L’Europe contre les européens

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17 mars 2014

[amazon_link id=”2841867331″ target=”_blank” ]Le livre que Coralie Delaume vient de publier[/amazon_link][1] s’inscrit dans le corpus grandissant de la littérature dite « eurosceptique », et qu’il faudrait mieux qualifier d’euroréaliste. Venant après l’ouvrage de François Heisbourg[2], mais représentant un courant différent, car bien plus critique, elle témoigne de la force et de la prégnance des idées opposées à la construction européenne telle qu’elle est et qu’elle entend continuer à être. Rédactrice d’un blog connu, l’Arène Nue, ce livre reprend et développe de manière très originale un certain nombre d’idées qui ont été exprimées sur internet. Mais, l’ouvrage va au-delà. Il entend nous présenter une vision globale de la construction européenne, une vision tant politique qu’économique et juridique, telle qu’elle se développe dans le cadre de l’Union Européenne. C’est justement l’intérêt du livre : combiner les approches afin de leur donner un sens global, et présenter une vision cohérente de ce qui pourrait paraître, par moment, comme un ensemble très incohérent.

Un passé qui ne passe pas.

Révélons un secret : ce livre s’éclaire par la fin. C’est elle qui donne sens à la totalité de la construction. En fait, la première partie, largement consacrée aux institutions, tant formelles qu’informelles, ces régularités issues des pratiques, de l’Union Européenne s’éclaire à la lecture du long et juste passage de la seconde partie qui est consacré au « référendum confisqué » de 2005[3]. C’est une formule très juste, et dont l’importance aurait sans doute justifié de la placer en tête du livre. Le processus par lequel les gouvernants ont annulé dans les faits les résultats du référendum est présenté comme une sorte de « péché originel » de la construction européenne. C’est très juste, même si l’on peut y voir en réalité une autre métaphore, celle de l’assassinat de la démocratie par les européistes, qui imprègne désormais la main de l’UE de cette odeur du sang, tout comme est imprégnée la main de Lady Macbeth, « qu’aucun parfum de l’Arabie ne saurait laver »[4].

Et il est bien vrai que tel le sabbat des sorcières qui attend Macbeth à son retour de bataille, trois institutions, La Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et la Cour de Justice, ont promis à l’élite européenne (et française) tout le pouvoir si elle mettait la démocratie à mort. Il n’y eut pourtant nulle forêt hantée ; seulement le calme des bureaux européens. Cet acte éclaire la suite, la violence inouïe faites aux peuples, et en particulier au malheureux peuple Grec, dans le cours de la crise de l’euro, et c’est fort bien décrit par Coralie Delaume dans la seconde partie de son ouvrage. Mais, cet acte est aussi éclairé par la pratique de ces trois institutions avant 2005. De ce point de vue, la première partie de l’ouvrage cette fois, qui analyse les différentes étapes du processus, se justifie amplement. Victor Hugo le disait déjà à propos de la Monarchie de Juillet, « le renard n’a pas les mœurs du lion ». Et c’est vrai que, comme à l’époque, on nous a – depuis le funeste traité de Maastricht – enlevé une par une nos libertés les plus fondamentales. On le fit avec douceur, on le fit avec cette componction typique des démocrates-chrétiens, on le fit enfin au nom des grands principes de la social-démocratie, d’une Europe soi-disant sociale qui jamais ne le fut. Mais on le fit, et c’est cela l’important. Nous sommes orphelins de notre souveraineté, et par conséquent de notre liberté. Remercions Coralie Delaume de le dire sans ambages.

Les trois figures du peuple.

