La politique égyptienne de l’Occident : des erreurs à l’errance
Par Jean MESSIHA
Nous combattons les fanatiques de tout poils où qu’ils se trouvent et nous avons raison. Nous avons mené plusieurs guerres, en Afghanistan, au Pakistan, au Mali etailleurs et nous y avons perdu des hommes et beaucoup d’argent. Pour la bonne cause. Les extrémistes veulent détruire notre civilisation et s’opposent aux plus nobles acquis de nos sociétés en termes de libertés et de droits humains. Quoi de plus normal à ce que nous les détruisions avant qu’ils n’en fassent autant ?
Or, contre toute attente, sur l’Égypte, nous opérons une curieuse volte-face. Notre diplomatie, pourtant rompue à la complexité du monde et forte de ses échecs récents sur les révolutions arabes, adopte une stratégie dangereuse en Égypte en prenant fait et cause pour les islamistes. Ces mêmes islamistes qui avaient manifesté en masse devant l’ambassade de France au Caire au lendemain de notre intervention au Mali… Quelle stratégie, et au-delà, quelle logique poursuivons-nous donc ? Beaucoup d’Égyptiens affamés ont certes accepté, par la force des choses, la main tendue pendant des années, par les organisations caritatives islamistes. On découvre aujourd’hui que même s’ils sont devenus plus pieux, en partie pour faire plaisir à leurs bienfaiteurs, ils n’en ont pourtant pas embrassé leur vision du monde et du pays comme beaucoup en Europe ou en Amérique l’ont cru.
La généralisation du voile dans les rues du Caire ne doit pas jeter un voile sur la réalité des aspirations du peuple égyptien. Aujourd’hui, ce peuple se soulève contre le fanatisme et pousse son armée à entrer dans l’arène pour mettre un coup d’arrêt à la destruction en coupe réglée des institutions séculières et à la gabegie économique et l’Occident s’entête à n’y voir qu’un coup d’État contre un gentil président élu. Pire, la Maison Blanche dit craindre un effet domino dans tout le monde arabe… Dans cette perspective en effet, la victoire récente de Bachar Al Assad en Syrie sonne comme un coup d’arrêt à l’expansion islamiste en Orient, et les événements en cours en Égypte confirment un retournement que les Occidentaux s’acharnent à refuser. Pourquoi ? La conception stratégique de l’Amérique mais aussi de l’Union européenne semble en réalité construite sur plusieurs erreurs qu’il s’agit ici d’identifier et de clarifier.
La première erreur est de croire que le parti de la Justice et du Développement est un parti comme un autre, selon une vision ethnocentrée bien connue. Tel n’est bien entendu pas le cas. Le PJD est la vitrine politique de la confrérie des Frères musulmans, nébuleuse sectaire et fanatique dont le but rémanent est de détruire toute forme de modernité et de progrès et de ramener autant que possible la société au temps du prophète. Destruction de l’État, vu comme un concurrent d’Allah, organisation coranique de la société, prééminence de la charia, voilà la quintessence de leur programme. Faut-il d’ailleurs rappeler que jusqu’à une période récente les Frères s’abstenaient de toute participation au processus politique, même local, voyant dans la démocratie une forme de déchéance par rapport à la pureté islamique ? Plus que n’importe quel parti extrémiste, la confrérie présente un danger majeur pour la démocratie parce qu’elle base son programme sur une religion et traite ses adversaires comme des ennemis, et des ennemis de Dieu (un peu comme la conception nazie, sous la plume de Karl Schmitt). Les slogans lancés contre les militaires et les policiers récemment en témoignent. Plus encore, une fois le pouvoir capté, il n’y a aucune raison de le rendre aux apostats et infidèles, fut-ce par la démocratie. Pourtant, ce qui se passe en Égypte est historique et porteur d’une grande espérance : pour la première fois, un grand pays arabe, dont le seul horizon était jusqu’à présent l’islamisme radical, voit son peuple se lever massivement et rejeter brutalement cette issue. Qu’attend l’Occident pour applaudir ? Faut-il penser que seules les victoires américaine ou européenne contre l’islamisme méritent d’être saluées ?
