Quel futur pour la zone Euro?
26 avril 2013
Par Jacques Sapir
La Friederich Ebert Stiftung, fondation allemande liée au SPD, vient de publier un document analysant les scénarii futurs possibles pour la zone Euro, dans le cadre d’un projet intitulé Scenario Team Eurozone 2020[1]. Ce document a été rédigé à partir de nombreuses réunions (16 au total) tenues dans différents pays dans le cours de 2012. Les conclusions furent tirées dans le cadre d’une réunion qui s’est tenue à Bruxelles le 6 décembre 2012. Même s’il ne représente pas la position officielle de la Sociale-Démocratie allemande et européenne (des participants des divers pays de la zone ont collaboré à sa rédaction) ce document est symptomatique du point de vue qui s’est désormais constitué en Allemagne sur la question de la zone Euro. C’est ce qui en fait l’intérêt. Nous ne considérons pas ce texte comme l’alpha et l’oméga de la réflexion sur cette question, mais comme quelque chose qui est représentatif d’un état d’esprit dans le reste de l’Europe et en Allemagne, et qui de ce point de vue tranche avec les opinions convenues qui continuent d’être propagées dans la presse française. Le document commence par un « état des lieux » et reconnaît que l’Euro doit faire face à une crise généralisée. Il reconnaît aussi que les mesures adoptées jusqu’ici pour faire face à cette crise ont rapidement démontré qu’elles étaient inadéquates et ont contribué à aggraver la crise.
« The measures adopted at the many crisis summits soon proved to be inadequate and often merely exacerbated the symptoms of the crisis. In many countries, especially in Southern Europe, this made itself felt in a dramatic intensification of the social situation, high (youth) unemployment, economic recession and increasing frustration among broad segments of the population concerning Europe and the European institutions.”(p.3)
Ici, on ne peut qu’être d’accord avec le constat. De plus, certaines de ses mesures, quoi que formellement décidées se heurtent à des résistances importantes dans le domaine de leur application (cas de l’Union bancaire qui n’a été acceptée qu’avec beaucoup de réticences par l’Allemagne). L’intensification de la crise, que ce soit par la hausse dramatique du chômage dans des pays comme la Grèce et l’Espagne ou que ce soit par la dégradation régulière des comptes publics dans les différents pays, démontre bien que la crise est de plus en plus présente et pressante.
I. Les quatre scénarii retenus
À partir de ce constat, quatre scenarii ont été élaborés. Certaines de leurs hypothèses sont réalistes, mais d’autres le semblent moins. Or, un scénario n’est rien sans réalisme des hypothèses. On va ici rapidement les résumer en indiquant les points sur lesquels les groupes de travail n’ont pas adopté des hypothèses réalistes, où n’ont adopté que des hypothèses partielles.
(1) L’enlisement dans la crise. (Muddling-trough the crisis)
Dans ce scénario, l’Union Economique et Monétaire reste un mécanisme incomplet. En conséquence, les pays de l’Europe du Sud continuent d’être dépendant de plans de sauvetage qui sont à la charge des pays de l’Europe du Nord, tandis que la BCE continue, et même amplifie, ses achats de dettes souveraines sur le marché secondaire pour maintenir les taux d’intérêt à des niveaux supportables. L’Europe du Sud s’installe donc dans une dépression de longue durée et elle est incapable de mettre en œuvre le basculement vers un nouveau modèle de croissance en raison du manque d’investissement, et ajouterons-nous du manque de demande solvable et de la fuite accélérée des cerveaux les mieux formés. Les plans de sauvetage assurent que ces pays restent dans l’Euro (en dépit de mouvements de plus en plus importants contre l’Euro dans leurs populations) mais sont incapables de trouver une solution à cette crise. L’Union Européenne est affaiblie par comparaison tant avec les États-Unis que les pays émergents, et elle devient de plus en plus dépendante de ses partenaires.
(2) L’éclatement de la zone Euro. (Break-up of the Eurozone)
Ici, la gestion de la crise est même plus conservatrice que dans le scénario précédent, où l’on admet un engagement important de la BCE. L’Union bancaire, quoique formellement mise en place, n’est que peu efficace en raison des réticences de nombreux pays à son application. L’aggravation de la situation économique dans les pays de l’Europe du Sud se combine avec une nouvelle mouture du Pacte de Croissance et de Stabilité qui exige de ces pays toujours plus d’efforts en vue d’une réduction des déficits et de la dette. Par ailleurs, il n’y a ni politique de l’investissement au niveau européen ni politique industrielle ni politique commerciale. Le résultat de tout cela est que les tensions sociales deviennent incontrôlables et conduisent à des sorties non-coordonnées de l’Euro. Il en résulte une tripartition monétaire de l’Europe, celle-ci étant divisée entre une zone Euro « maintenue » autour de l’Allemagne (en fait une zone Mark), une Union Monétaire du Nord autour de la Grande-Bretagne et une Europe du sud où chaque pays a retrouvé sa souveraineté monétaire. Notons ici que la soi-disant « Union Monétaire du Nord » est en réalité très peu probable.
