Jean-François Fiorina s’entretient avec Claude Rochet
Géopolitique des villes intelligentes (PDF)
Paru dans CLES Comprendre les enjeux stratégiques, publié par Grenoble Ecole de Management
Du 8 au 11 mars prochain se tiendra à Grenoble Ecole de Management le 9e Festival de géopolitique, consacré cette année au Pouvoir des villes. Claude Rochet y prononcera une conférence sur le thème Géopolitique et développement urbain en Russie.
Professeur des universités, énarque, ayant exercé de multiples responsabilités dans le public comme dans le privé, Claude Rochet est un spécialiste de la modélisation systémique des villes intelligentes comme écosystèmes complexes.
Grand voyageur, passionné de haute montagne, menant de multiples missions sur l’intelligence territoriale à travers le monde, il connaît bien les systèmes de pilotage stratégique des politiques publiques et leurs relations avec les questions d’innovation.
Vous êtes un spécialiste des systèmes complexes et un fin connaisseur de la thématique des smart cities. Qu’est-ce qu’une ville intelligente ? Quelle est sa place en géopolitique ?
En préambule, je rappelle qu’il ne suffit pas de mettre le wifi dans des réverbères ou des capteurs dans des poubelles pour décréter que l’on est une smart city ! C’est confondre technologie et intelligence.
L’Union européenne prétend qu’il y a 240 smart cities en Europe, alors qu’il n’y en a en pratique aucune car il ne suffit pas qu’une ville soit truffée de technologies pour la qualifier de smart.
Cette approche des smart cities a, en réalité, été produite par les GAFA – Google, Amazon, Apple, Facebook – et les autres grands acteurs du monde des technologies de l’information – Cisco, IBM, Microsoft, Siemens… – au début des années 2000.
Pourquoi ? Leur marché en direction de leurs cibles traditionnelles entreprises se saturant, ils ont lancé une stratégie de diversification qui a été parfaitement mise en relief par Adam Greenfield (voir son livre, Against the smart city, New York, 2013).
Cette stratégie s’avère être une impasse. Ces villes ne sont pas smart le moins du monde, elles ne sont que techno-centrées.
Elles sont en fait des démonstrateurs de technologies. Masdar City à Abu Dhabi ou PlaneIT valley au Portugal, n’ont pratiquement pas d’habitants et n’ont rien de smart ! Le modèle le plus abouti est Songdo en Corée, qui est un échec économique.
On a voulu construire là la ville de référence pour le développement des affaires en Asie.
Or, ce prototype ne fonctionne pas, et ce pour plusieurs raisons, communes aux tentatives d’éclosion des smart cities.
D’abord, en se focalisant sur l’aspect technologie et business, on a « oublié » qu’une ville est d’abord faite pour être habitée par des êtres humains qui y résident et y tissent du lien social.
Ensuite, ce sont des agglomérations de composants technologiques, qui vont avoir tendance à se figer sans évoluer. Ainsi, Songdo a été conçu avec la technologie RFID en 2004.
Or aujourd’hui, on n’a déjà plus besoin de cette technologie, qui est remplacée par le smart phone, devenu le « couteau suisse » de la smart city.
La smart city pensée ainsi ne marche pas. Si on en parle, c’est simplement que le marché en question est absolument colossal.
Aux dernières nouvelles, il serait évalué à 1500 milliards de dollars, certaines estimations allant bien au-delà en fonction de ce que l’on intègre dans ce terme de smart city. Il faut savoir qu’une ville, c’est avant tout à 98% du béton, du verre, de l’acier…
La smart city de Songdo en Corée a été construite par Cisco et surtout par le sidérurgiste Posco, lequel a absorbé la quasi-totalité des coûts du marché.
En fait, une ville intelligente ne coûte quasiment rien au regard d’une ville traditionnelle, le différentiel de coût étant très faible et très rapidement payé par les retours en économie, d’énergie principalement.
