La Grande Bretagne, depuis Margaret Thatcher, aura été aux libéraux ce que l’URSS a été pour les communistes: le paradis sur terre. Comme toutes ces constructions merveilleuses, qu’elles soient produites par l’ordre naturel des libéraux ou le sens de l’histoire des marxistes, elles sont destinées à s’effondrer face à la réalité. La réalité c’est que le marché ne réalise pas automatiquement une allocation optimale des ressources et qu’il a besoin de l’Etat pour définir une stratégie, cadrer les relations entre acteurs économiques, garantir la justice sociale et éviter la croissance d’inégalités qui mettraient en danger son principe même. La presse française, formatée à la nouvelle école du Parti de la mondialisation financière qu’est Sciences-Po, n’a pas parlé du revirement radical de la politique anglaise impulsée par la nouvelle Premier ministre Theresa May, qui appartient pourtant au même parti que Margaret Thatcher, mais pragmatisme anglo-saxon oblige. Notre presse était sans doute trop occupée avec les annonces apocalyptiques sur les invasions de sauterelles annoncées par les gnomes comme le comique journaliste de Libération Jean Quatremer ou le ridicule président du parlement européen qui prédisait rien moins que “la fin de la civilisation occidentale” après le brexit” ou le président de la Commission européenne nous faisant part de ses conversations avec les dirigeants “des autres planètes” (sic).
Christian Authier nous dresse ici un tableau sain de la situation.
CR
C’est peut-être une révolution, mais elle est passée quasiment inaperçue dans l’hexagone. Le 2 août dernier, le Premier ministre britannique, Theresa May, a annoncé que son gouvernement allait lancer un grand plan de relance et de stratégie industrielles à travers notamment la mise en place d’un comité gouvernemental au service de l’emploi et de la réduction des inégalités. Dans le sillage de son discours d’investiture aux accents sociaux, le Premier ministre a affiché sa volonté de soutenir l’activité des régions qui souffrent de la mondialisation, de venir en aide aux «gens qui travaillent dur par de plus hauts salaires» et de veiller à ce que la richesse créée ne soit pas accaparée par «une poignée de privilégiés».
Retour à l’État
Cette approche étatiste, «colbertiste» diraient les libéraux français avec un haut-le-cœur, rompt spectaculairement avec la politique très libérale des années Thatcher (perpétuée par ses successeurs, y compris le «travailliste» Tony Blair). Évidemment, ce tournant demande à être confirmé dans les faits, mais il est une réponse directe au Brexit qui a exprimé à la fois un rejet d’une Union européenne libérale, dérégulatrice, bureaucratique et une demande de protection chez ceux qui subissent en première ligne les effets destructeurs de la mondialisation. Par ailleurs, ce retour à une politique industrielle volontariste via un comité gouvernemental (qui n’est pas sans rappeler le Commissariat général au plan français de naguère) témoigne d’une réorientation économique qui tourne le dos à «l’économie de la connaissance» au cœur du projet européen ces dernières années.
En résumé, il s’agissait de fonder la croissance de l’Europe sur les biens et services à haute valeur ajoutée et d’abandonner les vieilles activités industrielles aux pays émergents. Mais cette croissance basée sur les nouvelles technologies et l’innovation s’est révélée un leurre (du moins pour la majorité tandis qu’une poignée d’entrepreneurs et d’actionnaires ont bâti des fortunes colossales). En effet, nombre de ces nouveaux biens et services ont peu créé d’emplois et souvent des emplois (livreur de plats à domicile, manutentionnaire chez Amazon) assez éloignés des promesses d’enrichissement partagé du capitalisme de l’ère numérique. Et ce phénomène de chômage ou de précarisation va aller en s’aggravant avec la robotisation et la numérisation de nombreux métiers – phénomène dont on estime qu’il va provoquer la destruction de plusieurs dizaines de millions d’emplois dans les années à venir en Europe et aux Etats-Unis…
En outre, la vision d’un monde où les pays du Sud seraient «l’usine» et les pays du Nord le laboratoire des savoirs et des technologies s’est avérée aussi simpliste que fausse. Les pays du Nord ont dû subir le chômage de masse alimenté en grande partie par l’abandon des activités industrielles et leur délocalisation tandis que les pays émergents – comme la Chine ou l’Inde – se sont affirmés de redoutables concurrents dans le domaine des produits à haute valeur ajoutée (via notamment des transferts de technologie concédés afin d’accéder à leurs marchés) tout en ayant aspiré l’activité manufacturière de l’Occident. Quant à l’Europe (et la France en est une cruelle illustration), elle a négligé la recherche fondamentale, non rentable pour le secteur privé, qui assure l’avantage technologique mais au prix d’investissements massifs alimentés par un État stratège solidement assis sur ses bases industrielles (la création d’Internet aux Etats-Unis grâce aux recherches financées par le Département de la Défense en est le meilleur exemple).
