par Jacques Sapir ·
Un certain nombre de personnes ont mis en doute sur Twitter l’explication que je donnais de l’origine de l’Euro dans le rapport écrit pour le Club Valdaï et publié il y a quelques jours[1]. Certains esprits atteints de complotisme aigüe vont même jusqu’à imaginer on ne sait quel « complot » du gouvernement russe (d’ailleurs, quand vous êtes en difficultés, attribuez toujours cela à un « complot russe ») quant à la publication de ce texte. La réalité est, comme toujours, beaucoup plus simple. On la trouve dans des pages de mon ouvrage Faut-il sortir de l’Euro ? publié au début de 2012 aux éditions du Seuil, et donc écrit durant l’année 2011. Mais, s’il est un fait aujourd’hui avéré c’est bien que les soi-disant « vérificateurs » ne vérifient rien et lancent des accusations, non pas au hasard, mais sur des bases fausses. Je republie ici des extraits de ce livre pour que l’on puisse juger de l’intégralité de mon raisonnement.
A la fin des années 1980 nous vivons dans ce que l’on appelle le « Système Monétaire Européen » ou SME. Ce SME a connu des crises. Mais l’histoire de ces crises a été réécrite par les partisans de la monnaie unique. En particulier, on a systématiquement omis de préciser ou de rappeler que les pays parties prenantes du SME avaient tout fait pour laisser le champ libre à la spéculation. L’euro aurait-il donc été fondé dès le départ sur un mensonge ?
Aux origines de l’Euro…
Le SME fut précédé du « Serpent monétaire européen », lui-même résultant du « rapport Werner » remis en 1970[2]. On le voit, les tentatives de constitution d’une zone monétaire européenne sont anciennes. le 27 octobre 1977 le président de la Commission européenne, le Britannique Roy Jenkins, proposa la création d’une monnaie unique pour les neuf pays qui composaient alors la Communauté économique européenne. Mais il assortit sa proposition de l’idée d’un budget communautaire se montant à 10 % du produit intérieur brut (PIB) des pays membres. L’idée d’un budget communautaire important comme garantie d’une monnaie unique allait techniquement dans une direction qui était logique, mais elle fut politiquement rejetée par la totalité des pays concernés.
La création du SME fut annoncée en mars 1979 après plus d’un an de laborieuses négociations. Ce système encadrait les fluctuations des monnaies autour d’un cours pivot de référence calculé à partir d’un « panier » de monnaies des pays membres, l’ECU ou European Currency Unit[3]. Il réussit au début à stabiliser les cours des monnaies européennes les unes par rapport aux autres. Une légère réévaluation du deutschemark le 23 septembre 1979 ne provoqua aucun remous. Il commença à connaître ses premières difficultés avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et les trois dévaluations successives du franc. Cependant, après le virage « pro-Europe » en 1982-1983 des socialistes français sous la houlette de Jacques Delors, la situation se stabilisa jusqu’en 1992. On a ainsi « oublié » que le SME avait pu fonctionner, en dépit de ses défauts et de l’ouverture progressive des économies aux mouvements de capitaux, pendant près de neuf ans.
En 1992, une violente spéculation déclenchée à la suite de l’échec du référendum danois sur l’Europe provoqua la dévaluation de la lire italienne et de la peseta espagnole. Puis, la livre sterling fut obligée de quitter le SME. En 1993, une nouvelle vague de spéculation épuisa les réserves de la Banque de France. Les marges de fluctuations furent portées de 2,5 % à 15 % et le SME disparut de fait à l’été 1993[4].
Cet échec fut largement perçu comme le produit d’une spéculation que l’on ne pouvait empêcher et traduisant l’inanité de « demi-mesures ». Le meilleur moyen de supprimer la spéculation n’était-il pas de n’avoir qu’une seule monnaie ? Seule, l’adoption d’une monnaie unique pouvait permettre de produire un système stable, du moins l’affirmait-on à l’époque. Nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien. La spéculation s’est en fait reportée des taux de change aux taux d’intérêt de la dette souveraine entre chaque pays.
Les origines « allemandes » de l’Euro et la question de la démographie
Le Système monétaire européen ne satisfaisait nullement l’Allemagne. Il laissait trop de possibilités aux autres pays de rééquilibrer leur position par des dévaluations successives. Il fallait, pour les dirigeants allemands, sécuriser l’accès des produits de leur industrie aux marchés de leurs voisins. Mais, d’un autre côté, il fallait aussi pour l’Allemagne éviter à tout prix la solution proposée par Roy Jenkins en 1977, soit l’union de transfert. Les gouvernants allemands percevaient clairement dès cette époque que toute union budgétaire, ne serait-ce que partielle, conduirait leur pays à devoir subventionner les autres pays membres. C’est pourquoi l’acte fondateur de la monnaie unique insiste-t-il sur la notion de responsabilité budgétaire individuelle de chaque pays.