En ce qui concerne le lien qui unit smart city et géopolitique, il faut d’abord se rappeler que la population mondiale va connaître dans les années à venir un double basculement, à la fois démographique et géographique.
On estime que pratiquement les 2/3 de la population mondiale vivront en zone urbaine à l’horizon 2050.
De fait, on ne peut pas concevoir une smart city digne de ce nom sans poser la question du smart territory sur lequel elle va se développer, car il faut penser l’interdépendance de la ville et de son territoire, de sa banlieue et de sa sphère d’approvisionnement agricole.
Une authentique smart city, qui se voudrait réellement intelligente, devrait avoir pour modèle la ville médiévale, telle qu’on la voit encore à Sienne ou à Carcassonne. Il n’y avait pas d’architecte ou d’urbaniste l’ayant pensée dans sa globalité.
Non. La ville médiévale est intelligente parce que tout sert à quelque chose et qu’elle est régie par des principes rustiques d’analyse fonctionnelle. Les systèmes de connaissance collective faisaient que l’on délibérait et que l’on adoptait la solution la plus adaptée.
Ce pragmatisme se doublait d’une conception partagée et aigüe du beau.
La ville était le lieu où s’exprimaient concrètement les valeurs communes, religieuses ou culturelles, en fonction de cette conception du bien commun, qui a régné en Europe de Saint Thomas d’Aquin à Machiavel.
Ces systèmes auto-administrés par la population ont fait la preuve de leur solidité.
De fait, pour qu’un système soit résilient, il doit reposer sur des systèmes de délibérations collectives qui vont définir les fonctionnalités. En Afrique, c’est la fonction de l’arbre à palabres où se retrouvent les membres de la tribu pour délibérer.
Le temps ne compte pas, c’est la recherche de la solution idoine qui importe.
Aujourd’hui, si nous parvenions à conjuguer ces modes de réflexion avec les ressources formidables qu’offrent les nouvelles technologies, les villes pourraient de nouveau être réellement intelligentes.
Malheureusement, ces traditions de réflexion collective ont commencé à disparaître avec la modernité. Peu à peu, on rompt avec cette sagesse et ce souci du bien commun.
Avec l’art baroque apparaissent des villes « top-down« , où le prince voit l’architecture comme l’expression de sa puissance, privilégiant l’apparence et non le pragmatique.
Puis survient une seconde rupture avec l’avènement de la révolution industrielle et la règle de la « mort de la distance » consacrée par le développement des transports.
On peut ainsi défonctionnaliser l’intégration des fonctions urbaines, avec des quartiers et des usines bien séparés. Mais ce modèle ayant été conçu à partir des énergies fossiles, il n’est pas durable.
En outre, l’or noir devient un élément déclencheur de conflits géopolitiques, magnifiquement exposé par Matthieu Auzaneau dans Or Noir.
Le développement de la science des systèmes appliqués à la ville – les City Sciences – et des outils de modélisation virtuelle, si on les combine à ces formes de délibération traditionnelle (comme c’est le cas dans la reconstruction de Christchurch en Nouvelle Zélande) peut permettre d’intégrer les différentes pièces du puzzle dans des écosystèmes cohérents.
Le 9ème Festival de géopolitique de Grenoble qui se tiendra du 8 au 11 mars aura pour thème « Lepouvoir des villes ». Que vous inspire ce sujet ?
Les Chinois prennent le problème sous le bon angle, à savoir par le haut. Ils travaillent à la méta-modélisation des architectures systèmes.
En revanche, la culture technique occidentale parvient difficilement à avoir une vision globale de la ville.
Techniquement nous avons une offre abondante dans les sous-systèmes de la ville, nous vendons des éléments, mais sans penser le problème dans sa globalité.
Notre héritage cartésien nous fait aller directement vers les problématiques techniques en négligeant d’avoir une perception systémique des situations.
Paradoxalement, car le génie latin de l’adaptation permanente des configurations permet une réelle efficacité tout en jouant en souplesse.
D’où la capacité à se mouvoir dans des systèmes complexes. Regardez comment l’Italie ou la Belgique parviennent à vivre pratiquement sans gouvernement !