La Grande-Bretagne n’a pas intérêt à une Union Monétaire. Qu’une « zone Sterling » se constitue est une possibilité, mais le degré de probabilité est faible. L’issue que nous considérons comme la plus probable est d’une part la constitution d’une « zone Mark » s’étendant directement et indirectement à certains pays d’Europe Centrale, et un retour aux souverainetés monétaires pour l’ensemble des autres pays. Dans ce scénario, l’Union Européenne est contestée tant à l’extérieur, où sa position face aux États-Unis, mais aussi à la Chine et à la Russie est affaiblie, qu’à l’intérieur en raison de la montée de mouvements politiques remettant radicalement en cause l’existence même d’institutions européennes.
(3) Le repli sur un noyau dur de l’Europe. (Core Europe)
Dans ce scénario on aurait d’une part un « noyau » européen dans le cadre d’un nouveau traité incluant l’Union bancaire mais aussi l’union budgétaire, et d’autre part des pays ayant refusé ce traité et constituant un second niveau de l’UE réduite cette fois à un zone de libre-échange. L’étude de la FES inclut bien entendu l’Allemagne et la France dans les pays du noyau et prend le pari qu’autour de ces deux pays un certain nombre d’autres pays se rassembleraient sur la base d’un accord politique (qualifié de Euro Plus Pact) incluant le renoncement à l’austérité, et des règles sociales et fiscales communes pour éviter le dumping social et fiscal. “…the Euro Plus Pact, with its commitments to further convergence of corporate taxation and social contributions / benefits, was implemented, but only in the core group. It had to protect itself from increasing fiscal and social dumping from the other countries. New financial resources for investment, combined with a European industrial policy, the Single Market and appropriate structural reforms, fostered the transition to a greener, smarter and more inclusive economy in the core group.”(p.8)
Ce noyau aurait alors une forte cohérence et pourrait connaître un développement plus harmonieux. Pour les autres pays, la situation serait moins rose, et l’action dite « non-conventionnelle » de la Banque Centrale Européenne serait toujours nécessaire. De même, le MES serait lui aussi nécessaire et verrait ses moyens d’intervention développés pour faire face aux crises survenant dans les pays non membre du « noyau dur » tout en ayant une conditionnalité encore renforcée. Les écarts entre les pays du « noyau dur » et le reste de l’Union européenne iraient en s’amplifiant. À la limite, on pourrait voir se développer un fort antagonisme entre pays du « noyau dur » et les autres pays de l’Union européenne.
“The Member States on the periphery are prone to protectionist measures, while the Core States face increasing pressure in terms of competitiveness due to their high social standards. This leads to increasing hostility and anti-European populism inside and outside the core.” (p.8)
Ce scénario nous semble pour notre part peu probable en ce qu’il présuppose un accord politique de fond et non de simple forme avec l’Allemagne alors que le conflit entre la France et l’Allemagne est en train de monter en puissance, et ce quoiqu’en dise le gouvernement. Or, si un accord de fond n’est pas possible entre l’Allemagne et la France, et au vu des divergences actuelles ceci semble la solution la plus probable, la solution pour notre pays sera soit de donner raison à l’Allemagne sur l’austérité soit de quitter l’Euro. Nous sommes donc renvoyés soit au premier des scénarii (l’enlisement) soit au second (l éclatement).
(4) L’achèvement de l’Union Budgétaire (Fiscal union completed).
Dans ce scénario, à la suite de la France, l’Allemagne puis les autres pays de la zone Euro reconnaissent la nécessité commune d’accélérer le mouvement vers une Europe fédérale, tout en réduisant sensiblement l’austérité que subit l’Europe du Sud. Un fond de stabilisation commun est mis en place (une mutualisation des dettes) tandis que la zone Euro se dote d’une agence capable d’émettre ses propres emprunts pour financer des investissements massifs dans l’ensemble des pays, sous l’égide d’une autorité de surveillance commune.
