors de l’addition des « je » libérés de toutes contraintes: « Rien ne m’autorise à parler au nom des autres, je ne suis délégué que de moi-même et, pourtant, je suis constamment dominé par cette pensée que mon histoire n’est pas seulement une histoire personnelle mais que je sers les intérêts d’hommes innombrables en vivant comme je vis et en m’efforçant de vivre plus intensément, plus librement ».
Rédigé en un langage révolutionnaire à coups de dénonciation de la « bourgeoisie » et des « conformismes », le traité de M. Vaneigem – qui fit depuis toute sa carrière comme fonctionnaire de l’Etat belge- allait devenir la bible des libertaires spontanéistes dont le pouvoir idéologique allait s’affirmer en France à partir de 1970 : Vive le « je » donc, à bas le « nous », source de toutes les oppressions. Les libéraux et les libertaires allaient trouver là les habits neufs de leur alliance pour la domination de la société et du monde.
Toute expression d’un vouloir vivre collectif, école, Etat, loi, famille, tout mythe fondateur républicain devenait une cible. La première sera l’histoire et le morceau de choix la Résistance et l’antifascisme, la seconde ce qui assure la cohésion sociale donc l’école et la clé de voûte le post-modernisme qui apportait la « théorie cohérente » annoncée par Vanegeim.

  • « Tout est suspect » : le flirt du gauchisme avec le révisionisme

« Sur les « faits », ordres d’Hitler, chambres à gaz, chiffres (dont j’affirme qu’à ce jour ni ceux des historiens officiels, ni ceux des « révisionnistes » ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse)…, je ne suis pas loin de penser que les révisionnistes ont raison; (…) Si l’on peut douter de l’existence des chambres à gaz, c’est qu’elle ne tient que sur des récits de témoins (aveux, mémoires, témoignages au procès) et que ces récits sont contradictoires en eux-mêmes et entre eux… » . Comment le théoricien gauchiste Jean-Gabriel Cohn-Bendit en vient-il ainsi à prendre la défense des révisionnistes? Pierre Vidal-Naquet a analysé ce phénomène .
A l’origine on trouve des archéologues du marxisme, disciples de Bordigua, un marxiste italien des années trente, passé, comme Pierre Guillaume, par l’Internationale situationniste où il cotoya Vaneigeim, et qui allait fonder le groupe « La vieille taupe », devenu le temple du révisionnisme. Quel est l’enjeu pour eux? Torpiller la « démocratie bourgeoise » qui se refait une vertu de sa lutte contre le nazisme. Quel est l’argument? l’utilisation de l’holocauste comme justification a posteriori des politiques, dont le sionisme.
Il est évident que l’utilisation de l’holocauste a posteriori pour se faire une virginité a peu de frais a été et est encore une activité rentable pour justifier des actes peu justifiables dans le présent (comme la politique d’annexion d’Israël) ou dans le passé (comme la lâcheté des démocraties devant le nazisme ou le stalinisme). Eviter que l’histoire ne serve d’alibi est le travail et la mission de tout historien en appliquant la méthode historico-critique. Mais tel n’est pas le souci des révisionnistes et des libertaires qui les soutiennent. L’objectif est de montrer que la démocratie n’étant pas parfaite, ou à tout le moins, pas conforme aux mythes qui se sont forgés après guerre, elle ne peut être que coupable, et donc à mettre que dans le même sac que le nazisme et le stalinisme.
On recourt pour cela à une analyse purement technique des faits: on n’a pas de sources écrites, donc les faits n’existent pas! Les témoignages sont contradictoires, donc les faits n’existent pas! Si l’on suivait la « méthode historique » des révisionnistes lorsque l’on est en présence d’une évaluation contradictoire du nombre de manifestants par les organisateurs et par la police, on conclurait, du seul fait de cette divergence, que la manifestation n’a pas eu lieu. Le raisonnement devient particulièrement monstrueux dans le cas du génocide, puisque toute la politique des nazis a consisté à détruire toute source et toute trace matérielle et que la logique de l’univers concentrationnaire était bâtie sur un « comment » édulcoré évitant, au travers d’un langage bureaucratique neutre, toute évocation du « quoi », de l’extermination, au profit d’une logique purement technique de bon fonctionnaire.
Dernier argument: la liberté d’expression. Les révisionnistes se sont en effet tissés un manteau de vertu des poursuites dont ils furent l’objet, et c’est pour défendre la liberté que les Cohn-Bendit sont venus à leur secours . Il est évident que l’interdiction ne résout rien et qu’une lecture commentée de « Mein Kampf » dans les écoles serait le meilleur moyen de démonter l’attrait malsain qu’exerce la mythologie nazie. Mais telle n’est pas la préoccupation de nos héros qui, une fois devenus les hérauts du nouvel ordre moral, ont soutenu le vote de la loi Gayssot qui précisément interdit l’expression du révisionnisme, leur apportant sur un plateau des habits neufs de victimes.
Non, le but des frères Cohn-Bendit est de montrer que la démocratie, et surtout la République, étant un régime imparfait pour des hommes imparfaits, où la mythologie diverge nécessairement de la rigueur historique, est de ce seul fait aussi mauvaise que les autres régimes. Ainsi se renforce en politique le relativisme obsessionnel, au nom du « mettre rien là où il y a quelque chose »