Concrètement, nous devons aujourd’hui nous poser la question de savoir si une ville qui est agréable à vivre est favorable au développement ou pas.
Grâce aux ressources de la science contemporaine, on est aujourd’hui en mesure de modéliser la croissance de la ville en utilisant les outils d’analyse système.
Les études montrent que, plus une ville grandit, plus les opportunités sont grandes et, simultanément, plus les menaces – criminelles par exemple – augmentent.
Si on ne maitrise pas le développement, la ville s’étend sur un mode brownien et continu.
Casablanca par exemple s’étend de 300 hectares par an. Sans que l’on parvienne réellement à savoir pourquoi.
Alors que faire ? Suivre la voie techno-centrée que nous proposent les GAFA ou l’Union européenne ?
Le gros problème est qu’au lieu de penser le fond, en associant les populations, on apporte des réponses technologiques à très court terme.
C’est d’ailleurs une fâcheuse tendance de nos sociétés que de privilégier ainsi le fétichisme technologique, pensant que la mise en place d’un outil dispense d’une réflexion sur le fonctionnement réel du système étudié.
On ne peut pas bâtir une ville intelligente en se focalisant sur le seul aspect matériel et en négligeant l’intelligence des hommes.
Quand on parle de ville intelligente, il faut garder à l’esprit que l’intelligence, c’est la capacité à apprendre par retour d’expérience, par feed back.
A cet égard, remarquons que nos armées savent très bien analyser, après une opération extérieure, ce qui a marché ou non, décortiquer lucidement les atouts et les failles d’un dispositif.
On fait un travail de recherche, on part d’hypothèses, on les teste, puis on les améliore ou on les abandonne.
C’est l’homme, dans l’environnement dont il a hérité ou qu’il a choisi et par sa capacité d’analyse, de réflexion et de projection, qui est capable de cette adaptation permanente à son écosystème.
L’économiste et entrepreneur bengladais Mohamed Yunus m’a appris que l’individu le plus pauvre a toujours un projet de vie.
Yunus avait une foi inébranlable en les capacités de développement de l’homme.
Cela doit nous rappeler que nous devons nous intéresser à la sociologie, à l’histoire, à la culture, en un mot à l’intelligence des territoires au sein desquels évoluent les hommes.
Quand nous parlons de ville intelligente, nous voyons bien que nous ne pouvons réduire le concept à la seule installation de processus techniques, mais que la dimension de l’intelligence humaine est primordiale pour qu’une telle ville soit pensée et réalisée.
Prenons l’exemple de l’architecte et urbaniste danois Jan Gehl qui a beaucoup travaillé sur la réhabilitation des espaces publics, en prenant en compte les dimensions sociologiques, culturelles et historiques, déclinant le modèle de Copenhague non seulement aux Etats-Unis mais aussi jusqu’à l’autre bout du monde comme à Christchurch en Nouvelle-Zélande.
Il pense la ville non pas uniquement en fonction des seuls paramètres « nouvelles technologies », mais en intégrant ces ressources à la manière d’un piéton, se déplaçant dans une ville à la vitesse de la marche, soit 5 km/heure.
Tout cela nous prouve qu’une ville réellement intelligente doit prioritairement prendre en compte la dimension humaine dans toute son acception, physique, psychologique, sociologique, historique, culturelle…
Singapour semble être un bon exemple d’un développement urbain intelligent. Pourquoi ?
Singapour est un cas très intéressant. A la base, qu’avions-nous ? Rien ou presque.
La ville est petite, pauvre, sans richesses naturelles, déchirée par des conflits ethniques, avec un climat malsain et même pas d’eau potable.
En un demi-siècle cependant, elle a réussi à devenir un modèle de développement.
Singapour ne voulait pas d’un monstre technologique et encore moins d’une dépendance à l’égard de l’extérieur, exactement à l’inverse de ce qu’a récemment fait la ville de Rio de Janeiro, laquelle a cru bon de se doter d’un gigantesque centre informatique des opérations IBM, visant à optimiser les services aux habitants.