Il faut pour comprendre cela cependant aller jusqu’à la page 202 de l’ouvrage et lire le passage sur les « trois peuples », le peuple démocratique, le peuple social et le peuple national. Passage fondamental en réalité, mais qui mérite une explicitation. En réalité, ce sont trois figures d’une même réalité. Le « peuple démocratique » ne prend forme que dans le « peuple national ». Sans souveraineté, il n’est pas d’État ni de légitimité démocratique, et il ne peut, par conséquent, y avoir de légalité. Pour qu’existe le peuple démocratique, il faut que se constitue le peuple national, condition certes insuffisante mais absolument nécessaire. Cette constitution passe par celle de l’État. Mais, ce peuple démocratique implique aujourd’hui la constitution du peuple social, qui s’incarne dans ce qui a été appelé par un collègue « l’État social », coagulation des avancées des XIX et XXème siècles, et qui justement est aujourd’hui mis à mal par une Europe « anti-sociale ». Sans la justice sociale, sans des règles limitant l’acquisition de richesses par quelques-uns, acquisition qui fausse de manière irrémédiable les fonctionnements de la démocratie, il ne peut y avoir de peuple démocratique. Ce ne sont pas trois peuples séparés, mais trois figures symboliques intimement liées que ces trois peuples.

Il eut peut-être fallu développer ici. On reste un peu sur sa faim. Certes, Coralie Delaume renvoie à l’excellent livre qu’a dirigé Cedric Durand et dont on a déjà rendu compte[5]. Elle reprend à son compte le concept gramscien de « césarisme bureaucratique », qui est effectivement très pertinent. On mesure bien comment l’application des politiques de la Troïka (l’attelage improbable de la Commission, de la BCE et du FMI), n’a pu se faire que parce que ces institutions se sont constituées en surplomb par rapport à la démocratie. Signalons d’ailleurs que le FMI eut des doutes, qu’il renâcle constamment. Il y a bien une dimension spécifiquement européenne dans le processus de destruction des règles démocratiques, de l’État social, et in fine des peuples eux-mêmes. Car, on le comprend, l’absence de peuple européen, en dépit de toutes les contorsions discursives auxquelles on peut se livrer[6], dans le sens donné des trois figures symboliques que l’on vient de citer, oblige les gouvernants et les élites à découpler la « démocratie » du peuple[7]. Mais, dans cette tentative, c’est la démocratie qui est mise à mal. On n’hésite pas à l’assassiner, comme cela fut fait entre 2005 et 2007, dans le processus qui va du référendum au Traité de Lisbonne.

L’idéologie européiste comme anti-politique.

L’idée que l’Union européenne a délibérément cherché à substituer la légitimité technocratique à la légitimité politique est aussi quelque chose d’important dans ce livre. Nous sommes bien en présence d’une « dépolitisation du politique »[8]. Cette dérive fut analysée très finement il y a vingt ans de cela par un politologue britannique à partir des écrits de Hayek [9]. Or, c’est très précisément de cela qu’il s’agit. Il faut sanctuariser la propriété privée contre toute atteinte, directe ou indirecte. Pour cela, il faut proclamer la vacuité des choix politiques et la pertinence unique des choix techniques, en réduisant de fait l’économie à une technique. Mais, pour atteindre ce but, il faut justifier l’inutilité de la politique (c’est l’idée de « TINA » ou « Il n’y a pas d’autre choix ») mais il faut le faire en prétendant respecter les formes de la démocratie.

Ici se déroule une autre histoire, c’est l’abandon progressif des notions de souveraineté et de légitimité au profit de la seule légalité. C’est une tendance logique des démocraties parlementaires, mais elle a été portée à son paroxysme dans le cadre de l’Union européenne. Il faut pour cela prétendre inverser les rôles, et faire découler la légitimité de la légalité. Désormais, un acte devient juste parce qu’il est pris dans des formes légales. C’est toute la logique mise en place par la Cour de justice de Luxembourg, exemple étrange d’une cour de justice « hors sol » car n’ayant pas de peuple auquel elle pourrait se rattacher[10]. Mais on en connaît aussi le dévastateur paradoxe. Si les hommes ont besoin de lois et ne peuvent se contenter des contrats et d’accords bilatéraux, c’est parce que l’information est imparfaite et leurs capacités cognitives limitées. En bref, ils ne sont pas omniscients. Il ne peut donc y avoir de contrat qui soit complet et parfait. Mais, ce qui est vrai des contrats l’est aussi des lois. Nulle loi ne peut être dite parfaite, sinon elle n’existerait pas. L’idée de loi parfaite impliquerait que les législateurs ne sont pas contraints par l’information et leurs capacités cognitives. Mais, si tel est le cas, rien ne les empêcherait d’écrire des contrats complets et parfaits qui rendraient les lois superflues.