La deuxième erreur est de dire que Morsi a été élu à la majorité des voix en juin 2012 et que son renversement va à l’encontre de la légitimité électorale. Ce qui se passe ces derniers jours en Égypte en dit long sur ce qui se serait passé l’année dernière si l’on avait annoncé la victoire de Ahmad Chafik, l’autre candidat en lice à l’époque. Les Frères musulmans, alors beaucoup plus puissants en raison de leur virginité du pouvoir, avaient installé partout dans le pays des comités fanatisés prêts à en découdre. Après de nombreux jours de tergiversations et pour éviter de mettre le pays à feu et à sang, la commission électorale, sans doute sous la pression de l’armée, s’était résolue à annoncer la victoire de Morsi. Fataliste, le peuple égyptien ne s’est pas opposé à ce choix (qui fut une surprise pour beaucoup) et s’est dit qu’après tout, pourquoi ne pas donner une chance à une organisation qui avait soulagé tant de maux dans les quartiers miséreux où elle avait même remplacé l’État.
Autant dire – et c’est la troisième erreur – que ce que s’est passé du 30 juin au 3 juillet 2013 ne relève en rien d’un coup d’État. La plupart des organes de presse occidentaux s’est lancée dans une curieuse querelle de chiffres pour savoir si le mouvement Tammarod (ou rébellion, le mouvement à l’origine des manifestations anti-Morsi) avait rassemblé 10, 15 ou 20 millions de signatures. Le fait est qu’entre le 30 juin et le 3 juillet il y avait plusieurs millions de personnes dans la rue pour réclamer le départ de Morsi, là où seulement 2 millions de personnes avaient, en 2011, précipité le départ de Moubarak sans qu’aucun journal européen ou américain ne trouve à y redire. Jusqu’au 3 juillet et à la vue de l’amplification du mouvement, le général Al-Sissi, ministre de la Défense, a proposé au président Morsi d’annoncer des élections anticipées, fussent-elles seulement législatives. Refus catégorique de l’intéressé sous la pression du guide suprême qui considérait qu’on ne livre pas le pouvoir aux mécréants.
Pourquoi l’Occident n’a-t-il pas, à ce moment précis, diligenté des médiations afin que le pouvoir égyptien accepte le principe de ces élections qui auraient eu le mérite de désamorcer, en amont, le conflit ? La vérité est que tout le monde savait que Morsi et les Frères étaient devenus très impopulaires et que, par conséquent, ces élections étaient perdues d’avance. Européens et Américains, qui avaient bâti toute leur politique moyen-orientale sur la pérennité des Frères au pouvoir, ne tenaient pas vraiment à les voir partir. Mais si la question est d’ordre purement démocratique, ces élections auraient du être organisées. En effet, la démocratie ne se réduit pas à un instantané électoral qui donnerait par la suite un blanc-seing à l’autorité élue.
Faut-il rappeler qu’en 1968, lorsque, au mois de mai, des millions de jeunes sont descendus dans la rue pour défier violemment le pouvoir gaulliste, le président, tout de Gaulle qu’il était, fort de sa légitimité non seulement politique mais surtout historique, a procédé à une dissolution de l’assemblée nationale et a appelé à des nouvelles élections, élections qui ont d’ailleurs conforté sa légitimité ? Un vrai pouvoir démocratique sait donner la parole au peuple lorsque les convulsions de celui-ci deviennent critiques. Et elles l’étaient, incontestablement, dans l’Égypte de Morsi en ce 3 juillet. S’entêtant à dire que son élection en 2012 le dédouanait de tout compte à rendre devant les millions de citoyens dans la rue, il a fini, sous la pression de cette même rue, à être déposé par l’armée. Si coup d’état il y avait eu, les millions auraient été contre l’armée (et ils l’ont été à maintes reprises depuis la chute de Moubarak). Or ils sont avec elle.