“Macroeconomic surveillance is coupled with stronger resources for catching up: not only swifter implementation of the structural funds but also a European Fund for Economic Stabilisation to deal with asymmetric shocks. Social dialogue and bargaining are also encouraged at national and European level to better align wages and productivity » (p. 9).
Le problème avec ce scénario est qu’il ne chiffre pas les besoins financiers en transferts annuels au-delà de la question des investissements. C’est d’ailleurs un problème récurrent avec tous les scénarii fédéralistes[2]. Le fédéralisme implique les transferts, ce que l’Allemagne, mais aussi la Finlande et l’Autriche refusent[3]. Or, l’ampleur des transferts pour assurer le simple rattrapage de 4 des pays les plus en difficulté (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) est de l’ordre de 240 à 250 milliards d’euros par an pendant dix ans[4]. Par ailleurs, il est fortement probable que ce niveau de transfert deviendrait pérenne comme on le voit aujourd’hui à l’intérieur des États-Nations, et pour la France avec le cas des DOM-TOM. Il ne s’agirait donc pas de transferts sur une courte période, et il est totalement illusoire de penser le financer par l’emprunt.
II. L’évolution probable de la situation dans la zone Euro.
Dans l’évaluation des futurs possibles, et leurs degrés de probabilités, on sent bien à la lecture du document que de sérieuses divergences se sont faites jour. Ceci est particulièrement visible dans les ruptures de cohérence que l’on peut observer dans l’analyse des différents scénarii. Cependant, une impression générale se dégage, celle d’un très grand pessimisme quant à l’avenir de la zone Euro.
(1) De l’impossibilité dec ontinuer la politique actuelle au risque d’explosion de la zone Euro.
Sur le premier scénario, celui de l’enlisement dans la crise, on trouve en particulier ce passage très contradictoire. “The first scenario – ≫muddling through the crisis≪ – was generally considered to be unsustainable, but there was one serious variation within the framework of which it could last, namely a kind of ≫Japanese scenario≪. This would mean a long period of stagnation, deflation and high indebtedness. This scenario would be the result of the crisis management prevailing so far, characterized as ≫too little, too late≪, combined with the dominance of the intergovernmental instead of the Community method.” (p.10)
La première réaction, qui consiste à dire qu’un tel scénario n’est pas durable et n’a pas de pérennité est contredite par la référence, introduite à la fin, à un “scénario japonais”. Or, ce dernier scénario, qui fait référence à la “décennie perdue” au Japon ne prend pas en compte le fait que la zone Euro n’est pas un pays mais un ensemble de pays, ce que souligne par ailleurs la référence à la “méthode inter-gouvernementale”. La seule solution pour que l’on puisse donner une certaine pérennité au scénario de l’enlisement consiste à admettre des flux de transferts certes inférieurs aux montants nécessaires pour l’hypothèse fédérale, mais qui resteraient néanmoins significatifs. Or, il est clair que non seulement l’Allemagne refusera de payer de tells montants, mais elle s’oppose de manière de plus en plus ouverte à l’évolution à laquelle on a assisté à la BCE avec l’arrivée de Mario Draghi[5]. En réalité, le deuxième scénario, celui d’un éclatement de la zone Euro apparaît bien plus probable, mais se divise lui-même en un scénario « noir » qualifié de « Yougoslave » et un scénario plus rose, qualifié de « Soviétique »
“The second scenario – break-up of the Eurozone –might be the result of the ongoing and fruitless muddling-through approach followed so far, as we have seen. This break-up could happen in two ways: first, the Yugoslav syndrome, involving violent separation and a decision-making vacuum, with events just taking their own course. This, of course, would be the worst of the worst-case scenarios and it is no surprise that it was raised by a participant from the former Yugoslavia. It should be taken seriously, because even if nobody wants it, it could just happen…” (p.10) et
“The second break-up picture would be a peaceful one, like the dissolution of the Soviet Union, where a≫wise≪ leadership recognized that the costs of maintaining the Union would be much higher – and probably impossible – than letting fall it apart, while keeping at least a core intact (in the EMU case, the decision of such a ≫wise≪ leadership would logically lead to the Core Europe scenario).” (p.10)
(2) L’hypothèse du “noyau dur” européen et ses contradictions.
