Une politique pour l’innovation

Partager cet article:
Print Friendly, PDF & Email

Loading

25 mai 2013                                                                                                                English

L’exemple de la Suisse

Deux événements se sont succédés à Lausanne ces derniers jours, qui ont permis de mettre en évidence ce que l’on pourrait appeler un « modèle » de la Suisse Romande autour du développement des stratégies d’innovations. Le premier, le “Russian-Swiss Innovation Day, organisé à l’initiative de M. Frederick Paulsen, le consul honoraire de Russie, réunissait des spécialistes, des administrateurs et des politiques (tant de Russie que de Suisse), mais aussi des chefs d’entreprises de Russie et de Suisse autour de ce thème de l’innovation. Le second, le « Forum des 100 », organisé par l’hebdomadaire L’Hebdo réunissait plus de 850 personnes autour du thème de la « complexité du monde » qui était un prétexte pour parler, là encore, de l’innovation.

Ces deux événements ont permis de regarder au plus près si l’on pouvait parler de « modèle » à propos de l’ensemble constitué autour de Lausanne et de ses environs par des universités (l’UNIL et l’EPFL[1] entre autres), des laboratoires tant publics que privés, certains hébergeant des projets géants tel Human Brain et des entreprises, de la start-up jusqu’à la multinationale en passant par l’entreprise de taille moyenne.

Les embûches sur la route de la Silicon Valley

Cette question de savoir comment on peut réussir à créer un ensemble dynamique autour de l’innovation était, bien entendu, au cœur du « Russian-Swiss Innovation Day ». Les responsables du projet Skolkovo, du nom de ce quartier périphérique de Moscou où le gouvernement veut développer l’équivalent d’un Silicon Valley ont bien entendu présenté leur vision du projet. Annoncé à grands sons de trompes par D. Medvedev du temps où il était président, ce projet semble avoir été sensiblement réduit. On compte aujourd’hui (2013), si l’on en croît Mikhail Myagkov le vice-Président de l’institut de Skolkovo, trente-huit étudiants àSkolkovo et l’on en attend au plus en 2018 environ deux mille. C’est dire que l’on est loin non seulement des grandes plates-formes que sont la Silicon Valley ou la région de Boston mais aussi la région de Toulouse en France ou le plateau d’Orsay. Skolkovo est même de taille réduite quand on le compare au centre constitué par l’EPFL et l’UNIL sur Lausanne. La stratégie qui a présidé à la création de ce centre, constitué autour d’une obscure école de gestion, est à l’opposé de ce que l’on peut constater dans les autres pôles de développement.

Vetterli De ce point de vue, les présentations qui furent faites tant par le président de l’EPFL M. Patrick Abisher (présents aux deux événements), que par Dominique Arlettaz, le recteur de l’UNIL ou Martin Vetterli, le Président du Conseil National de la recherche (présents au Forum des 100) tranchaient sur le discours convenu des représentants de Skolkovo. Les intervenants suisses ont insisté sur trois points qui, à leurs yeux, ont été essentiels dans la constitution d’un « district d’innovation » autour de Lausanne.

Le premier est la présence de grandes institutions universitaires multi-disciplinaires qui assurent l’existence d’un vivier, tant par les professeurs que par les étudiants avancés, pour l’innovation. À cet égard, il était important d’entendre des spécialistes des sciences de la nature défendre la pluri-disciplinarité, tant entre les sciences de la nature (de la biologie aux sciences de l’informatique en passant par la chimie et la mécanique) qu’entre ces dernières et les sciences sociales (psychologie, anthropologie, économie…). Le chercheur du XXIe siècle est quelqu’un qui travaille en équipe et qui « pense global » non pas tant par rapport à une échelle géographique que par rapport à l’ensemble de l’arc des disciplines qui sont nécessaires pour la réalisation de son projet.

Le second est l’importance des financements publics. Ces derniers sont essentiels à la fois pour le développement de la recherche fondamentale, mais aussi pour une large part de la recherche appliquée. De fait, les différents fonds publics suisses contribuent à hauteur de 75% à 90% (selon les projets) au financement global. En un temps où l’on ne cesse de vanter les attraits du PPP (Partenariat Public Privé), il était bon que soit rétablie la vérité des chiffres. Non que le PPP soit superflu ou inutile. Il peut être un excellent moyen de trouver un financement particulier, à une étape précise du projet. Mais, la dimension publique du financement reste très largement majoritaire. De plus, les financements privés soulèvent des problèmes ardus quant à l’indépendance scientifique et intellectuelle des chercheurs. Mme Isabelle Chassot, présidente de la Conférence des Directeurs de l’Instruction Publique, organisation fonctionnant à l’échelle nationale, a rappelé la nécessité d’avoir des règles précises encadrant ces financements privés.

