“Gaulois réfractaires au changement” : mais pourquoi cette étrange fascination des élites françaises pour les “modèles” nordiques ?
Au cours de son séjour officiel au Danemark, les propos d’Emmanuel Macron sur les Français ne sont pas passés inaperçus. Le chef de l’Etat a évoqué un trait d’humour.
Changer de peuple
Par Edouard Husson, Publié le
Atlantico : Lors de son déplacement au Danemark, Emmanuel Macron a déclaré :”Il ne s’agit pas d’être naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières années, n’est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que ! Mais nous avons en commun cette part d’Européen qui nous unit”. Si le chef de l’Etat revendique un trait d’humour, ne peut-on tout de même pas voir ici une forme de réalité d’une élite française qui rêverait d’un peuple “luthérien” ?
En quoi cette phrase peut-elle justement dévoiler une réalité bien plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord ?
Edouard Husson : Cela fait des décennies que les historiens ont montré les limites de la thèse de Max Weber sur le lien entre capitalisme et protestantisme. Weber est parti de statistiques concernant un léger différentiel entre l’Allemagne protestante et l’Allemagne catholique à la fin du XIXè siècle. Et il a généralisé abusivement. Mais, aujourd’hui, la partie la plus dynamique de l’Allemagne, c’est la Bavière, majoritairement catholique – et dont la pratique religieuse reste un peu plus forte qu’ailleurs en Europe. Quant aux historiens, ils nous disent que le capitalisme est né entre les monastères cisterciens et les premières banques citadines d’Italie du Nord, au Moyen-Age. Les toutes premières écoles de commerce de l’histoire sont italiennes et non pas britanniques, françaises ou américaines! La mondialisation a été lancée, au XVè siècle par les Portugais et les Espagnols! Quant aux Gaulois, si l’on veut parler d’eux, ou plus précisément les Celtes, ils sont à l’origine d’une culture dynamique, admirée par les Grecs et les Romains, avant même la conquête de la Gaule. Brennus a fait trembler Rome, presqu’autant qu’Hannibal. Et son lointain successeur, Macron, porte un pantalon parce que les Gaulois l’ont inventé, cherchant un vêtement plus approprié au climat de la Picardie qu’à celui de la Méditerranée. Continuons à déconstruire le trait d’humour du Président. Le luthéranisme s’est implanté dans des milieux anthropologiques différents: aussi bien une culture libérale, comme la société danoise, qu’une culture plus autoritaire – anthropologiquement parlant – comme la société allemande ou la société suédoise. Personnellement, j’admire le peuple danois parce qu’il a eu le courage démocratique de rejeter l’euro et de choisir un modèle monétaire pragmatique, anglo-saxon, beaucoup plus propre à favoriser la croissance que l’euro. La réalité historique et sociologique de l’Europe est si diverse, si complexe. La France, héritage des Celtes, des Romains, des Germains et de beaucoup d’autres cultures qui se sont mélangées, a autant d’atouts que l’Allemagne, l’Espagne ou le Danemark. A condition que nous laissions la diversité des nations et leur créativité s’épanouir, l’Europe pourra redevenir un des plus beaux centres d’innovation du monde. Vous avez raison, l’Union Européenne fonctionne mal parce que les dirigeants essaient soit de se référer à un peuple européen imaginaire soit – particulièrement les dirigeants français qui ne jurent que par un « modèle allemand » largement inventé par notre esprit cartésien – de plier leur propre société à un système qui ne leur convient pas.
Selon les travaux effectués par l’anthropologue, historien, démographe Emmanuel Todd, les valeurs d’autorité et d’inégalité entre les hommes seraient les marqueurs luthériens. Quelle est ici la part de vérité et quelles ont été les influences de ces valeurs ? Comment interpréter l’attrait de nos élites françaises ?