  • La destruction de l’enseignement par le pédagogisme

Philippe Meirieu fut le gourou de la politique scolaire de Claude Allègre et auteur d’un ouvrage qui résume son projet «L’Ecole ou la guerre civile » . Lointain écho aux théories de Vaneigeim : la crise de l’école serait essentiellement due au désir des enseignants d’enseigner ! Ce désir serait l’expression de leur libido, elle même produit des «obscures vengeances» qui justifient la vocation de l’enseignant. Esclave de sa libido, l’enseignant cède à ses pulsions malsaines et ne peut s’empêcher de vouloir enseigner et promouvoir sa discipline aux dépens d’une éducation globale de l’enfant.
Certes, rien n’est jamais totalement faux dans les propos de Philippe Meirieu, mais tout procède de réductions et d’oppositions primaires entre transmission du savoir et éducation de la personne. Que l’enseignement traditionnel, centré sur l’acquisition des savoirs, ait négligé les savoir-faire, cela est vrai. Que les savoirs soient cloisonnés et qu’il faille relier les disciplines, cela est vrai. Mais le projet des « modernistes » -au rang desquels on ne s’étonnera pas de retrouver Jean-Gabriel Cohn-Bendit animateur du « lycée autogéré » de Saint-Nazaire- est de mettre en cause l’existence même des savoirs par une confusion stupéfiante entre savoir et information : Internet donne accès à l’information, donc en navigant sur internet l’élève peut construire lui-même ses savoirs. Finis donc les profs d’histoire et de philo, place aux animateurs qui aident au maniement de la souris. Relativisme cognitif radical qui fonde la mise en cause par Philippe Meirieu du projet de l’instruction publique, laïque et obligatoire: la volonté d’intégrer, par l’école, les enfants dans une citoyenneté commune: « Jules Ferry préconisait donc d’éradiquer ce qui sépare les hommes au profit de ce qui les unit » accuse-t-il. Et de promouvoir une obsession qui est au cœur de l’idéologie contemporaine: celle de l’hétérogénéité.
Depuis les années 70, la constante des réformes est d’être purement technique – l’enseignement de toute norme sociale devenant sulfureux- avec la mise en place du collège unique. L’école primaire perd la mission de préparer les élèves à la vie et de les doter de « tout ce qu’il n’est pas permis d’ignorer » pour devoir se contenter de les conduire en sixième. L’école mène au collège qui mène au lycée qui mène à l’université qui…?. Les autodénommées « sciences de l’éducation » ne sont qu’une succession de processus sans buts qui sont l’expression du relativisme dans l’enseignement : puisqu’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de culture – il y a des vérités et des cultures – donc ce qui compte ce sont les « compétences », soit des savoir-faire instrumentaux.
L’issue est connue: absence d’acquisition des fondamentaux à l’entrée en sixième, développement de l’échec scolaire et de formes perverses de compétition (reconstitution de filières selon le choix de la 1° langue étrangère, le lieu d’habitation..) qui assurent la reproduction des inégalités sociales. La cause en est la doctrine de l’hétérogénéité, dénoncée par Liliane Lurçat, qui assimile l’égalité des droits à l’instruction à l’égalitarisme entre les personnes , qui nie les différences entre les projets individuels ce qui revient alors à « imposer à tous les même vide intellectuel aux effets barbarisants. La massification de l’enfance et de la jeunesse ainsi réalisée produit partout des phénomènes semblables » .
