Paru dans la Revue Constructif, Mars 2017
par Claude ROCHET
Professeur des universités honoraire, codirecteur de recherche à l’université Paris-Dauphine.
Singapour : la voie des villes intelligentes
À l’opposé de Norilsk, en Russie, ou des quartiers prioritaires en France, l’exemple de Singapour montre une voie pour la transformation d’un tissu urbain dysfonctionnel en une ville intelligente.
Les politiques de la ville dans les vieux pays industrialisés ne sont pas parvenues à résoudre le problème de la dissociation des fonctions urbaines – habitat, lieu de travail, transport -, voire l’ont accru avec « la mort de la distance », qui a généré un urbanisme diffus et monofonctionnel générateur d’externalités négatives. Elle n’ont pas résolu non plus le problème de la croissance très forte des inégalités dans la ville globalisée, analysée par la sociologue Saskia Sassen aux États-Unis et par le géographe Christophe Guilluy en France, avec une concentration de la richesse au centre et l’expulsion des classes populaires. Les nouvelles « sciences de la ville » nous apprennent que la ville deviendra de plus en plus inintelligente si l’on ne fait rien.
Dans un pamphlet bien documenté, Against the smart city1, Adam Greenfield fait une analyse de l’origine du concept de « ville intelligente ». Voyant le marché plafonner, les industriels des technologies de l’information ont promu cette idée que, par les vertus thaumaturges de la connexion, les villes deviendraient intelligentes.
À rebours de cette approche technocentrée, l’histoire du développement urbain nous donne une vision précise de la ville intelligente.
Les villes du Moyen Âge, comme l’a montré le plus grand analyste du développement urbain, Lewis Mumford, étaient intelligentes parce qu’elles constituaient des écosystèmes cohérents capables d’auto-organisation, et se sont construites sans architecte ni urbaniste : quiconque visite ces cités anciennes constate que tout y a une fonctionnalité précise. Elles étaient les lieux de multiples synergies entre les activités économiques qui étaient à la base de leur prospérité. Le permis de construire était inutile car chacun partageait une conception commune du beau, de l’esthétique et des finalités de la ville.
La démocratie directe, sous diverses formes d’autogouvernement, était le cœur du fonctionnement de ces villes émancipées du pouvoir féodal. En Russie, la ville de Novgorod est dirigée dès le XIe siècle par une assemblée populaire, le vétché, que l’on retrouve aujourd’hui dans les landsgemeinde de la Suisse alémanique. Les républiques italiennes reposaient sur cette démocratie urbaine illustrée par les fresques dites du « Bon et du mauvais gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti qui ornent l’hôtel de ville de Sienne : le bien commun est l’idéal de gouvernement, qui est la garantie du bien individuel et de la prospérité économique, et dont le cœur est l’implication dans la vie civique, le vivere politico que théorisera Machiavel.
Un proverbe allemand de cette époque dit que « l’air de la ville rend libre ». À partir du XVIe siècle, l’absolutisme imposera des villes planifiées d’en haut illustrant la puissance du prince. Novgorod sera annexée par le tsar Ivan III en 1478. Iekaterinbourg, fondée en 1723 sur décision d’entrepreneurs qui la planifient dans les moindres détails et font de l’autocratie leur idéal politique, est l’exact opposée de Novgorod et des républiques italiennes. Elle est l’ancêtre des monovilles actuelles, comme Detroit aux États-Unis, et des 330 monovilles de l’époque soviétique : une seule activité économique, un seul métier pour ses habitants, des rendements décroissants et la faillite, faute de pouvoir évoluer dans de nouveaux cycles technologiques.
La capacité d’être ville
L’économie numérique de la troisième révolution industrielle (« iconomie ») permet de créer de multiples connexions entre habitants, entre habitants et objets et de repenser les modèles d’affaires. Cependant, ce n’est pas la technologie qui rend les villes intelligentes, mais leur capacité à être une ville au sens classique : pluralité des activités, capacité d’évolution naturelle – dite croissance organique – par le propre jeu de ses règles de fonctionnement, sans planification centralisée, grâce à une vie civique active.
Deux exemples sont emblématiques de la divergence des villes fondées par décision politique : Norilsk et Singapour. Ces deux villes, situées dans des endroits insalubres, n’auraient eu aucune raison d’exister si on avait laissé faire la nature. Singapour, sur l’équateur, sans eau potable, sous un climat humide, chaud et malsain toute l’année, n’a qu’une activité au moment de son indépendance, en 1965 : le port légué par les Anglais.