Le troisième scénario examiné pourrait alors découler du second. Le « noyau dur » européen étant constitué des pays qui auraient conservé l’Euro, et c’est en fait le scénario qui a été considéré comme le plus plausible par une majorité des participants aux différentes réunions que la Friederich Ebert Stiftung a organisées. Mais, sur ce point, on ne peut que relever une incohérence : pour que le « noyau dur » envisagé dans le scénario 3 se constitue, il faut impérativement que la France en fasse partie. Si le « noyau dur » est constitué de l’ancienne « zone Mark », nous sommes de fait dans une des variantes du scénario d’explosion de la zone Euro, car l’on voit bien que l’Allemagne et ses satellites n’auraient ni la volonté ni l’intérêt de mettre en œuvre les réformes qu’impliquent le « noyau dur ». Or, la France ne peut rester dans une « zone Euro maintenue » qu’à la condition que l’Italie (et peut-être l’Espagne) en fassent partie. Les effets sur l’industrie française d’une appartenance à l’Euro dont ni l’Italie ni l’Espagne ne feraient partie seraient tout à fait dramatiques. Mais, un « noyau dur » regroupant autour de lui l’Allemagne, la France et l’Italie n‘est pas très différent de la configuration actuelle. Que la Grèce et Chypre sortent de l’Euro n’aurait économiquement (financièrement ce serait une autre affaire) que peu d’importance. Or, on voit bien que la situation économique de l’Espagne et de l’Italie est très dégradée. Donc, pour que le « noyau dur » se constitue comme autre chose qu’une zone mark rebaptisée, il faudrait que l’Allemagne accepte les transferts qu’elle refuse aujourd’hui. Nous sommes donc renvoyés à la situation précédente.
“This third scenario – Core Europe – could thus derive from the two others, as mentioned above. It was considered by many as the most probable scenario but affected by great risks, especially concerning its potentially non democratic character. This would stem from the intergovernmental approach of crisis management implemented by the Merkel administration” (p.10).
Un autre problème soulevé est celui de l’absence de démocratie dans le cas de la constitution d’un « noyau dur » autour de l’Allemagne. C’est effectivement l’un des problèmes, quoi qu’il soit étranger à l’économie. Il est clair que la mise en place d’institutions contrôlées par le gouvernement allemand n’aurait pas d’autre logique que de transformer les pays européens qui les accepteraient en protectorats (au mieux) en colonies (au pire) de l’Allemagne.
Enfin, le dernier scénario, celui d’un fédéralisme budgétaire très avancé, a été considéré par les participants comme le meilleur mais le moins probable des scénarii. Sur ce point, on ne peut que partager l’avis qui fut alors exprimé quant à la faisabilité de ce fédéralisme.
(3) Les déterminants de l’indécision allemande.
De ce tableau qu’ont dressé les experts de la Friederich Ebert Stiftung découle donc un constat que certains trouveront pessimiste, mais qui est en réalité réaliste. La position de l’Allemagne condamne à court terme la zone Euro, et la meilleure solution résiderait dans une dissolution concertée de cette dernière, qui permettrait de sauvegarder un noyau institutionnel européen. Il faut alors réfléchir à « qui a intérêt à l’Euro » en Allemagne.
Il s’agit clairement d’une alliance entre des industriels dont les plus gros marchés sont dans les pays européens et des banquiers qui ont beaucoup à perdre à une dissolution de l’Euro. Pour les premiers, l’Euro, dans sa forme actuelle, est la garantie d’une monnaie qui ne soit pas trop surévaluée. Si l’Allemagne retrouvait le Mark, non seulement ce dernier s’apprécierait fortement face au Dollar et au Yen (avec un taux de change d’un DM pour 1,50 Dollar) mais les monnaies des principaux clients de l’Allemagne en Europe, la France, l’Italie et l’Espagne, se déprécieraient librement. Non seulement l’excédent commercial allemand disparaîtrait, mais il n’est pas impossible que se creuse en déficit de 1% à 2% du PIB. Par contre, une partie de la population et des retraités à clairement un intérêt à ce que l’Allemagne quitte la zone Euro pour garantir la valeur patrimoniale de leur épargne. En tout cas, cette partie de la population s’oppose farouchement à tout transfert de l’Allemagne vers les pays d’Europe du Sud. Cette ambiguïté explique la politique de Mme Merkel qui affirme vouloir conserver l’Euro (et ce faisant prend en compte les intérêts des industriels et des banquiers) mais qui affirme aussi qu’il n’est pas question de payer, que ce soit directement ou indirectement, car là elle défend les intérêts de son électorat. Ajoutons que si elle décidait de sacrifier les intérêts de son électorat, les industriels lui rappelleraient que la compétitivité allemande repose aussi sur le fait qu’une partie des excédents commerciaux est réinvestie.
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