Aujourd’hui encore, les islamistes sont très minoritaires dans le pays. Sans évoquer le fait que les places fortes des islamistes (Adaweya et Nahda) réunies ne comptabilisaient que 25.000 personnes seulement, le nombre d’encartés au PJD est de 700.000 et le parti n’est soutenu que par 15% de la population, selon tous les sondages, sondages qui montrent par ailleurs que l’action des forces armées et de sécurité recueille l’assentiment de 80% des Égyptiens… Que faut-il d’autre aux pays occidentaux pour qu’ils réorientent leur stratégie vers un soutien des nouvelles autorités ?
La quatrième erreur – il s’agit en réalité d’un mensonge – est de dire que le bain de sang provoqué le 14 août au cours de l’assaut des forces de l’ordre contre les places Rabaa Al Adaweya et Nahda aurait pu être évité et que les médiateurs européens et américains auraient soi-disant arraché un compromis, compromis refusé par l’armée. La vérité est que, à ce jour, les islamistes continuent de poser comme condition irrédentiste à toute reprise du dialogue le retour de Morsi à son poste de président. Et tout le monde sait très bien que cette condition est irrecevable, non pas seulement par l’armée mais par une écrasante majorité d’Égyptiens. Ajoutons que les nouvelles autorités ont attendu près d’un mois et demi avant de donner l’assaut, période au cours de laquelle elles ont multiplié les exhortations à évacuer les sit-ins et à réintégrer le nouveau jeu électoral ; les islamistes n’ont rien voulu entendre. Toute perte de vies humaines est bien entendu regrettable et il n’est pas question ici de s’en féliciter. En même temps, il n’est pas de révolution sans victimes. Il est à cet égard curieux que les Britanniques qui vouent un culte à Cromwell (révolutionnaire responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes à la fin du 17ème siècle quand l’Angleterre est devenue une monarchie parlementaire) ou les Français qui baptisent des promos de l’ENA de noms des pires bouchers de la révolution française (Robespierre, Saint-Just), jouent à présent les vierges effarouchées à l’annonce de quelques centaines de morts (sur un pays de 85 millions d’habitants !). Toute proportion gardée et en réitérant la compassion pour les victimes et leurs familles, les révolutions égyptiennes ont été jusqu’à présent bien moins meurtrières que leurs homologues occidentales…
La cinquième erreur relève d’une description pour le moins manichéenne de la scène politique actuelle en Egypte. Enfourchant sans sourciller une vision simpliste (américaine ?) des choses, les Occidentaux s’échinent à croire qu’il y a d’un côté les gentils partisans désarmés d’un président déchu et de l’autre des méchants militaires et policiers qui ne rêvent que d’asseoir la dictature en les exterminant. L’atlantisme est passé par là et a laissé des traces, même chez nous. Comme toujours en Orient, la vérité est un peu plus complexe. Sans dresser d’inventaire à la Prévert de toutes les exactions islamistes, énonçons les plus saillantes, qui ont d’ailleurs été dénoncées urbi et orbi tant par le grand Mufti d’Al Azhar (la plus hautee autorité de l’islam sunnite) que par la quasi totalité des oulémas d’Arabie Saoudite :
· La mosquée de Rabaa, où s’étaient enfermés les Frères, était une véritable poudrière, où les forces de l’ordre ont découvert un vaste arsenal de guerre (fusils d’assaut, RPG7, lance-grenades, etc.) ;
· Depuis des semaines, les milices fréristes sèment la terreur dans l’ensemble de la population : meurtres, enlèvements, kidnappings, demande de rançons, rapt et viol de filles mariées de force à des musulmans ;
· Plus d’une vingtaine de postes de police pillés et brûlés ; près d’une cinquantaine de policiers et d’officiers massacrés et torturés de la manière la plus abjecte (une vidéo postée sur YouTube montre un barbu arrachant le cœur d’un soldat et le manger…), la dernière datant du 19 août (25 officiers sauvagement assassinés lors de l’attaque d’un poste de police au Sinaï) ;
· Mausolées soufis détruits et familles chiites massacrées ;
· Une cinquantaine d’églises, d’écoles et d’institutions chrétiennes brûlées dans la seule journée du 14 août, sans parler des prêtres et chrétiens attaqués et tués – dont des enfants en bas âge – pour la seule raison qu’ils sont chrétiens. Et bien entendu, aucune dénonciation occidentale qui serait taxée d’”islamophobie”, crime bien plus grave chez nous que ceux commis là-bas… ;
· Près de 1500 personnes massacrées par les milices de Morsi au cours de son année de règne, crimes que vient de dénoncer Amnesty International dans son dernier rapport.