Norilsk, fondée par Staline dans les années 1930 – il la voulait « aussi belle que Leningrad » -, n’est tout d’abord qu’un goulag, sur des mines de métaux non ferreux dans le Grand Nord sibérien. Elle ne devient une ville qu’en 1953, après la fermeture du goulag. Les autorités soviétiques tenteront d’en faire une vraie ville avec des infrastructures modèles et de hauts salaires pour ses habitants. C’est aujourd’hui encore une ville fermée, d’accès réservé, sans autre moyen pour y parvenir que l’avion, qui accueille principalement des travailleurs temporaires et compte un peu moins de 200 000 habitants. C’est la ville la plus polluée et la plus polluante du monde. Si les travailleurs y sont désormais volontaires et bien payés, elle a toujours sa monoactivité.
Le parcours de Singapour
Dès son indépendance, Singapour a été pensée par son premier Premier ministre, Lee Kwan Yee, comme une smart city, et plus encore comme une smart nation. Ce qui était un désavantage est devenu un avantage. Singapour est une ville au confluent d’une multitude d’activités qui a embarqué très tôt dans la révolution numérique grâce à des politiques publiques innovantes. C’est le fruit, certes, d’une planification ou, mieux, d’une pensée globale, centralisée, mais qui fixe un cadre institutionnel permettant à la ville de se construire par les initiatives et la vie de ses habitants. Elle est pensée comme un système de vie et non comme les « machines à habiter » de Le Corbusier ou des architectes staliniens. C’est un exemple d’intégration fonctionnelle que permet aujourd’hui la modélisation des systèmes complexes – que l’art médiéval avait intuitivement compris. Habitat, travail et transport sont conçus de manière à ce que l’on ne passe pas plus de quarante-cinq minutes par jour en déplacements, alors que les habitants de Mexico, par exemple, y passent quatre heures. Ses fameux arbres artificiels concentrent les fonctions de collecte de l’eau de pluie et de l’énergie solaire, de climatisation, de traitement du CO2 et d’agrément.
Quatre enseignements
Deux parcours parallèles, deux destinées divergentes : qu’en retenir ? D’abord que l’intelligence d’une ville est sa capacité à croître de manière organique et de former un écosystème cohérent, économiquement et politiquement, et capable d’évolution. Les progrès de la science des systèmes, et plus précisément des systèmes de systèmes, nous permettent aujourd’hui de comprendre et de modéliser la croissance organique. Quels enseignements peuvent être tirés de l’histoire de Singapour ?
Ils sont de quatre ordres :
1. Une planification à long terme reposant sur une vision stratégique.
Dès 1965, le Premier ministre visionnaire de Singapour a pensé la croissance de la ville comme une smart nation, soit une vision globale de la ville comme un système créateur de richesse et de bien-être – « une ville dans un jardin » – dont le moteur est un haut niveau de connaissance scientifique permettant d’intégrer les avancées de la technologie. Cette vision est traduite dans une planification sur cinquante ans, actualisée tous les cinq ans pour intégrer les réalisations, les problèmes nouveaux et non résolus et les possibilités offertes par les technologies.
2. Un gouvernement efficace jouant son rôle d’intégrateur des fonctions urbaines.
Singapour est un archétype de l’État développeur, très interventionniste, un interventionnisme direct de l’indépendance au milieu des années 2000, puis indirect au fur et à mesure que l’économie se développe, pour définir les cadres du dynamisme du secteur privé. Une fonction publique de carrière, très professionnelle, travaille de manière transversale par grande fonction urbaine. L’architecture système, comme méthode de gouvernance des projets, est maîtrisée et permet une utilisation optimale du potentiel de l’informatique dans des projets centrés sur l’intégration des fonctions et non sur la technique en soi, ce qui permet une meilleure articulation entre pilotage public et mise en œuvre par des prestataires privés, avec un taux d’échec bien inférieur aux standards des pays industrialisés. Le standard BIM (building integration modeling) est obligatoire dans la construction pour gérer l’intégration des métiers, de la conception à la maintenance.
3. Une articulation entre le rôle central du gouvernement et l’initiative des acteurs :
L’atmosphère est favorable aux projets pilotes et aux initiatives innovantes de terrain, qui sont rapidement intégrées dans le système global. Pour faire face au vieillissement de la population, Singapour a mis en place un système d’alerte activé soit par l’action d’une personne âgée, soit par la détection d’une anomalie comportementale par les multiples capteurs pouvant être implantés dans les logements et l’espace public. Les parents, mais aussi n’importe quel citoyen volontaire, peuvent s’inscrire pour devenir un aidant naturel et intervenir quand une anomalie est détectée. Technologie, civisme et valeurs traditionnelles de respect des anciens sont ainsi intégrées. Singapour n’est pas une démocratie directe mais un État fort où la transgression des règles est régulée immédiatement, et qui est considéré comme légitime par les citoyens. Au fur et à mesure que le pays développe son capital social par l’éducation et l’investissement dans l’innovation, le gouvernement perçoit le besoin de renforcer les dynamiques ascendantes en provenance de l’initiative sociale et civique et de relâcher sa contrainte en développant de multiples formes de participation décentralisée.