Les Singapouriens se sont dès l’origine défiés de tels systèmes, qui posent des problèmes de captage unique de l’information, de stockage et donc de confidentialité des données.
Ils ont préféré d’emblée parier sur l’intelligence humaine, collective, jouant la carte de la qualité de l’administration publique avec des fonctionnaires qui ont à la fois une vision de leur secteur et une vision globale et partagent les données par une intelligence collective de la ville, en travaillant sur le long terme, avec une authentique vision stratégique.
Le Singapour contemporain est la résultante de quatre paramètres majeurs :
1/ Une planification à long terme reposant sur une vision stratégique ;
2/ Un gouvernement efficace jouant son rôle d’intégrateur des fonctions urbaines ;
3/ Une articulation souple entre le rôle central du gouvernement et l’initiative des acteurs. On favorise les projets pilotes et les initiatives de terrain, lesquels se retrouvent rapidement intégrés dans le système économique global ;
4/ Enfin, dès l’origine, le Premier ministre
Lee Kwan Yee a compris la dynamique des rendements croissants pour financer le développement de la ville et su capter la technologie des pays avancés.
Dès lors, que constatons-nous au quotidien : au lieu de s’enfermer dans leurs silos, les fonctionnaires y posent les problèmes sans tabou, échangent entre eux, analysent les retours d’expérience et s’adaptent en permanence. Cette ville est le fruit d’un despotisme
éclairé, avec à la base quelques architectes qui fixent des métarègles, mais avec en compensation une intelligence collective qui s’approprie très vite et avec beaucoup d’intelligence les technologies en vue du bien commun, avec en outre un système administratif singapourien qui permet très rapidement aux start-ups de grandir, d’autant que l’Etat a joué dès l’origine la carte d’une éducation de haut niveau.
N’oublions pas que la technologie ne doit pas être prise dans sa seule dimension matérielle, mais aussi et surtout cognitive, technology is knowledge !
En vérité, la force de Singapour est d’être un système d’apprentissage permanent, avec des objectifs précis et une volonté stratégique affirmée qui permet de garder le cap tout en s’adaptant en permanence aux circonstances…
Un modèle que la France serait peut-être bien inspirée de méditer !
Comment les pays émergents peuvent-ils s’approprier les technologies occidentales dans leursrecompositions urbaines sans être pour autant dépendants ?
La question est : si j’importe une technologie, suis-je capable de l’absorber ? A cet égard, l’Occident s’est totalement mépris sur le slogan de Deng Xiaoping – « s’ouvrir et se réformer ».
Cela ne signifiait pas que les Chinois se convertissaient alors au libre-échange, mais qu’ils entendaient bien s’ouvrir pour importer la technologie occidentale et se réformer pour la transformer en technologie chinoise, ce qu’ils ont parfaitement réussi.
Et ils innovent. Et ils exportent. Ils sont devenus libre-échangistes quand les Etats-Unis reviennent au protectionnisme…
Si ce fut une réussite en matière économique, en revanche ce fut un échec – qu’ils corrigent aujourd’hui – en matière d’urbanisme.
Les Chinois reconnaissent qu’en la matière, ils ont eu tort d’imiter les Occidentaux et d’oublier la culture chinoise.
En Asie aujourd’hui, y compris à Singapour, on cherche à rétablir de nouveaux modes d’urbanisme permettant d’intégrer les anciens dans la famille.
Pour être intelligente, une ville doit donc analyser et prendre en compte les paramètres sociologiques, donc intégrer dans le schéma de raisonnement les éléments-clés de la culture locale.
Souvenons-nous que la culture générale – qui fut la force de la France et que nos gouvernements s’évertuent à massacrer depuis 30 ans – est un élément-clé de la compréhension du monde, qui permet d’apprendre à raisonner, à s’adapter à toutes les configurations, donc de générer une réelle intelligence des situations.
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