Pourquoi les pays occidentaux, pourtant au fait de l’ensemble de ces actes par les télégrammes diplomatiques qu’ils reçoivent de leurs chancelleries, n’ont-ils pas dit mot ?
La sixième erreur a trait à la souveraineté de l’Égypte que les Occidentaux font exagérément dépendre de leurs financements. Il est vrai que les États-Unis ont institué une aide annuelle de 1,5 Mds USD à l’Égypte depuis 1979 et que l’Union européenne octroie également des centaines de millions d’euros (700 M EUR depuis 2007). Ces pays pensent tenir les nouvelles autorités par les bourses en agitant le spectre d’une suspension voire d’une annulation de ces aides au cas où il ne serait pas ouvert droit aux requêtes des islamistes. Là encore, les Occidentaux se mettent le doigt dans l’œil. Il faut se rappeler que l’aide américaine n’est qu’une parenthèse qui s’est ouverte au lendemain de la signature du Traité de Camp David par lequel l’Égypte mettait fin à son état de guerre avec Israël. En effet, ce traité signait la rupture avec ses voisins arabes, notamment les pays du Golfe qui avaient usé de l’arme du pétrole pour soutenir Nasser puis Sadate contre l’Occident (lui-même soutien d’Israël). En signant la paix avec l’État hébreu, l’Égypte savait que tous les financements arabes allaient cesser du jour au lendemain. Pour ne pas compromettre cette signature, les États-Unis s’étaient alors engagés à les compenser, le temps qu’il faudra. Depuis la chute de Morsi, Arabie Saoudite, Koweït et Émirats Arabes Unis déversent des tombereaux de liquidités aux nouvelles autorités avec une aide cumulée de 12 Mds USD en quelques semaines (soit une décennie d’aide américaine…) et annoncent que ses aides seront maintenues autant que nécessaire. Cette assistance financière renoue ainsi avec le statu quoantérieur à Camp David. Bien entendu, l’appui de ces pays n’est pas désintéressé, mais le résultat est le même. La concurrence des bailleurs de l’Égypte et leurs divergences d’analyse confèrent à ce pays une nouvelle souveraineté et autorisent le général Al Sissi à ne plus prendre Barack Obama au téléphone … L’occident redécouvre ainsi, pantois, que l’on n’achète pas l’âme des peuples avec de l’argent …
Si les États-Unis et l’Europe ne veulent pas perdre crédibilité et influence au Moyen-Orient, il est urgent de regarder les faits tels qu’ils sont et ne pas s’enfermer dans une stratégie basée sur l’apparence et le politiquement correct. Cette recommandation est particulièrement prégnante pour la France, que la rue arabe a toujours respecté pour sa compréhension des subtilités de l’Orient. Le temps est désormais venu de se réjouir du véritable réveil des peuples arabes surtout quand ce réveil n’est pas peint en vert soutenu. Car à avoir toujours un train de retard, on risque de perdre totalement pied dans l’une des régions les plus stratégiques du monde.
Jean Messiha