Il nous faut donc admettre la limitation irréductible des capacités de tout législateur. Cela implique qu’une loi peut-être injuste tout en étant légale. Il faut donc faire découler tout jugement sur la légalité d’un acte d’un jugement préalable sur sa justesse. Mais, ceci réintroduit la notion de légitimité. Comme les législateurs européens sont bien conscients que le légal n’est possible que parce qu’il est légitime, ils ont cherché à cantonner la légitimité à la seule légitimité technique. Celle-ci existe, bien entendu. Mais, pour qu’une décision soit techniquement légitime, il faut qu’il y ait accord spontané dans la société sur les valeurs. Or, dès que l’on aborde des problèmes complexes, qui se situent dans plusieurs dimensions, cet accord sur les valeurs n’existe plus spontanément. Il faut donc le construire, en sachant qu’il sera contingent au contexte de sa construction. Cela s’appelle la politique ! Encore faut-il que les acteurs qui vont débattre et construire un système de valeurs soient libres. C’est pourquoi ils doivent être souverains.

On le voit, et c’est particulièrement bien montré par Coralie Delaume sur plusieurs exemples, la logique du droit européen aboutit à cette figure monstrueuse d’un législateur en autoréférence, se prétendant omniscient pour s’affirmer omnipotent. Mais, dans ce mouvement, il s’affranchit aussi de toute cohérence. La récente crise ukrainienne nous en fournit un exemple éclatant où l’on voit les pays de l’Union européenne considérer qu’un pouvoir de fait, issu de la rie et ayant dissous la cour constitutionnelle n’est pas une rupture de la légalité constitutionnelle, parce qu’il s’est prononcé pour les institutions européennes ! Par contre, la décision légitime de la Crimée de tenir un référendum est dite illégale. On mesure dans cet ultime exemple l’incohérence, mais surtout l’hubris, des dirigeants européens. Ici encore, il y a un mythe qui leur convient. Tout comme Agamemnon ils ont sacrifié leur fille – la démocratie et ses principes ; ils connaîtront la fin affreuse du Roi de Mycènes.

Le livre présente enfin la logique de division qui se manifeste au sein des pays de l’Union européenne et de la zone Euro. Si cette partie est moins innovante, elle n’en est pas moins importante. On mesure alors la montée des tensions engendrées par les mécanismes qui avaient été institués justement pour les abolir, et en premier lieu l’Euro. L’Euro, on le sait et cela a déjà été dit[11], détruit l’Europe et dresse les pays de la zone Euro les uns contre les autres. Cette logique de destruction est inscrite désormais dans le cœur de l’UE. Tout comme Macbeth n’arrive au pouvoir par le crime que pour succomber à son tour, nous auront bientôt, dans le cadre des élections européennes, les moyens de faire succomber ceux qui nous ont dérobés notre liberté. C’est bien pourquoi il sera important de faire entendre la voix de ceux qui refusent cette aventure, sans illusions, mais sans faiblesse. Car, que nos gouvernants le sachent. Si Louis XIV avait fait graver sur ses canons la devise « l’ultime raison des rois » qu’ils se souviennent que des peuples méprisés et humiliés l’ultime raison est le pavé !


[1] Delaume C., Europe – Les états désunis, Michalon, Paris, 2014.

[2] Heisbourg F., La Fin du Rève Européen, Stock, Paris, 2013.

[3] Delaume C., Europe – Les états désunis, op.cit., pp. 188-198.

[4] « The smell of blood, still… », Shakespeare, Macbeth .

[5] Durand C. (sous la direction de), En Finir avec L’Europe, La Fabrique, Paris, 2013.

[6] Delaume C., Europe – Les états désunis, op.cit., pp. 80-88.

[7] Manent P., La Raison des Nations, Gallimard, Paris, 2006.

[8] Delaume C., Europe – Les états désunis, op.cit., pp. 18-19.

[9] R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political Science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

[10] Delaume C., Europe – Les états désunis, op.cit., pp. 98-105.

[11] Sapir J., faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris, 2012.

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