De Gaulle et l’éducation: Jacques Narbonne

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Entretien avec Jacques Narbonne, conseiller technique à l’éducation du Général, de 1958 à 1968, par Isabelle Voltaire et Claude Rochet, pour le numéro de la Revue Panoramiques “Education nationale, des idées à rebrousse-poil”, 2001 

La lecture des “mémoires d’espoir” montre que l’éducation était une priorité pour le général de Gaulle. Il manifeste une conscience aiguë des mutations qui s’y imposaient face à ce que l’on appelle aujourd’hui la “massification” et aux enjeux de démocratisation qui voulaient également dire sélection et orientation. Commençons tout d’abord par la fin: de Gaulle considérait avoir pu gérer les “palliatifs à la marée humaine qui menaçait de submerger l’édifice” mais que l’essentiel restait à faire: “j’envisage d’en bâtir un jour un autre tel que tous ceux qui auront à l’utiliser: professeurs, administrateurs, étudiants, parents d’élèves, prendront part directement à la marche, à la gestion, à l’ordre, aux sanctions et aux résultats d’établissements devenus autonomes et qui devront, ou bien fonctionner comme il faut ou bien fermer leurs portes et cesser de gaspiller des maîtres et des disciples….”1 Le général était donc satisfait de la loi Edgar Faure votée après les événements de mai 1968?

Je précise tout d’abord qu’un régime de concurrence entre établissements autonomes n’a jamais été évoqué à l’Elysée, durant mes fonctions. Il n’était question que d’un système étatique plus ou moins centralisé !

Edgar Faure, à qui j’avais rendu visite, n’avait aucune notion des problèmes scolaires et universitaires ; son argument essentiel était : c’est cela ou la révolution. Les annotations du Général portées en marge du texte du projet de loi expriment sans ambiguïté son hostilité. L’esprit de la loi était de dessaisir l’Etat de ses prérogatives en matière éducative, ce qui n’était pas du tout le point de vue du Général. Il contestait la libre disposition des fonds publics par les universités. Il qualifiait le CNESER « d’Etat dans l’Etat aux frais de l’Etat ». En somme, notait-il, « il joue le rôle du ministre ».

Lorsque le projet prévoit que les universités sont tenues d’accueillir tous les bacheliers, le Général écrit : « Bref, c’est organiser la submersion définitive de l’université par la médiocrité ». Lorsque le texte affirme le principe d’une activité politique et syndicale dans les universités, « Comment, écrit le Général, dans ces conditions, empêcher que les universités ne tournent en foires politiques ? » Ayant élargi à tous l’accès à l’enseignement secondaire public, prolongé la scolarité jusqu’à seize ans, de Gaulle voyait dans l’orientation et la sélection le corollaire de ces mesures pour éviter la démagogie universitaire. Pompidou soutenait la solution Faure pour éviter, disait-il, la “guerre civile”. Il était par ailleurs hostile au principe du contrôle des flux d’élèves et n’avait pas compris les conséquences de la massification.

1 Mémoires d’espoir, Editions Plon 1999, p. 280

Le général se situait donc dans la lignée du plan Langevin Wallon?2

Nous sommes partis de la réforme Berthoin, qui faisait suite au plan Langevin-Wallon, auquel nous ne nous sommes pas référés. L’enseignement des C.E.S. n’était pas le secondaire de masse ; il était polyvalent et il intégrait l’une des plus fécondes réalisations de l’enseignement public : l’enseignement primaire supérieur. La disparition de cet instrument essentiel du dispositif de démocratisation n’a pas été le fait du pouvoir politique de la Ve République, mais de ceux qui l’ont dénaturé. C’est une des raisons pour lesquelles le général n’a pas abouti. Parmi les principales causes de l’inflation des effectifs d’étudiants, il faut noter, en dehors de l’égalitarisme démagogique, les intérêts corporatifs. Si l’on multiplie les étudiants on multiplie les postes d’enseignement de niveau supérieur, donc les intérêts corporatifs y trouvent leur compte. Les syndicats enseignants évaluaient principalement une politique en fonction de leurs intérêts professionnels : ils exerçaient d’ailleurs sur le système éducatif une véritable colonisation. Le secrétaire général du SNI avait une ligne directe avec le ministre. Le SNI rédigeait les circulaires concernant le premier degré et envoyait ses textes au ministère pour exécution.