On peut comprendre la position des gouvernants allemands. Pour eux, il ne pouvait être question d’une union de transfert. L’effondrement de la démographie allemande indiquait que ce pays ne renouvellerait plus ses générations. Le taux de fécondité[5], qui était encore de 2,03 à l’orée des années 1970, était tombé en 1990 à 1,45[6]. Le versement des retraites futures allait, de plus en plus, dépendre de la richesse accumulée et capitalisée. Ceci avait deux conséquences importantes. Tout d’abord, il fallait à tout prix éviter tout prélèvement extérieur sur la richesse nationale. La thésaurisation de cette dernière devait servir à payer les retraites futures des Allemands. De là vient l’opposition au principe même de l’union de transfert. Ensuite, il fallait sécuriser la valeur patrimoniale de ce que les Allemands allaient devoir épargner. Ces revenus du présent étaient censés dégager une rente dans le futur. Ils devaient donc être placés de la manière la plus judicieuse. À cette fin, les dirigeants de l’Allemagne ne virent pas de moyen plus efficace qu’une soumission accrue à la logique des marchés financiers.
De cette prise de conscience de la crise démographique en Allemagne découle un tournant vers une financiarisation accélérée de l’économie allemande. Quand on regarde attentivement les statistiques économiques de ces vingt dernières années, on constate que l’Allemagne s’est progressivement désindustrialisée au profit de son secteur financier. Mais cette prise de conscience va peser aussi sur la définition du cadre de l’Union économique et monétaire qu’Helmut Kohl va proposer à ses partenaires, et en premier lieu à la France.
Comment Kohl manoeuvrant Mitterrand…
Nous sommes alors au début de l’année 1990 ; l’Allemagne vient de réaliser son rêve, la réunification. Elle sait que cette dernière a pris par surprise les dirigeants français, François Mitterrand en premier[7]. Elle connaît aussi la sensibilité française aux problèmes géostratégiques résultant de la disparition de la sphère soviétique en Europe. Helmut Kohl va donc proposer à François Mitterrand un traité, le futur traité de Maastricht, qui entérine à la fois le principe de la réunification allemande sous la forme d’une extension légale de la République fédérale d’Allemagne et le principe de l’union monétaire. Ce dernier est présenté alors comme un « sacrifice » de l’Allemagne alors qu’il s’agit en réalité de ce qu’elle veut obtenir[8]. François Mitterrand s’est bercé d’illusions s’il a cru, comme on le dit, clouer la main de l’Allemagne sur la table.
Le traité, une fois dûment signé, fut finalement adopté en France d’une très courte tête après une campagne référendaire agitée dont émergèrent les figures de Jean-Pierre Chevènement et de Philippe Séguin. L’Allemagne proposait ce qu’elle faisait habilement passer pour un compromis : la monnaie unique. On a beaucoup glosé alors en France sur les déchirements d’une Allemagne, soi-disant contrainte d’abandonner « son » deutschemark. Mais, en réalité, cet abandon était largement bordé par des précautions constitutionnelles multiples. Le tribunal constitutionnel de Karlsruhe devait en effet préciser, dans l’arrêt qu’il rendit le 12 octobre 1993 à l’occasion de la ratification du traité de Maastricht, que le passage à la monnaie unique devait se faire dans le cadre d’une communauté de stabilité monétaire : « Cette conception de l’union monétaire, communauté de stabilité monétaire, est le fondement de la loi allemande[9]. »
Ceci a des conséquences directes sur la situation actuelle. Le principe d’une mutualisation de la dette est ainsi anticonstitutionnel pour la cour constitutionnelle de Karlsruhe. Elle l’a réaffirmé dans l’arrêt qu’elle a rendu au début de septembre 2011 en réponse à une question portant sur la constitutionnalité de l’accord du 21 juillet 2011 sur le sauvetage de la Grèce. Mais, de plus, ceci exclut toute solution à la crise de la dette souveraine passant par des avances directes de la BCE aux différents États de la zone euro. En effet, une telle mesure contredirait la « communauté de stabilité monétaire ». Les femmes et hommes politiques peuvent ainsi se gargariser tout à loisir en France sur les « eurobonds », voire sur une monétisation directe de la dette qui serait réalisée par des avances de la BCE. La porte a été fermée par la Cour de Karlsruhe.
L’Euro, un projet allemand ?
La volonté de l’Allemagne était ainsi de faire de la monnaie unique un cadre contraignant mais sans la moindre compensation du point de vue budgétaire. Le statut de la BCE et son objectif unique, la « stabilité monétaire », en découlent. On présente souvent comme une erreur de ne pas avoir donné pour objectif à la BCE la croissance dans la zone euro. On oppose alors le statut de la Réserve fédérale américaine à celui de la BCE, car celle-là a aussi pour objectif la croissance. Mais l’alignement du statut de la BCE sur celui de la Réserve fédérale était impossible. Tout d’abord parce que cette dernière est la banque centrale d’un État (les États-Unis). Ensuite parce que les termes mêmes du statut de la BCE sont le produit de cette volonté allemande.
