Depuis la Révolution, nos institutions, notre enseignement et nos entreprises ont été des modèles d’exigence et donc, de réussite. Mais en quelques décennies, la société postmoderne a renié ce goût de l’excellence.
La France donne le sentiment de dériver. Alors qu’elle se pense à la pointe de l’intelligence, son système scolaire ne fournit plus un niveau d’instruction digne d’un grand pays. Paris, jadis Ville lumière, se distingue maintenant par la prolifération des rats. Son industrie est plombée par les problèmes de compétences, jusqu’au cas emblématique de l’industrie nucléaire qui doit faire appel à des soudeurs étrangers. Notre pays est-il en passe de rejoindre le tiers-monde ? Il reste certes bien différent de la plupart des pays qui composent celui-ci. Il s’illustre encore dans certains secteurs de pointe tels l’aviation, le spatial, les TGV. Il domine dans l’industrie du luxe. Ses grands crus font référence dans le monde. Ses savants récoltent encore prix Nobel et médailles Field. Ses trains arrivent raisonnablement à l’heure. Mais, dans ce contraste entre ce qui sombre et ce qui brille, la France tend à rejoindre les sociétés duales, comme l’Inde, où des parties de l’économie et de la société qui ne dépareraient pas dans les pays les plus développés coexistent avec des zones en situation pitoyable. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Un passé de fierté professionnelle
La société française a été longtemps marquée par une fascination pour l’excellence. En s’attaquant aux privilèges, la Révolution française a conservé la passion de la grandeur et a même voulu la démocratiser. Le tiers, affirme Sieyès dans le best-seller de 1789, Qu’est-ce que le tiers-état ?, est « aussi sensible à son honneur » que les privilégiés. Il « redeviendra noble en étant conquérant à son tour[1] ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen voit dans les « vertus » et les « talents » des critères légitimes de distinction entre citoyens.
Dans sa poursuite de la grandeur, la Révolution s’est attachée à produire de nouvelles élites dans une forme de « méritocratie républicaine ». La Convention a créé l’École polytechnique et l’École normale supérieure. Au temps de la IIIeRépublique, les « hussards noirs de la République » ont été chargés de répandre les lumières jusque dans les lieux les plus reculés. Il leur revenait d’inciter leurs élèves talentueux issus de milieux modestes, dûment bénéficiaires de bourses, à aller aussi loin que possible dans la conquête du savoir. Le xixe siècle a vu se constituer une « aristocratie ouvrière » fière de sa compétence. L’idée de « chef-d’œuvre » a irrigué le monde d’artisans et d’ouvriers des Compagnons du devoir et on l’a retrouvée, à l’Université, dans cette forme de chef-d’œuvre qu’était la thèse d’État. La référence à l’art, s’agirait-il d’un « art mécanique », a permis de grandir la technique, comme l’a montré la création par la Révolution de l’école des Arts et Métiers. Les « grands corps » de l’État ont été le moteur de « grands projets » à l’échelle de la France entière. Les « grands patrons » ont régné sur les hôpitaux. La volonté de se distinguer des simples exécutants a été le moteur, encore dans la première moitié du XXe siècle, de la création de la catégorie des cadres partageant la fierté des officiers.
Ce mouvement a été associé à la diffusion du haut en bas de la société d’un ethos aristocratique. Une grande différenciation des situations sociales, des systèmes d’enseignement, des niveaux de prestige associés aux diverses activités professionnelles a perduré mais avec, dans chaque strate, une grande fierté associée à une forme propre d’excellence. Dans le monde des entreprises, l’attachement au métier a prospéré, porteur de l’attente de se voir respecté dans son métier, fût-il modeste. L’autonomie accordée à l’homme de métier qui « connaît son travail » allait de pair avec l’exigence du « travail bien fait », du « bon travail », défini par les normes du métier[2]. Le sens du devoir professionnel s’est ainsi trouvé intimement lié, du haut en bas de la société, à une référence aristocratique, l’honneur qui interdit d’agir d’une manière indigne de la position que l’on occupe dans la société. Chacun doit tenir son rang, si modeste soit-il. La conciliation entre l’existence de situations de subordination au sein des entreprises et l’exigence d’égalité des citoyens a été recherchée dans une plénitude de respect revendiquée par tous les métiers. Dans ce contexte, les conflits sociaux, parfois intenses, n’ont pas érodé l’attachement de chacun à son travail avec les exigences y afférent. La modernisation de la France a été portée par cette fascination pour l’excellence.
Un bouleversement dans la conception de l’égalité
Ce fonctionnement de la société a été bouleversé, au cours des dernières décennies, par un rejet de sa dimension aristocratique, avec le culte de l’excellence et la forme de sens du devoir qui lui sont associés. Dans la vision postmoderne qui s’est largement imposée, il ne s’agit plus de permettre à chacun de s’élever en l’aidant à développer ses talents, à approfondir sa culture, à cultiver ses vertus. Il s’agit d’obtenir une égalité immédiate et sans condition en s’attaquant aux « dominants ». Il a été hautement affirmé que, si certains réussissent moins que d’autres, cela n’a rien à voir avec un manque d’engagement dans leur travail ou les limites de leurs capacités, mais que cela doit tout au fait qu’ils sont victimes d’inégalités de traitement – « discriminés ». La célébration de l’excellence est devenue suspecte, accusée d’être le masque dont usent les dominants pour légitimer leur position. D’énormes efforts ont été faits pour empêcher l’attachement à l’excellence d’entraver la marche vers l’égalité.