Ce que de Gaulle écrit crûment, parlant des enseignants “… tandis qu’ils s’emploient par tous les moyens à obtenir que soient accrus ses propres effectifs et construits force locaux, ils ne se prêtent nullement à assumer des actes d’autorité et des charges de responsabilité“3

Oui. Le syndicalisme a toujours milité pour des classes hétérogènes car cela favorisait l’unicité du corps enseignant, et c’était une conséquence de l’égalitarisme de la gauche. Peu après ma prise de fonction, j’ai fait deux notes pour le général: l’une sur le syndicalisme et ses liens avec la politique et une deuxième sur l’importance de la sélection et de l’orientation. On avait en fait deux ans pour agir, tant qu’il y avait la pression des parachutistes qui mettait le pouvoir à l’abri de la contestation. Mais il aurait fallu un ministre…

L’unicité ? Ce n’est pas si simple. Le SNI et le SNES avaient sur ces questions des doctrines opposées. Et souvenons-nous qu’il y a eu deux ans de manifestations et de pétitions à l’initiative du SNES contre la réforme Haby: preuve que le collège unique suscitait l’opposition de nombreux enseignants du second degré, notamment à cause de l’appauvrissement des programmes, et parce que la réforme supprimait des postes!

C’est vrai … Mais le collège unique n’en a pas moins constitué la règle. Or j’ai toujours pensé qu’il fallait offrir des enseignements différents à des élèves différents. Les dérives qui résultent d’une absence de sélection ne sont pas nouvelles. Le système n’était absolument pas sélectif avant de Gaulle. Les résultats étaient manipulés: de 10% de reçus à la propédeutique en Sorbonne, on passait à 55% après correction, sur instruction du Doyen. En 1959, nous avions 300 000 étudiants. Mais maintenant avec deux millions ces pratiques deviennent intolérables.

 Note de la rédaction : le projet Langevin-Wallon est publié sur le site de Claude Rochet http://perso.wanadoo.fr/claude.rochet/ecole/cadrec.html et sur le site de l’institut de la FSU : http://www.institut.fsu.fr/kiosque/textes_publies/projet_langevin.htm . 3 Id p. 279 4 Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation, annexe pages 461-465.

De Gaulle parle effectivement après 1968 de la réforme de l’Université “sous l’impulsion du grand ministre que j’y aurai appelé”

Il n’y aura jamais de grand ministre. Edgar Faure ne faisait qu’exécuter les consignes formulées sur les barricades. Fouchet était très imbu de lui-même et très hostile aux idées du Général. Il a, le premier, affaibli le bac. Il proclamait explicitement “il ne faut pas suivre les idées du général en matière d’éducation“. Or, de Gaulle ne fixait, dans les domaines qui ne lui étaient pas réservés, que les grands principes, la politique étant conduite par le chef du gouvernement. Et Pompidou était également hostile aux vues de De Gaulle. Il avait une vision très libérale de l’Université où l’Etat ne devait pas trop intervenir pour les réformes voulues par le Général. En 1965, il était déjà trop tard, le système était bloqué, notamment par la pression des effectifs de bacheliers.

… et la jeunesse s’est séparée du Général?

En 1959, de Gaulle est accueilli triomphalement à l’Université de Toulouse. Puis il y a l’incident lamentable de la visite de l’Ecole Normale Supérieure, où des élèves communistes refusent de “serrer la main de cette politique”. De Gaulle en a été fortement blessé et a mis fin à ses contacts avec la jeunesse étudiante. On n’a tiré aucune conséquence de ce divorce avec la jeunesse mais les rencontres se sont taries en France, tandis que de Gaulle était acclamé dans les universités du monde entier.

Quel bilan tirez-vous de cette expérience et comment voyez-vous l’avenir?

Désastreux. L’Education Nationale n’est plus capable d’assurer une concordance entre formation et emplois. Il était d’autant plus difficile de l’assurer que l’on n’avait pas une évaluation correcte des débouchés professionnels. Il aurait fallu, d’urgence, procéder à cette étude en la confiant aux spécialistes les plus compétents

Il existe dans le ministère des organismes spécialisés se préoccupant de l’adaptation à l’emploi, ce sont pour les sections techniques industrielles les commissions professionnelles consultatives ; et d’autre part de l’évaluation : la Direction de l’Evaluation et de la Prospective. Le problème, c’est qu’il faudrait les laisser faire leur travail complètement et sans censure !

A l’époque, en ma qualité de conseiller technique: je n’avais pas le pouvoir d’organiser une telle recherche. La nomination en 1963 d’un secrétaire général du ministère a quelque peu fait progresser l’idée d’orientation. Mais ni Fouchet ni Pompidou ne voulaient réellement de cette réforme. Pour Pompidou “il ne fallait pas encaserner la jeunesse”. La France a ce qu’elle tolère. L’état de déréliction qui règne dans l’enseignement est le reflet de la crise morale qui s’est installée dans le pays depuis mai 1968. Aucune société ne s’est jamais construite en prenant l’hédonisme, l’égalitarisme, la permissivité et la démagogie comme valeurs cardinales.

Note de la rédaction : on pourra se le rappeler en consultant notamment l’Université Syndicaliste, les numéros de 1974 et 1975.

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