Généralement, les « modernistes » des trente piteuses veulent libérer la France de ses archaïsmes en recourant avec dix ans de recul à des recettes qui ont déjà échoué aux Etats-Unis. Là, c’est soixante-dix ans. Les sciences de l’éducation y apparaissent dans les années vingt comme réponse à la massification de l’enseignement qui pose un véritable problème : celui de la multiplicité des projets scolaires dans un enseignement conçu jusqu’alors pour une population scolaire homogène. Or, aller à l’école a une valeur en soi – par la socialisation de l’enfant- qui se traduit en biens collectifs : qualité de la main-d’œuvre, santé publique, citoyenneté. Reconcevoir les enseignements de manière à ce qu’ils prennent en compte la diversité des projets scolaires revenait à reconnaître cette diversité, mais cela contrevenait à l’idéologie égalitariste dominante : la relation hiérarchique maître-élève ne cadre pas avec l’idéal du self-made man maître de son destin . Aussi la solution des pédagogistes va être de supprimer les enseignements pour ne plus garder que la “pédagogie” : Désormais « ce qui importe en éducation n’est pas ce que les individus savent mais le type d’individu produit. L’école abdique sa fonction première de formation intellectuelle pour satisfaire des idéaux sociaux, tout en occultant le sacrifice consenti » . Individualisme et massification de l’enfant vont alors de pair « la massification de l’enfance est apparue aux Etats-Unis bien avant l’existence de la télévision. Elle a consisté dans l’abandon des enfants par les adultes, car seul le groupe est pris en considération. Livrés à eux-mêmes ou abandonnés à la tyrannie du groupe, les enfants ont réagi soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile. ». Le résultat? Soixante millions d’américains victimes d’illettrisme fonctionnel. L’origine? le rejet de l’apprentissage au profit exclusif du spontanéisme et de la créativité individuelle. L’alphabétisation est rejetée au motif que l’on peut lire sans avoir à nommer chaque lettre. « Les forces hostiles à l’alphabétisation, à la lecture, au mot, se trouvent dans le scientisme qui depuis soixante-quinze ans préfère les nombres aux mots, le faire à la pensée, l’expérience à la tradition ».
Rejet du contenu au profit exclusif du processus, psychologisme délirant, le pédagogisme, en transformant peu à peu l’école en hopital de jour, construit, sous son discours égalitariste, une société inégalitaire aussi sûrement que l’individualisme assujettit l’individu. En mettant « l’élève au centre de l’école » au lieu du maître, on renvoie l’enfant à un état de nature supposé idyllique, que William Golding a mis en scène dans son roman « Lord of the flies » : naufragée sur un île déserte, privée de tout référent adulte, la communauté d’enfants retourne à la barbarie en développant les formes de cruauté les plus primaires. La manifestation la plus pathologique du naufrage scolaire est la violence qui « témoigne surtout, en son cœur, d’une désinstitutionnalisation qui fait que les relations entre enseignants et élèves se dégradent en simples interactions, dans lesquelles le sens se construit au fur et à mesure de l’échange des acteurs en présence et non en fonction de normes, de règles, ou de rôles préétablis »
Il reste à ce nouvel obscurantisme à couronner son édifice d’une philosophie globale du monde à prétention scientifique: ce sera la tâche du post-modernisme.