Le fonctionnement de l’appareil éducatif a été particulièrement affecté. Il s’est agi de tendre vers un enseignement unique en supprimant les filières réputées inégalement nobles, ou du moins de différencier celles-ci le moins possible et de multiplier les passerelles, avec à l’horizon, au-delà du baccalauréat pour tous, l’entrée de tous à l’université dans un refus de toute sélection. Le contenu de l’enseignement professionnel a été profondément revu en développant son côté théorique et abstrait, le rapprochant ainsi de l’enseignement général, avec un large remplacement parmi les enseignants d’anciens professionnels désireux de transmettre leur métier par des diplômés de l’enseignement supérieur ayant souvent peu de considération pour les métiers manuels. Les exigences jugées trop favorables aux élèves issus des milieux privilégiés ont été mises en cause, jusqu’au sein des filières d’excellence. Même au niveau le plus élevé de l’enseignement supérieur, le souci d’excellence qui prévalait jusque-là a été érodé jusqu’à l’abandon de la thèse d’État. La posture en surplomb du « maître » transmettant son savoir a été dénoncée au profit du droit des élèves à s’exprimer.
Des effets délétères sur l’excellence collective
Cette mise en cause d’une vision de l’excellence d’inspiration aristocratique a eu, et a toujours, de sérieux effets sur la vie de la société et en particulier sur le fonctionnement des entreprises et des institutions.
De fait, la promesse d’égalité par abrogation des rangs n’a pas été tenue. Des égalités formelles entre les divers lycées, les diplômes des diverses universités, etc., se sont trouvées combinées avec des hiérarchies officieuses que nul n’ignore et qui jouent un grand rôle quand il s’agit de passer de l’école à l’obtention d’un emploi. Le développement vertigineux de l’enseignement supérieur, très au-delà de la croissance des postes perçus comme dignes d’être occupés par ses diplômés, fait qu’un fossé s’est creusé pour beaucoup entre la position professionnelle qu’il leur paraissait légitime d’occuper, compte tenu de leur diplôme, et la position à laquelle ils avaient effectivement accès. Un tel décalage a engendré, et engendre toujours, bien des désillusions, un sentiment de déclassement, d’absence de reconnaissance professionnelle et sociale, tant le niveau du poste réellement accessible n’est pas à la hauteur du diplôme obtenu[3]. Dans ces conditions, l’incitation est grande à se désengager de son travail puisque, quelque effort que l’on fasse, il sera impossible d’être fier de son contenu.
L’image d’une aristocratie ouvrière, avec la fierté dont elle était porteuse, s’est fortement dégradée en raison de son lien avec une société de rangs. Non seulement l’enseignement professionnel n’a plus guère incité à goûter l’excellence ouvrière, mais il a en bonne part cessé de fournir la compétence permettant de l’obtenir[4]. Pendant ce temps, les activités industrielles ont été largement délaissées au profit de l’explosion du secteur tertiaire, contrairement à ce qu’il est advenu en Allemagne ou en Italie. La fierté du métier et l’engagement dans le travail qu’elle engendre s’en sont trouvés atteints chez les ouvriers comme chez les techniciens et ingénieurs. La place prise par la communication dans les entreprises a joué dans le même sens.
Simultanément, la valorisation de l’homme de métier fier de son travail et de son autonomie a été répudiée par la croissance vertigineuse de procédures laissant peu de place au désir individuel d’exceller. Celui qui fait son métier s’est souvent trouvé confronté à un supérieur qui, ne connaissant rien à celui-ci, fixe à ceux qu’il encadre des objectifs qui n’ont rien à voir avec leur conception d’un travail bien fait. Un tel supérieur se focalise sur des résultats chiffrés, incite ses subordonnés à « faire du chiffre ». Leur réaction sera souvent : « On me traite comme un imbécile, alors je vais faire l’imbécile. »
De manière plus diffuse, l’image de celui qui, fier de son travail, s’engage à fond dans celui-ci est écornée au sein de la société ambiante. Les 35 heures ont marqué une étape. Refuser de s’engager dans son travail tend à être vu comme une manifestation valorisante d’autonomie et non comme une incapacité à être à la hauteur de la place que l’on occupe. À la limite, il est question du « droit à la paresse ». Le traitement de la crise du Covid, incitant à penser qu’il est honorable d’être payé à ne rien faire, a approfondi ce mouvement.
Certes, on trouve toujours des créateurs enthousiastes de start-up et des ingénieurs haut de gamme développant des produits à la pointe de la technique. Certes, ceux qui sont déçus par leur travail ne croient pas pour autant légitime de mettre en danger la vie d’autrui par négligence ou ni ne sont prêts à vendre des passe-droits. L’usager qui entreprend une procédure administrative, est contrôlé par la police pour excès de vitesse ou demande à être soigné dans un hôpital ne s’attend pas à devoir les payer pour que ceux qu’il a en face de lui fassent honnêtement leur travail. À ce titre, la France reste à mille lieues de la plupart des pays du tiers-monde. Mais elle se trouve dans une sorte d’entre-deux. Rien n’est perdu sans doute. Ici et là, le goût de l’excellence non seulement demeure, mais paraît renaître jusque dans des métiers dits « manuels », qui demandent en fait beaucoup d’intelligence. Il lui reste à reconquérir l’ensemble de la société française, ce qui suppose d’abord qu’on cesse de le considérer comme honteux.
[1]. Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1789), Champs Flammarion, 1988, pp. 100, 44.
[2]. Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur, Seuil, 1989.
[3]. Ce point est analysé en détail dans Philippe d’Iribarne, Le Grand déclassement, Albin Michel, 2022.
[4]. « L’industrie métallurgique : vers une pénurie critique de main-d’œuvre », Franciliens, Formation professionnelle, emploi et territoires, décembre 2017.