I. Chassot

Le troisième point essentiel, et ceci a été largement souligné par divers intervenants, est un esprit d’ouverture, tant vis-à-vis des chercheurs qui viennent du monde entier que du point de vue des entreprises, que celle-ci viennent, attirées par le « district d’innovation » ou qu’elles se créent (start-up). Sur ce point précis, les intervenants ont insisté sur la grande « mortalité » dans les entreprises naissantes (environ 90%). Ils ont souligné que cette « mortalité » des entreprises n’était pas anormale, même si elle heurtait les représentations traditionnelles en Suisse où l’échec porte en lui un stigmate négatif important. En fait, compte tenu de l’extrême nouveauté des domaines sur lesquels se développent ces entreprises, l’échec est statistiquement plus la règle que l’exception.

 L’innovation en Russie

On pourrait croire que la Russie s’est ainsi enferrée dans un projet sans avenir. Ce n’est nullement le cas. Pour revenir au Russian-Swiss Innovation Day d’autres intervenants ont montré que l’innovation se développait rapidement dans de très nombreuses villes de Russie. En fait, depuis maintenant près de quatre années, toutes les grandes universités d’État et les Écoles Spécialisées, ont créé des parcs d’innovation et des incubateurs. Le plus connu est sans nul doute celui de l’université de Novosibirsk, mais d’autres existent dans les grands centres universitaires. Mme Irina Ananich, directrice de la coopération stratégique à l’agence russe de l’énergie, M. Alexander Yakunin, directeur du département des industries radio-électroniques au sein du Ministère de l’Industrie et du Commerce ou encore M. Maxim Cherednichenko, vice-Directeur du centre de Belgorod sur les énergies alternatives, ont multiplié les exemples  de la constitution de « grappes » d’innovation, se traduisant par des développements industriels importants. Ces « grappes » sont largement le produit d’une interaction forte entre un potentiel scientifique de grande qualité et des financements, directs ou indirects, de l’État. Les industriels, tant russes qu’étrangers, d’ailleurs ne s’y trompent pas et développent (ou prennent des participations) des entreprises à côté des parcs et des incubateurs où se développent ces « grappes » d’innovation.

L’exemple de Novosibirsk est le plus connu et plus d’une cinquantaine d’entreprises sont d’ores et déjà sorties de l’incubateur pour devenir de prometteuses entreprises de taille moyenne, tant en ce qui concerne l’emploi que la production ou les profits. Le Ministère de l’Industrie et du Commerce a attiré de nombreuses entreprises étrangères (de l’Allemagne au Japon en passant par la Chine et la Corée) autour des parcs d’innovation, et ceci a donné naissance tant au développement de nouvelles capacités de production qu’à celui d’entreprise mixte sur des domaines innovants. Madame Ananich a insisté sur le potentiel que représente le secteur agricole russe, tant en ce qui concerne les bio-matériaux que pour le développement de formes alternatives d’énergies. Ici encore, la coopération internationale est largement développée, avec une participation de nombreuses firmes françaises et italiennes au développement de nouveaux procédés, mais aussi à leur industralisation. Le directeur du département de l’innovation de Rostekhnology (entreprise d’État) et le Recteur de l’Institut Baumann de Moscou ont insisté sur les synergies qui se mettent en place depuis plusieurs années entre la recherche fondamentale et le développement d’applications, dont Rostekhnology assure alors l’industrialisation, soit dans des entreprises à capitaux publics soit dans des entreprises mixtes.

Il ne faudrait donc pas que Skolkovo devienne l’arbre qui masque la forêt. L’innovation se développe rapidement en Russie, mais Skolkovo ne jouera pas le rôle de pivot que souhaitait le gouvernement. Ceci ne veut pas dire que Skolkovo ne jouera aucun rôle. À son échelle, qui est forcément réduite, ce projet peut porter ses fruits et permettre la mise en œuvre d’innovations. Surtout, il peut produire à travers l’École de Gestion de Skolkovo des spécialistes dans la gestion de projets innovants.

Les impérieuses nécessités d’une politique de l’innovation

Pour revenir à l’expérience de la Suisse romande, cette dernière met en lumière plusieurs nécessités impérieuses si l’on veut qu’une économie de l’innovation se développe et essaime progressivement.

La première de ces nécessités est le développement d’un potentiel de recherche important. Or, pour cela, il semble qu’il faudra s’abstraire des règles d’évaluation qui ont cours en France et dans les pays de l’Union Européenne. Le recteur de l’UNIL, M. Arlettaz, a critiqué sans ambages les évaluations faites sur des bases disciplinaires et fondées largement sur le « flot » des publications via la bibliométrie.

