Par Barbara Lefebvre
Le progressisme est au progrès ce que le scientisme est à la science : une corruption. La quête de progrès est un élan consubstantiel à l’existence humaine, un des éléments qui nous distinguent des autres espèces animales. Durant des millénaires, par souci de maintenir un équilibre, des ordres civilisationnels ou sociétaux posèrent des limites anthropologiques et éthiques au progrès.
C’était là le véritable équilibre écologique entre l’homme et son environnement. Le temps de l’homme habité par le devoir de conserver l’équilibre dont il avait hérité. Quand les hommes modifiaient techniquement ou conceptuellement une situation, ils avaient le devoir de conserver les équilibres nécessaires au bien de tous. C’était le temps où l’on se donnait pour mission de transmettre cet équilibre aux générations suivantes, dans le souvenir de celles qui nous avaient précédés.
De l’individu roi à l’homo œconomicus
Puis, avec la révolution humaniste, dans l’Occident judéo-chrétien, vint le sacre de l’individu, déifié par les Lumières deux siècles plus tard. La pensée des Lumières posa brillamment tous les concepts que notre civilisation technicienne corrompt désormais pour détruire les équilibres patiemment bâtis et conservés. La conceptualisation du progrès par les Lumières annonce la corruption progressiste. Ce n’était pas une fatalité, mais c’est un fait.
Partis du respectable projet de rationaliser les rapports entre les hommes d’une part, et entre l’homme et son environnement d’autre part, le culte du progrès technique et son indissociable projet de régénération du genre humain ont finalement conduit l’Occident, puis le monde, dans l’engrenage des destructions de masse dont témoignent les guerres régionales ou mondiales, les génocides, les effondrements écologiques (destruction de la biodiversité et dévastation des sols, transhumanisme, techniques biomédicales dévoyées pour manipuler le vivant). Sans nier ces constats, les progressistes avancent en contrepoint les bienfaits du progrès : on se nourrit mieux, on se soigne mieux qu’au XIVe siècle. Circulez !
L’idéologie progressiste prétend servir le bien de l’humanité, mais au fond il s’agit de la rééduquer.
Il existe pourtant une différence essentielle entre le progrès tel que les civilisations passées le concevaient et celui défendu par notre civilisation technicienne: il est devenu une fin en soi. Désormais, le progrès appelle le progrès dans un cercle vicieux illimité, sans frontière, sans digue civilisationnelle. L’idéologie progressiste prétend servir le bien de l’humanité, mais au fond il s’agit de la rééduquer.
Pour ce faire, le progrès néolibéral abuse de l’injonction à l’adaptation perpétuelle, la modernisation ne doit jamais s’arrêter. Nous vivons sous le règne du chantage: “Si on n’avance pas, on recule. ” “En marche! ” était un slogan fort bien trouvé par ces brillants quadras startuppers unis tels des disciples autour d’Emmanuel Macron. L’économie et la technique sont leurs idoles. Ce sont pour ces élites mondialisées détachées de toute histoire et géographie, les seuls leviers du progrès. En toute logique, cela va de pair avec le culte de la croissance. N’est-il pas éclairant que le remboursement de la dette publique finançant le futur plan de relance soit uniquement fondé sur “la croyance” en une reprise de la croissance? Quelle transcendance que cette foi utilitariste de l’ Homo œconomicus !
Atomisation de l’homme postmoderne
Pour servir la geste progressiste macronienne, deux de ses conseillers avaient écrit en 2019 un manifeste qui, faute de rencontrer son public, demeure un matériau pour comprendre le système de pensée de ceux qui nous dirigent. Amiel et Emelien y affirment: « Les progressistes ne s’adressent plus à des classes sociales mais à des personnes » , ou la volonté farouche de détacher l’individu de toute filiation, de toute appartenance. L’individu progressiste autoengendré doit constamment se réinventer au gré de ses rencontres, de ses doutes, de ses narcissismes. Puisque le « premier principe du progressisme est de maximiser les possibles des individus, présents et futurs » , on comprend que les héritages du passé sont d’une utilité toute relative. Ils assument en effet : « Les traditions n’ont plus de valeur intrinsèque : nous sélectionnons dans le passé ce qui nous convient, et nous inventons ce qui y manque. En un mot, l’individu avait hier des devoirs, il a désormais des droits. »
Le sens du devoir qui, tout au long de l’histoire humaine, a bâti, défendu, reconstruit des nations, disparaît sous la plume des ex-conseillers. Toute forme de vulnérabilités humaines est ignorée dans cette vision totalisante de l’individu roi, assoiffé de sa petite liberté, ivre du pouvoir que lui accorde la surenchère législative accordant les “droits à”. L’ homme progressiste consomme sa vie et n’entend pas être frustré dans l’exercice de “son droit”.
Les progressistes ignorent que la France vient du fond des âges.
Le progressisme serait-il un totalitarisme d’un genre nouveau ? En se disant au service de l’individu libéré des structures traditionnelles qui l’auraient asservi – la nation (petite et grande patrie), la religion, la famille, l’appartenance à un corps de métier -, le progressisme n’a-t-il pas pour projet d’achever l’atomisation de l’homme postmoderne? L’isoler pour mieux l’intégrer au troupeau d’individus où chacun croira à sa singularité car il ne porte pas exactement le même numéro que son voisin. « L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui – écrivait Bernanos en 1946 -, il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines: chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, et répétant jusqu’à la fin avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : “C’est pour mon bien… c’est pour mon bien. ” »
Les progressistes ignorent que la France « vient du fond des âges » comme l’écrivait de Gaulle. Si les moutons se réveillent, que la révolte contre leur condition leur fait retrouver le chemin du collectif, le troupeau entamera sa course ravageuse. Nos bergers progressistes devraient craindre le réveil des moutons.