Depuis les années 1970, Emmanuel Todd a affiné la carte des structures familiales européennes et mondiales. Il s’est aussi interrogé sur les valeurs que portaient des milieux anthropologiques. La famille « souche » des sociétés paysannes, que l’on retrouve en Allemagne à l’époque de Luther, repose sur un héritier unique (inégalité entre les frères et soeurs), qui cohabite avec ses parents après son mariage (modèle autoritaire). Todd s’est posé la question du lien éventuel entre ces structures familiales à l’époque préindustrielle et l’avènement des grandes idéologies modernes. Et il est à même d’en tirer un modèle explicatif, qui n’a pas été réfuté pour l’instant. Le communisme n’est jamais majoritaire en dehors d’un certain modèle anthropologique préalable, la famille « communautaire » (cohabitation de trois générations sous un même toit; égalité des frères et soeurs devant l’héritage) qu’on trouve en Russie et en Chine avant la modernité. Le libéralisme économique naît et l’emporte politiquement dans un milieu anthropologique où un seul enfant hérite et quitte le foyer parental, le modèle que l’on trouve en Angleterre et aux Etats-Unis avant la révolution industrielle. Je ne voudrais pas être coupable de lèse-majesté mais le luthéranisme danois est plus proche du protestantisme de pays anglophone que de son grand-frère allemand parce que le Danemark a les mêmes structures familiales que la sphère anglophone! Quand Macron dit « luthérien », il pense « allemand ». Les dirigeants français sont fascinés par le capitalisme à l’allemande parce qu’ils gouvernent un peuple dont le noyau central – celui du Bassin parisien où est née la Révolution – est libéral et égalitaire (égalité des frères et soeurs devant l’héritage). La France a pu réussir sa première et sa seconde révolution industrielles parce qu’un Etat sui generis a organisé ce noyau central. Napoléon III et Charles de Gaulle sont les deux grands réformateurs de la France et les constructeurs de notre modernité industrielle, grâce à un Etat structurant et éclairé. Mais nos dirigeants, depuis quarante ans, sont fascinés par l’exact contraire du « modèle français , le « capitalisme rhénan » (M. Albert), dont le ressort anthropologique est à la fois autoritaire et inégalitaire – et qui se passe largement de l’Etat. Au lieu d’inventer l’Etat stratège, productif, déconcentré, de la troisième révolution industrielle, celle des NBIC (nanotechs, biotechs, informatique, sciences cognitives), nous nous obstinons à suivre un modèle antiétatique qui n’est pas le nôtre – et nous ramenons l’Etat pour recoller, à grande dépense, les parties fracturées du corps social.
L’évocation de “ce peuple luthérien” entre en contradiction avec une autre phrase d’Emmanuel Macron qui indique “Le vrai Danois n’existe pas, il est déjà européen. C’est vrai aussi pour les Français”. Comment interpréter ce rapport d’Emmanuel Macron avec la notion d’identité ou de communauté en Europe ?
Emmanuel Macron n’est pas seul. Nombreux sont les politiques européens qui ne comprennent pas que l’unité culturelle est à l’origine et la diversité des peuples un progrès. Heureusement que l’Empire de Charlemagne s’est scindé! Cela a donné, après beaucoup d’aléas, ces deux grandes nations que sont la France et l’Allemagne. Toute l’histoire de l’Europe est marquée par la diversification politique, économique et sociale. La créativité européenne depuis la Renaissance vient de la concurrence entre les Etats-nations en formation. J’entends l’objection: mais ces Etats se sont faits la guerre si souvent! Oui, à chaque fois que l’un d’entre eux a prétendu ramener l’Europe à une uniformité mortifère. Bien qu’étant Français, je dois être reconnaissant à l’Europe d’avoir arrêté l’entreprise d’uniformisation napoléonienne. Avec son goût de la formule provocatrice, de Gaulle a désigné , un jour, en conférence de presse, « ces grands Européens, Charles-Quint, Napoléon, Hitler ». L’uniformisation est létale pour l’Europe: regardez l’état économique du continent depuis que l’on prétend avoir une régulation monétaire unique depuis Francfort ! La monnaie circule dans une économie comme le sang dans un organisme ! Et nos eurocrates, avec leurs cures d’austérité, sont comme les médecins de l’époque de Molière, qui ne savaient prescrire qu’un traitement, la saignée. Aujourd’hui, à l’âge de la révolution numérique, la monnaie peut – et devrait – être gérée au plus près de ses utilisateurs. L’avenir est à la décentralisation monétaire, à la prolifération des instruments de paiement – regardez le succès des cryptomonnaies. Il faut inverser la formule de Macron si l’on veut décrire la réalité historique et faire repartir l’Europe: « L’individu purement européen n’existe plus depuis au moins le Moyen-Age; il est devenu Danois, Français, Britannique, Allemand, Hongrois, Slovène, Suisse… ». L’Europe n’existe qu’incarnée dans ses nations. L’Europe vient avant et les nations après. Elles sont une réalisation de l’esprit européen. L’Europe est née de l’union féconde entre la civilisation gréco-romaine et la civilisation hébraïque. Et c’est une famille nombreuse, prolifique, dont chaque enfant est un trésor, qu’il s’appelle Danemark, Italie ou Suède. Oui, il était nécessaire de reconstruire l’Europe, après 1945, car l’Allemagne nazie avait voulu se débarrasser à la fois de l’héritage gréco-romain et juif. Mais ce pour quoi Adenauer et Schuman, de Gaulle et Brandt se sont battus, ce n’était pas pour une uniformité mortifère; c’était pour la paix propice à la richesse des nations, à la floraison de la culture et à l’épanouissement des individus.