Arlettaz

La recherche la plus efficace est, selon ses propres mots, pluri-disciplinaire. Les publications les plus importantes ne sont pas de plus dans les revues les plus célèbres. Le principe de classement des revues et des publications se révèle ainsi contre-productif pour le développement de la recherche, comme l’ont souligné plusieurs intervenants. Voilà qui prend tout son sel quand on connaît les méthodes dont use et abuse l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Éducation Supérieure en France (ou AERES). À cet égard, la Suisse n’a aucunement l’intention d’adopter le système européen. Il faut espérer que la Russie, qui était jusqu’à ces dernières années dans un processus de convergence avec les institutions européennes saura elle aussi faire la part du feu et n’adoptera pas un système dont les effets pervers sont déjà visibles en France.

La seconde nécessité est le développement d’une forte demande pour les produits innovants. Sans demande, l’innovation est condamnée à rester au stade du laboratoire ou du prototype. Celle-ci peut être le fait de l’État ou des collectivités publiques. C’est en particulier le cas pour les systèmes de défense et de sécurité, mais aussi pour le matériel médical avancé et les grands systèmes d’information. Cette demande peut être le fait des ménages, et l’on voit bien à travers le développement de l’informatique mais aussi des nouveaux matériaux de construction, que cette demande porte une large partie de l’innovation dans certains secteurs. Enfin, cette demande peut être le fait de l’industrie, y compris dans ses activités à priori les plus traditionnelles. Les exemples donnés, que ce soit lors du Russian-Swiss Innovation Day ou du Forum des 100, abondent en ce sens. La métallurgie est l’une des activités dont les procédés vont faire de plus en plus appel aux nouvelles technologies et aux nouveaux produits. De ce point de vue, l’abandon du site de Florange par le gouvernement français pourrait s’apparenter à une bévue majeure, voire à de la haute trahison. La production d’énergie, l’industrie des matériaux de construction amis aussi l’industrie du vêtement sont aussi des branches qui sont déjà ou qui seront, sous peu, de grandes utilisatrices de ces nouvelles technologies. Il faut donc ici rompre avec cette représentation largement idéologique qui veut qu’une nouvelle technologie s’incarne toujours dans une nouvelle activité. Cela peut être le cas, mais, et bien plus souvent qu’on ne le croit, ce sont des branches traditionnelles qui sont les principales utilisatrices de ces nouvelles technologies et de leurs produits. C’est quelque chose qui est compris en Russie où les branches de la métallurgie (ferreuse et non ferreuse), les industries extractives, les industries de transport ont été identifiées comme importantes pour l’innovation. On voit ici que le discours de la substitution des activités dites « anciennes » par des activités dites « nouvelles » s’avère profondément trompeur. Pour que l’innovation puisse se développer, il faut maintenir, et donc accepter d’en payer le prix, des activités dites « traditionnelles » qui produiront leurs produits avec des techniques complètement renouvelées.

Une troisième nécessité réside dans la mise en place d’un système de financement global qui permette à la fois d’apporter les fonds à des projets à l’échelle microéconomique mais aussi qui favorise, par la création d’un contexte macroéconomique adéquat le développement continu de la demande qui fournira à ces projets et à ces entreprises les débouchés dont elles ont besoin. Ceci implique à la fois de créer des institutions spécialisées (comme des banques pour le financement des entreprises naissantes ou des fonds d’investissements eux aussi spécialisés) mais aussi d’avoir les moyens d’agir sur la politique macroéconomique la plus générale, tant en évitant une surévaluation de la monnaie, profondément destructrice pour ces activités naissantes, qu’en assurant un niveau de protection raisonnable et une alimentation en liquidités pour favoriser cette demande.

L’innovation ne se décrète pas et ne naît pas de gens qui crient en sautant sur les chaises « innovons, innovons ». Elle implique de penser globalement la politique économique et le système de recherche et d’éducation. Elle implique aussi de maintenir un tissu économique équilibré, et donc le cas échéant de sauver des activités qu’un raisonnement à courte vue condamnerait. Elle implique enfin de penser le financement dans toute sa complexité, et d’assurer que les instruments microéconomiques mais aussi macroéconomiques (et au premier plan la politique monétaire) soient cohérents avec cette politique. Rien de tout cela n’est aisé, et certains de ces instruments pourraient se révéler contradictoires avec les règles actuelles de l’Union européenne. Mais, dans tous les cas, ces deux événements auxquels ont a eu la chance de participer prouvent au moins que l’économie de la Suisse existe bien au-delà du triptyque caricatural banques-montres-chocolat !

 


[1] Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne

Partager cet article:

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.