Malaise dans la civilisation

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J’ai apprécié ce livre pour sa culture et la qualité de son raisonnement et ses nombreuses références. Je lui reprocherai seulement de ne pas retourner aux sources de ce qu’est la République an sens de la philosophie politique, qui n’a rien à voir avec les “valeurs de la République” invoquées par les élites actuelles, qui ne sont que du relativisme et du nihilisme soft. Je renvoie à mes pages de philosophie politique sur ce sujet.
C.R
Essayiste et chroniqueur au Figaro littéraire, Paul-François Paoli vient de publier [amazon_link id=”2363710843″ target=”_blank” ]Malaise de l’Occident[/amazon_link], un ouvrage foisonnant et passionnant qui analyse les multiples visages d’une crise civilisationnelle. Entretien.

L’un des clivages que met en lumière votre livre est celui entre universalistes et culturalistes. Comment le définiriez-vous ?

L’universalisme est pluriel : il y a un universalisme catholique, un universalisme musulman et un universalisme laïque. Dans ce dernier qui vient des Lumières, il y a deux branches : une vision libérale du monde fondée sur le principe du sujet de droit et un universalisme républicain fondé sur la laïcité. Aujourd’hui, nous avons un affrontement entre l’universalisme musulman et l’universalisme occidental. A côté de cela, il y a le culturalisme, c’est-à-dire l’idée que les valeurs universelles ne peuvent être intégralement applicables dans le sens où il existe de l’irréductible entre les cultures. Les représentations de chaque civilisation sont hétérogènes et il y a des limites dans la compréhension de l’autre. C’est ce qu’a mis en évidence Claude Lévi-Strauss.
Mon propos est de montrer que les politiques sont totalement en retard. Alors que ce débat universaliste / culturaliste fait rage depuis des années dans la philosophie, l’anthropologie ou l’ethnologie, il est absent des discours politiques – de l’extrême gauche à l’extrême droite – qui continuent de s’accrocher à une rhétorique républicaine rassurante pour tout le monde, mais qui est devenue assez creuse. Il y a une schizophrénie française sur cette question. Le Français emblématique du XXème siècle – Charles de Gaulle – avait un discours universaliste tout en étant profondément culturaliste. Il pensait qu’il y avait des races et des représentations culturelles incompatibles les unes avec les autres. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a renoncé à l’Algérie française. Cependant, tous les discours gaulliens sont des proclamations universelles : sur la France, la grandeur de la France qui apporte la liberté et les droits de l’homme… Il existe aujourd’hui chez nous un hiatus entre une rhétorique universelle à laquelle les hommes politiques croient de moins en moins et une révolution culturaliste à l’œuvre qu’ils ne veulent pas voir. Nos hommes politiques ont intégré le fait que la République ne francise plus beaucoup de nouveaux venus, mais ils gardent leurs discours sur les valeurs universelles en dépit de l’émergence du communautarisme. En 2012, 85% des musulmans français ont voté pour Hollande alors que Sarkozy leur est apparu islamophobe. Cela signifie qu’il y a là un communautarisme politique. Maintenant, on voit que cette communauté franco-musulmane est en train de se détacher de la gauche et de virer à droite sur des questions culturelles et anthropologiques comme le mariage homosexuel.

Même si le clivage droite / gauche reste vivace, vous rappelez que le véritable clivage est entre conservatisme et libéralisme.

Absolument, et je partage les analyses de Jean-Claude Michéa sur ce sujet. Ce philosophe et grand historien des idées a montré une fois pour toutes que la genèse du libéralisme a partie liée avec les idées de la gauche. Il rejette à la fois la droite et la gauche pour se réclamer d’un anarchisme conservateur. Politiquement, cela me semble irresponsable. A mon sens, le conservatisme est profondément de droite. On ne s’en rend plus compte car la droite est devenue libérale et moderne. Le vrai clivage est entre un conservatisme profond et un bloc progressiste libéral qui va de la gauche de Mme Vallaud-Belkacem à la droite de Mme Kosciusko-Morizet. Ce bloc adhère au libéralisme culturel et l’impuissance de la droite vient qu’elle n’a pas de pensée. Elle prône les valeurs du marché débridé et elle prétend défendre les valeurs traditionnelles. Or, on ne peut pas défendre le capitalisme sauvage sans voir qu’une telle société pulvérise les valeurs traditionnelles. Le consumérisme total dissout les liens sociaux, la famille, la religion… Ce qu’il manque en France est une droite qui ne soit pas extrême, mais qui assume ses fondements : ni ultra moderniste ou ultra libérale, ni ultra réactionnaire ou nostalgique d’une société patriarcale qui n’a jamais existé.

Le seul domaine où l’on semble admettre le conservatisme en France, même si le mot n’est pas prononcé, c’est l’écologie qui vise précisément à conserver un certain nombre de choses, voire même à adopter des positions «réactionnaires», comme l’abandon du nucléaire. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Il y a eu des révolutions conservatrices qui n’ont pas laissé de bons souvenirs dont la révolution conservatrice allemande représentée par de grandes figures comme Carl Schmitt, Heidegger ou Jünger, compromises à des degrés divers avec ce que deviendra plus tard le mouvement national-socialiste. Dans les années 80 s’est produite la révolution conservatrice américaine, à la fois ultra libérale sur le plan économique et puritaine ou néo-chrétienne sur le plan des mœurs. Ce courant n’est guère transposable en France. Par ailleurs, il y a une particularité française qui repose sur la Révolution de 89. Il est difficile de dire qu’elle n’a pas apporté que des bonnes choses, que la terreur de 1793 a été en quelque sorte une source d’inspiration pour les révolutions totalitaires communistes ou maoïstes. Ce moment historique  pèse comme un fardeau car il est une composante essentielle de notre identité. De fait, les hommes politiques de droite chez nous n’osent pas se dire conservateurs. Or, on a vu avec les grandes mobilisations contre le mariage pour tous des masses de Français – pas seulement catholiques, pas seulement de la bourgeoisie – s’élever contre l’idée selon laquelle tout ce qui advient de nouveau est forcément un progrès. Autrefois, les gens se mobilisaient pour des réformes «progressistes». Là, ils se sont mobilisés pour défendre des normes relevant à leurs yeux du sens commun.

Vous évoquez dans le livre notre époque relativiste et hédoniste travaillée par le nihilisme, même si elle ne veut ou ne peut se l’avouer.

Les discours sur les valeurs que tiennent nos hommes politiques sont creux et aucun d’entre eux n’ose aborder ce thème qui touche à l’essentiel : le spirituel, la culture… Tous nos hommes politiques invoquent les valeurs, mais il y a une impuissance structurelle du politique à affronter une crise de civilisation, c’est-à-dire une civilisation qui se délite. Par exemple, 40% des François croient en la réincarnation. Cela montre que les repères culturels ont été bouleversés, que la France a été bousculée par la mondialisation. Nous sommes dans un flou général. On le voit notamment dans l’état de la droite française. Ses dirigeants n’ont plus un discours politique de fond. Or, pour avoir un vrai discours politique, il faut avoir une réflexion métapolitique, c’est-à-dire qui s’appuie sur autre chose que la politique et qui dégage une vision du monde. Le dernier à avoir cette vision a été Charles de Gaulle. Il avait une conception du monde et sa vision de la France s’inscrivait dans cette conception du monde à la fois anthropologique, géopolitique, religieuse… Aujourd’hui, nos élites politiques sont déculturées, faibles intellectuellement.
Article paru dans l’édition du 2 mai 2014 | Par Christian Authier

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