4. Dès le début, le Premier ministre Lee Kwan Yee a compris la dynamique des rendements croissants
pour financer le développement de Singapour, ville de taudis en 1965. L’avantage naturel offert par le port a attiré le capital étranger, qui a été investi dans le développement local. Ce faisant, la cité-État a accru sa capacité à attirer de nouvelles grandes entreprises et ainsi de suite, l’enjeu devenant de maintenir la cohérence de la ville et le rythme de sa croissance. Accumulant les innovations, la ville est capable de les exporter, accroissant ses possibilités d’autofinancement. Le développement pose à chaque étape un nouveau défi, et quand la cité se présente aujourd’hui comme un archétype visionnaire de la ville globalisée, elle n’échappe pas aux risques de dysfonctionnement social et spatial des villes globalisées. Mais cette dérive, naturelle si elle n’est pas pilotée, est une préoccupation gouvernementale dans une culture centrée sur l’équilibre des contraires, qui craint les déséquilibres et la disharmonie.
Quelles pistes ?
Comment la Russie pourrait-elle tirer parti de ces enseignements et faire du boulet des monovilles une opportunité d’innovation ? Quelles pistes pour la politique de la ville en France ?
La Russie est un laboratoire d’innovation avec la rénovation des « kroutcheva » et des « brejneva », ces immeubles semblables à nos grands ensembles dégradés des années 1960, où le retour en économie des innovations urbaines peut être très rapide. De plus les Russes pensent beaucoup plus « territoire » que « ville », soit l’interdépendance entre une ville et sa périphérie, quand nous vivons dans l’illusion qu’une ville puisse être verte sans considérer que plus de 50 % de sa pollution est importée.
Si Singapour est la référence comme smart city, c’est qu’elle a été pensée comme telle depuis longtemps. Il est clair qu’il est beaucoup plus difficile de faire la même chose sur un tissu urbain bâti. Une autre référence est en train d’apparaître : Christchurch, en Nouvelle-Zélande, mais… parce qu’elle a été en partie détruite par un tremblement de terre en 2011 ! Détruite physiquement, elle conserve le capital social d’une population aux fortes traditions d’implication civique, qui permet d’impulser une démarche ascendante et inclusive de reconception de la ville.
Les monovilles russes sont une terre d’opportunités pour l’investissement et l’innovation mais aussi, et peut-être surtout, pour la conception de méthodes de transition d’un tissu urbain dysfonctionnel vers une ville intelligente.
Comme pour tout projet complexe, il importe de commencer par des projets pilotes comme support de la R & D qui va permettre de comprendre la dynamique du tissu urbain dans un contexte précis. Ces projets permettront de stimuler les « capabilités » sociales qui sont au cœur de l’appropriation d’une dynamique urbaine. Le gouvernement fédéral russe consacre l’équivalent de 520 millions de dollars de subventions sociales aux monovilles qui ne produisent plus rien. En transformant ces dépenses en investissements et en y ajoutant les investissements étrangers, le retour vers des rendements croissants est possible.
Depuis le retour de l’État en Russie et l’élimination du « bloc des brigands » des années 1990, un tissu de PME se développe. La Russie n’a pas encore de culture de l’innovation et est très mal classée au Global Innovation Index, mais le niveau scientifique y est excellent et on assiste au début du développement de « technoparcs ». Comme à Singapour et en Chine, l’investissement étranger sera une opportunité pour transférer la technologie et le savoir-faire qui nourriront une croissance endogène, pour autant que s’y développent les nouvelles « sciences de la ville ».
Le coût marginal de l’intelligence est en réalité très faible sur un tissu urbain ancien, car les dépenses sont généralement des dépenses inévitables de réfection des infrastructures : faire ces travaux intelligemment ne coûte pas plus cher que de les faire bêtement mais rapportera beaucoup ! Le coût marginal lié aux nouvelles technologies ne dépasse généralement pas 10 %, largement compensés par des retours positifs en économie d’énergie, en transports et en capacité d’innovation qui deviennent source d’exportation, comme l’a fait Singapour qui, après avoir importé la technologie, l’exporte désormais.
L’économiste russo-américain Alexander Gerschenkron a montré en 1962 qu’être en retard était un avantage : le cas de Singapour, avec bien d’autres, a confirmé son analyse, et il n’y a pas de raison qu’elle ne s’applique pas à la Russie, qui a une dextérité sans pareil pour passer du pire au meilleur.
La politique française de la ville, qui est globalement un échec pour n’avoir pas remédié à la dissociation fonctionnelle de l’espace et pour avoir fait proliférer des remèdes aussi coûteux qu’inefficaces, aurait tout à y gagner pour apprendre à « penser la ville ».
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