Le post-modernisme et le basculement de la gauche dans l’obscurantisme

Au printemps 1996 une revue américaine renommée, Social Text, publiait un article très mode d’Alan Sokal au titre alléchant « Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », délibérément bourré, aux dires de son auteur, d’absurdités et d’illogismes flagrants et affichant un relativisme cognitif extrême, allant jusqu’à nier l’existence d’un monde objectif, extérieur à notre conscience. Le projet d’Alan Sokal était de voir si ce tissu d’absurdités serait publié. Il le fut. Et dans un numéro spécial consacré à une réponse aux inquiétudes des scientifiques aux dérives du post-modernisme. La conclusion aurait pu être signée de l’un de nos modernisateurs du sytème éducatif : « .. tout ceci n’est qu’une première étape: le but fondamental de tout mouvement émancipatoire doit être de démystifier et de démocratiser la production de la connaissance scientifique … cette tâche doit commencer avec la jeune génération, à travers une profonde réforme du système éducatif. L’enseignement de la science et des mathématiques doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes et le contenu de ces sujets doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques ».
« L’affaire Sokal – Bricmont » commençait avec la publication postérieure de leur ouvrage « Impostures intellectuelles » dénonçant l’ensemble du courant post-moderniste parmi lequel figure les figures de proue de l’intelligentsia française les plus en vue aux Etats-Unis: Deleuze, Derrida, Guattari, Lacan, Lyotard, Serres, Baudrillard, Kristeva et Virillio entre autres.
Que disent les imposteurs ? Ils tirent partie des conclusions de la science moderne, de la mécanique quantique notamment, sur l’indétermination du monde et son inaccessibilité à notre totale compréhension pour conclure que toute connaissance est impossible et que tout exercice de la raison est vain. Un des chefs de file de ce courant dit « post-moderne » est Feyerabend, adversaire radical de Karl Popper qui assimile tout exercice de la raison à un rationalisme qui ne peut mener qu’à la tyrannie. Le post-modernisme fonde ainsi une nouvelle philosophie libertaire et nihiliste, où, faute de pouvoir connaître le réel on le remplace par une pure spéculation intellectuelle.
Jacques Bouveresse s’interroge sur ce goût subit des intellectuels post-modernes pour la mécanique quantique, la théorie du chaos, la géométrie fractale ou le théorème de Gödel. D’où vient-il? Du besoin de prestige et de pouvoir, répond-il, à l’heure où il semble falloir se réclamer de la science pour pouvoir être reconnu, notamment aux Etats-Unis. Pourquoi, par ailleurs, la pratique d’un recours à la science s’accompagne-t-elle, dans le même mouvement, d’un usage de l’analogie où l’esthétique l’emporte sur la rigueur? Parce que, dit Bouveresse, nous vivons une époque où la liberté de penser ne doit pas être entravée par le souci logique ou la confrontation aux faits, et où ceux qui rappellent que la pensée a des règles se trouvent accusés de pusillanimité. Dès lors, les pleins pouvoirs sont donnés à l’imagination, qui peut n’en faire qu’à sa tête au nom de « l’aventure de la pensée ».
Ce « postmodernisme » consiste à tout relativiser, à tout mettre sur un pied d’égalité au nom de la liberté de penser. Une pensée qui a perdu son caractère critique: la liberté de dire n’importe quoi est mieux défendue que celle de dire que tel ou tel propos dit n’importe quoi. Celui qui s’y risque est immédiatement dénoncé à la vindicte publique comme « fasciste ». N’est-ce pas ce que l’on retrouve dans les propos faisant l’éloge de la différence – le différencialisme – qui, inspirée du « politiquement correct » américain, conduit au bout du compte à la ghettoïsation de la société, et au développement, par des voies détournées, du racisme? Et cette logique du relativisme « littérariste », dit Bouveresse, va jusqu’à toucher la sociologie lorsqu’elle se fonde sur une « épistémologie de la réception » pour laquelle la valeur d’une théorie se mesure à sa réception par le public ?
Pratiquement, le postmodernisme apporte une justification prétendument scientifique au discours sur l’hétérogénéité qui est au cœur de la pensée dominante actuelle.

  • Son fondement théorique est le relativisme: il n’y a pas de vérité, les faits ne sont que le produit de notre langage. « L’avantage de cette nouvelle notion de fait, c’est qu’on n’a jamais tort » : la vérité n’est plus qu’affaire de croyance qui n’a pas à chercher à se confronter au réel.
  • Son origine est le découragement politique: les idéologies de gauche ont failli. Or, la gauche a été le porte-drapeau de la philosophie des lumières: il faut donc rejeter les Lumières! La science et la raison sont rejetés avec la prétention folle du communisme à connaître parfaitement le monde et à le transformer. Le postmodernisme jette le bébé avec l’eau du bain, la science avec le scientisme, la raison avec le rationalisme. La gauche trahit l’héritage des Lumières et devient obscurantiste!
  • Son fantasme est « les nouveaux mouvements sociaux »: antiracisme, homosexuels, féministes, ces mouvements n’ont pas été pris en compte par la gauche traditionnelle, ils deviennent autant de nouvelles idéologies qui se fondent sur les prétentions scientifiques du postmodernisme et son discours sur la « différence » et son goût pour les réalités virtuelles loin du monde réel, alors que les revendications légitimes des ces mouvements « peuvent trouver une base bien plus solide (…) dans la tradition égalitaire, radicalement démocratique et rationaliste issue des Lumières »
  • Son projet est le libéralisme le plus dur par l’abandon de la solidarité, de l’égalité, le dégoût de la vérité et de la recherche des faits au profit du discours. En même temps qu’il sonne le glas de la gauche politique, le postmodernisme transforme l’université en instrument de crétinisation de masse où les étudiants « apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même faire carrière à l’université en devenant experts dans l’art de manipuler un jargon érudit » .