Que cette volonté puisse servir de base à un fonctionnement réel et efficace d’un système de monnaie unique est une autre chose. Depuis l’automne 2007, on a vu à de multiples reprises que la BCE a été obligée d’enfreindre son statut. Mais si elle a été dans les faits contrainte d’admettre que la liquidité des banques était bien un objectif au même titre que la stabilité monétaire, elle n’a rien cédé sur la croissance. Et l’on en voit bien la raison. Dans une Allemagne largement financiarisée, la stabilité des banques est bien devenue un objectif légitime. Le gouvernement allemand n’a pas hésité à sauver ses banques en 2008. Mais il n’est toujours pas question de faire de la croissance un objectif au même titre que la stabilité monétaire (ou financière), car cela impliquerait de ne plus faire de la stabilité des prix l’objectif principal. Et cela, pour les raisons que l’on a présentées plus haut, l’Allemagne n’en veut sous aucun prétexte. La BCE continue donc aujourd’hui de jouer la partition qui lui fut écrite par l’Allemagne.
Pour en revenir au compromis fondateur, il était le suivant. L’Allemagne obtenait un droit d’accès sans restrictions, qu’elles soient tarifaires (principe du Marché unique) ou monétaires (impossibilité désormais de dévaluer), aux principaux marchés de ses voisins (la France, l’Italie et l’Espagne). Mais l’Allemagne apportait aussi une contribution à l’Union. Ses économistes savaient que la monnaie unique permettrait aux différents pays membres de la future zone euro de profiter des taux d’intérêt très bas dont l’Allemagne bénéficiait. C’est cet avantage que l’on fit miroiter aux pays de la zone euro. En d’autres termes, si l’Allemagne obtenait un accès libre aux marchés de ses voisins, elle leur offrait la possibilité de s’endetter à bon compte pour… acheter des produits allemands !
Ce fut bien ce qui se passa au départ. Les écarts entre les taux d’intérêt payés par les différents pays sur leur dette et les taux allemands (ce que l’on appelle les « spreads ») se réduisirent de manière spectaculaire avec la mise en œuvre de l’euro. On parla ainsi de l’unification du marché des dettes comme d’un grand succès. Mais l’on ne remarqua pas, ou l’on ne voulut pas remarquer, que cette unification était bien la seule à laquelle on assistait alors. Les prix des produits dans les différents pays de la zone euro restaient très différents, la valeur des actions sur les marchés des valeurs mobilières ne convergeait nullement. Plus grave encore, les divergences des dynamiques économiques entre les pays de la zone euro allaient en s’accroissant.
Le compromis fonctionna donc en apparence jusqu’en 2008 et l’on a pu parler d’un moment historique ; mais ce bel équilibre ne résista pas au grand vent de la crise. Dès que la situation économique internationale se tendit, même le marché des dettes connut des soubresauts allant croissants. Les spreads sur les taux d’intérêt qui étaient effectivement réduits jusqu’en mars 2008 se mirent bientôt à augmenter. La faillite de la banque Bear Stearns aux États-Unis provoqua une première crise de liquidité ; celle-ci engendra une première divergence notable. Puis la crise de liquidité généralisée provoquée par la faillite de Lehmann Brothers amorça un mouvement d’ouverture des spreads qui connurent une première flambée entre janvier et février 2009 puis à nouveau à la fin de 2009 avec l’irruption de la crise grecque. Le mouvement de divergence des taux s’est alors amplifié de manière considérable.
Notes
[1] Sapir J., The Euro vs Europe, report for the VALDAI CLUB, Moscou, mars 2017.
[2] M. Aris et N. M. Healey, « The European Monetary System », in N. M. Healey, The Economics of the New Europe, Londres-New York, Routledge, 1995, p. 45-67. Voir aussi B. Harrison et N. M. Healey, « European Monetary Union: Progress, Problems and Prospects », ibid., p. 103-123.
[3] A.-D. Schor, Le Système monétaire européen, Paris, PUF, 1985.
[4] P. du Bois de Dunilac, Histoire de l’Europe monétaire (1945-2005). Euro qui comme Ulysse…, Genève-Paris, PUF, 2008.
[5] Qui mesure le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer.
[6] J. Schmidt, « Die Verschiesbung der Bevölkerungsstruktur in der Bundesrepublik und ihre Folgen », in R. Hettlage (dir), Die Bundesrepublik. Eine historische Bilanz, Munich, C. H. Beck, 1990, p. 35-58. Ce taux est légèrement remonté par la suite à 1,7, ce qui reste néanmoins très insuffisant pour assurer le renouvellement des générations.
[7] J.-P. Chevènement, La France est-elle finie ?, Paris, Fayard, 2011p. 109-131.
[8] M.-F. Garaud, Impostures politiques, Paris, Fayard, 2010p. 39-43.
[9] Ibid., p. 57-58.
[contextly_auto_sidebar]