Le modèle britannique ?
Il est lourd de sens que ce revirement économique (et de fait politique) se produise en Grande-Bretagne – la nation-mère du libéralisme sur le Continent – et qui plus est sous l’égide d’un Premier ministre issu du parti de Margaret Thatcher qui privatisa les grands services publics britanniques (poste, réseaux ferrés, eau, logement social, électricité, santé) au profit d’entités étrangères avec des résultats globalement désastreux. Il n’est pas non plus innocent que cette politique comptant s’appuyer sur les industries qui n’ont pas été enterrées sous Thatcher (aéronautique, automobile…), sur un État stratège misant entre autres sur la formation des ouvriers ou sur une politique d’aménagement du territoire, voit le jour au pays du Brexit, c’est-à-dire une nation dégagée des carcans de l’UE.
Il est encore trop tôt pour en juger, mais la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE ne s’est pas accompagnée des catastrophes prédites par les prophètes de malheur. La consommation des ménages a même augmenté en juillet dans des proportions qui n’avaient pas été enregistrées depuis longtemps. Plus profondément, les choix impulsés par Theresa May – rôle prépondérant de l’État, volonté d’en finir avec une «injustice brûlante» (sic) – traduisent une remise en cause radicale des dogmes économiques libéraux sur lesquels les gouvernements européens de droite comme de gauche assoient leurs politiques depuis trente ans. Ainsi, la situation en Grande-Bretagne sera à observer minutieusement dans les mois et les années à venir. Les patrons britanniques – majoritairement hostiles au Brexit – se réjouissent désormais du plan de relance de Theresa May. De l’argent public va être investi dans les usines (aides d’Etat jusque-là interdites par les traités européens) et l’économie britannique sera peut-être en mesure de se doter d’avantages compétitifs décisifs dans la mondialisation, en particulier vis-à-vis de ses voisins européens. Un exemple qui risque de susciter d’autres envies de sortie de l’UE…
Liberté et souveraineté
En effet, que se passera-t-il si la stratégie de Theresa May – renationalisation économique, ré-industrialisation, retour aux relations commerciales bilatérales – porte ses fruits ? D’abord, elle démontrerait qu’une autre politique est possible (à rebours des potions libérales commandées par la mondialisation et l’intégration européenne) et démentirait le fameux «TINA» («There Is No Alternative», «On n’a pas le choix» en bon français) cher à Margaret Thatcher et à quasiment tous les dirigeants des pays européens depuis des décennies. Cela démontrerait dans la foulée que l’uniformisation des normes, des législations et des économies sous l’égide d’une administration bruxelloise toute-puissante est une impasse. Que faire adopter par les 28 (enfin les 27) pays membres de l’UE les mêmes règles de libre-échange et de concurrence (qui ne sont naturellement pas adaptées à chacun des pays) est une absurdité. Paradoxalement, la Grande-Bretagne va peut-être réhabiliter la valeur première du libéralisme – la liberté – alors que les libéraux aux commandes de l’Union l’ont sacrifiée au profit de règles absurdes (dont le 3 % de déficit est l’une des plus emblématiques) dignes de la planification soviétique et d’une idéologie «austéritaire» soumettant des peuples (les Grecs, les Portugais, les Espagnols) à la disette.
C’est d’ailleurs sur son versant social que la politique de la Grande-Bretagne ouvrira ou non une nouvelle voie, une nouvelle espérance, autant pour les Britanniques que pour les autres européens. Rééquilibrer le partage des richesses entre les classes populaires ou moyennes et les classes sur-rémunérées engendrées par les nouvelles technologies ou la finance sera l’un des défis à relever. Répondre à «l’injustice brûlante» et à la captation des richesses par «une poignée de privilégiés», selon les termes de la «conservatrice» Theresa May, est un enjeu essentiel mais trop souvent oublié par ceux qui nous gouvernent. À ce titre, la réussite de la Grande-Bretagne aurait encore le mérite de balayer les étiquettes factices (droite / gauche, conservateurs / travaillistes, etc.) qui façonnent nos systèmes politiques et électoraux. Qu’un Premier ministre et un gouvernement dits «de droite» mettent en œuvre avec succès une politique dite «de gauche» pourrait nous ramener à l’essentiel, loin des représentations falsifiées. Quelles sont les choses les plus importantes pour un peuple et une nation ? L’indépendance, la souveraineté et la liberté. Exactement, les leviers sur lesquels Theresa May compte fonder sa politique. Indépendance, souveraineté et liberté : les valeurs que défendait déjà – au-delà des circonstances – l’homme du 18 juin 40 avec son appel de Londres…
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