Le désintérêt pour le monde réel est ainsi théorisé et systématisé. La négation de la poursuite du bien commun reçoit le vernis d’une caution scientifique. Le projet de transformation du monde est remplacé par la gesticulation verbale.

LA PHILOSOPHIE DU SUJET, FIGURE DU NIHILISME ACTIF

  • Les nouvelles technologies et le troisième âge du nihilisme

Le nihilisme moderne trouve sa source au XVII° siècle avec l’apparition de la technique comme activité autonome, qui se développe indépendamment des besoins de l’homme. Hannah Arendt identifie trois activités humaines fondamentales: le travail, qui correspond aux nécessités biologiques du corps humain, l’œuvre, qui est la nécessité pour l’homme de dépasser sa condition mortelle par la création d’artefacts pérennes, l’action enfin, qui est la relation qu’ont les hommes avec la condition humaine sans passer par la médiation de la création d’objets, l’activité politique d’organisation de la communauté humaine.
Jusqu’au XVI° siècle, les innovations avaient pour objet premier l’émancipation de la condition humaine de la domination du travail. L’époque moderne offre, avec le développement des mathématiques et de la logique, une capacité d’innover qui n’est plus directement liée à l’amélioration de la condition humaine, donc une primauté de l’œuvre sur le travail. Toutefois “... les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. (…) Les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels » . Par la technique détachée des seuls besoins du travail, l’homme acquiert donc la possibilité d’agir sur ses conditions d’existence. La technique devient alors un dépassement de la métaphysique comme l’a décrit Heidegger pour devenir un projet métaphysique intégral. La technique n’est pas un moyen au service d’une fin. Elle est une matière première exploitable au service de la volonté de puissance. Elle est une manifestation de l’homme parvenu au stade du nihilisme : séparé de l’être, l’homme ne s’intéresse qu’à l’étant, qu’elle sépare de plus en plus de l’être.
La philosophie fondamentale du nihilisme moderne remonte à Descartes, à son dualisme de l’objet et du sujet, qui pose le sujet comme indépendant du monde et capable d’accéder à sa compréhension intégrale. Comme l’a montré Koyré , la révolution scientifique moderne initiée par Galilée ne rendait aucunement nécessaire la philosophie cartésienne. Dissocié de la nature, le sujet devient, de Descartes à Nietzsche, sa propre fin : « L’autonomie du sujet émancipe le vouloir, et la volonté n’ayant plus d’autre fondement qu’elle-même devient avec Nietzsche une volonté de la volonté, une volonté de puissance ». La technologie ouvre la voie au nihilisme actif, à l’expression radicale de la volonté de puissance, à la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté, indépendamment des contingences de la nature, du droit naturel et du bien commun.
La première application de la technologie à un vaste reinginering du monde fut la guerre de 1914. Sa conséquence fut une perte de foi dans la pérennité de la civilisation – avec la célèbre apostrophe de Paul Valery « Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles »- qui ne déboucha que sur une tentative encore plus radicale avec la seconde guerre mondiale, celle de l’inversion des valeurs du bien et du mal par la corruption des notions du bien issue de la première guerre et de la crise de 1929.
La troisième tentative, nous la vivons avec les nouvelles technologies de l’information qui suscitent de nouveaux fantasmes de transformation radicale de l’homme. Avec un rythme de développement sans cesse croissant, les nouvelles technologies de l’information assurent l’hégémonie absolue du contenant sur le contenu. On crée des médias extrêmement performants avant même de savoir qu’en faire. Dans ce vide s’engouffrent tous les fantasmes, qui sont avant tout la manifestation d’un autisme communicationnel croissant. Il suffit de se rendre sur internet dans un chat room, un « salon de bavardage », pour voir les symptômes de cette ère du vide, l’art est devenu celui de parler pour ne rien dire, en observant un code de conduite qui ne souffre aucun écart, ainsi qu’il en est de toutes les « nouvelles pratiques sociales » « libérées » du nihilisme contemporain. Le cyberespace devient une nouvelle tentative de vivre une « humanité hors corps » , vieux fantasme de l’homme délié de son identité sexuée où le corps apparaît comme un frein face aux promesses illimitées du monde virtuel « il s’agit non seulement de satisfaire aux exigences de la cyberculture et de la communication , mais simultanément de supprimer la maladie, la mort, et toutes les entraves liées au fardeau du coprs ».
Projet métaphysique intégral, les technologies de l’information se veulent non pas un moyen au service d’une fin – ce qu’elles peuvent être en contribuant efficacement au progrès – mais une volonté de reconfigurer radicalement les relations sociales.

  • Le rejet de la philosophie des droits de l’homme

Libéré de toute dépendance vis-à-vis du monde et de la nature, le sujet voit s’ouvrir devant lui les larges avenues de la toute puissance. La modernité rompt le lien qui lie l’homme à la nature et au droit naturel, fondement des droits de l’homme. « Si, en effet, il n’y a plus de droit naturel, c’est l’homme qui (…) construit sa propre histoire dans un monde qu’il a voulu, et seules comptent les réalités positives qu’il a produites. » L’homme tout puissant a la volonté de se produire lui-même. La vérité n’a plus de caractère externe, mais est produite par l’homme. Le doute cartésien n’est pas un doute de l’enquête et de la recherche, mais un doute sur la vérité du monde lui-même. Le cartésianisme doute du monde mais fait confiance au raisonnement logique. Il sera le fondement de la technocratie.
Se produit alors, nous dit Blandine Kriegel, un renversement « de la philosophie du droit naturel pour laquelle la nature était évidente, donnée, et l’individu un problème, un avenir. » qui combat l’assimilation de l’humanisme et du cartésianisme, confusion fatale pour la philosophie des droits de l’homme .
Le « droit de l’hommisme » est aujourd’hui au cœur de l’idéologie officielle. Mais quel lien y-a-t-il avec la philosophie des droits de l’homme ? Pour qu’il y en ait un, il faudrait que les soixante-huitards au pouvoir aient étudié un jour cette discipline, or affirme Blandine Kriegel, « les gens de ma génération – la génération 68- n’ont jamais suivi un seul cours de philosophie sur la question, pour la raison extrêmement simple, que personne, je dis bien personne, ne les enseignait (…) De là sans doute la propension de certains à retrouver les droits de l’homme dans le langage et le vocabulaire philosophique qui avait servi à les fouler aux pieds, c’est-à-dire le langage de la philosophie du sujet» . Le « droit de l’hommisme » n’est qu’une forme modernisée de la philosophie du sujet, celle d’un homme qui se produit lui-même. Il est une inversion de la philosophie des droits de l’homme – où la nature est donnée et l’homme en devenir.
La question devient dès lors « comment l’homme s’accomplit-il ? », processus de libération de l’individu que Blandine Kriegel nomme individuation. Si le sujet est donné et la nature un devenir, il n’y a plus de droit naturel et l’homme peut laisser libre cours à sa volonté de puissance. Il peut modeler le monde à son image, et modeler l’homme à l’image qu’il s’en fait, indépendamment de toute contingence imposée par le droit naturel. A l’inverse, si c’est la nature et le monde qui sont donnés et infinis et l’homme qui est en devenir, l’homme s’accomplit dans une confrontation positive avec la nature et avec le droit naturel. Or, poursuit Blandine Kriegel, « faire du sujet le producteur de la puissance, voilà la faute et le raté de l’individuation. La puissance, la force, l’énergie, l’action, l’acte, l’actualisation, vont et viennent. … Personne d’autre que Dieu ou la suite de l’Histoire ne détient le jugement ultime du bien et du mal, et chaque individu demeure à jamais enseveli sous un voile d’ignorance… La mauvaise individuation conduit toujours à incarner la force dans l’individu, à en faire la belle brute blonde, le surhomme… Le sujet se veut souverain, il ne demeure que seigneurial, maître et possesseur » Au contraire l’individuation requiert que l’homme s’accepte comme être non fini et en construction. Cela requiert qu’il accepte sa contingence, la première de toute étant le sexe et le caractère insurmontable de la différence sexuée. Il n’est pas étonnant que son rejet soit devenu un des thèmes clés de la volonté de puissance du nihilisme contemporain.
Alternative fondamentale que résume Blandine Kriegel : d’un côté le sujet « dans son ambition extrême finit par retomber dans le collectif sans image et sans style. Sous sa forme tragique, elle a évolué du positivisme totalitaire (Staline, Mao) au règne gris des bureaucraties sans visage des ouvriers modèles, aux foules avachies par la pénurie et la langue de bois. ». De l’autre l’individu libre qui accepte son imperfection et sa quête permanente d’un accomplissement de son humanité.
Cet individu libre, c’est celui de la République qui « délivre les hommes des tyrannies du sujet en faisant de l’individuation une promesse et un devoir. Citoyens, encore un effort pour devenir républicains »
LE TRIOMPHE DU DERNIER HOMME
(…)
Extrait de “Gouverner par le bien commun” Pour les notes et les références, voir l’édition imprimée.

 
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