La Grèce et le piège des liquidités

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18 mars 2015

Les négociations en cours entre les autorités européennes, qu’il s’agisse de l’UE ou de l’Eurogroupe et le gouvernement grec se font tous les jours dans un climat de plus en plus délétère. Après « l’incident » de la vidéo de Varoufakis, largement diffusée depuis Bruxelles, dans laquelle il faisait un « doigt d’honneur » aux institutions, vidéo datant en réalité de 2013 et entièrement sortie de son contexte, il y a eu l’opposition de l’Eurogroupe aux lois anti-pauvreté que souhaite prendre le gouvernement grec. Cela démontre une volonté politique de la part des institutions européennes de « casser » un gouvernement nouvellement élu[1]. Voici qui en dit long sur le respect de la « démocratie » telle qu’on l’entend à Bruxelles. Tout ceci était néanmoins prévisible. Nous savons à quoi nous en tenir sur la « démocratie » de l’Union européenne. Mais, cela montre que le conflit est inévitable et a probablement atteint le point de non-retour[2]. Il faut alors examiner la situation de la Grèce dans ce contexte.

La question des liquidités.

Cette question est aujourd’hui centrale. Les banques grecques sont confrontées à une fuite de leurs dépôts. Les épargnants retirant l’argent soit pout le mettre à l’étranger, soit pour le thésauriser, soit enfin pour faire des achats spéculatifs. Les montants sont calculables par les demandes faites par la Banque Centrale de Grèce au système TARGET-2 qui gère les comptes à l’échelle de la zone Euro. Il semble que 27 milliards soient sortis en janvier 2015 (donc largement avant l’élection de SYRIZA), mais encore 15 milliards au mois de février. La Banque Centrale Européenne a réduit largement les moyens de refinancement des banques grecques et a plafonné l’aide à la liquidité d’urgence ou ELA. Ces mouvements de capitaux ont deux significations distinctes, mais la seconde pourrait peser dramatiquement sur l’économie grecque.

  1. Il y a tout d’abord une dimension « fuite des capitaux », spectaculaire mais qui ne constitue pas le problème principal. D’ores et déjà des sommes importantes ont été sorties de Grèce par la grande bourgeoisie et l’oligarchie locale. Ce comportement était à attendre. La dimension fiscale de ce comportement doit être prise en compte néanmoins, car ces sommes qui sortent ne peuvent plus être soumises à l’impôt.
  2. Il y a ensuite, et c’est de loin le plus important, un assèchement des liquidités disponibles dans l’économie. Cela perturbe fortement le fonctionnement des entreprises, qui ne peuvent ainsi plus emprunter pour faire face à des problèmes de trésorerie. Ceci risque de paralyser rapidement l’économie et d’aggraver de manière très spectaculaire la crise.

En fait, le calcul des dirigeants européens consiste à penser que ce risque obligera le gouvernement Tsypras à venir à Canossa. Si les dirigeants de l’Eurogroupe ont fait un geste par rapport à la première dimension du problème, en évoquant la possibilité pour la Grèce d’introduire un contrôle des capitaux tout comme cela fut le cas à Chypre au printemps2013, il faut ici signaler que ce contrôle des changes ne résoudrait nullement le second problème auquel est confronté le gouvernement grec. Même si un contrôle des capitaux était introduit, cela ne réglerait pas l’assèchement des liquidités dans l’économie. En fait, la politique européenne vise à créer une dépendance de la Grèce aux mesures de la BCE afin de la faire plier politiquement.

Que peut faire Tsipras ?

Le Ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, a refusé l’option d’un contrôle des capitaux qu’a proposé le président de l’Eurogroupe. On comprend parfaitement pourquoi : il sait très bien que cela ne règlera pas le problème. Mais, ce faisant, il commet une erreur, peut-être parce qu’il continue de raisonner en spécialiste de théorie des jeux (ce qu’il est). En fait, nous ne sommes plus dans le cadre strict de la théorie des jeux mais dans celle des choix stratégiques. La question est alors de prendre des décisions qui permettront de faire face à la crise des liquidités sans fermer nécessairement toutes les portes possibles à la négociation. Ici, c’est la métaphore du Judo qui s’impose. Quand vous affrontez un adversaire plus gros et plus lourd que vous vous devez vous servir de son inertie pour le terrasser. Cela implique de faire deux choses :

  • (a). Accepter l’idée d’un contrôle sur les capitaux de court terme, puisque cette idée est « offerte » par le Président de l’Eurogroupe.
  • (b) Mais, dans le même temps, lier cette décision avec une réquisition de la Banque Centrale de Grèce, la mettant temporairement aux ordres du gouvernement pour qu’elle puisse alors alimenter en liquidités les banques grecques et réinjecter de la monnaie dans l’économie.

Il faut à cet égard faire bien attention à deux choses. La première est que le système de la BCE n’a nullement supprimé les Banques Centrales nationales. En faits, une partie des mesures prises par la BCE est exécutée par ces Banques Centrales. Ces dernières peuvent parfaitement faire des prêts en Euro aux banques commerciales, voir ouvrir des comptes spéciaux pour prêter directement aux entreprises. La seconde est que les traités garantissant l’indépendance des Banques Centrales comme préalable à l’Union Economique et Monétaire, traités qui ont été inscrits dans la loi de chaque pays membre de l’UEM, font partie de l’ensemble des traités européens pris depuis le Traité de Rome de 1957. Or, ces traités admettent des mesures d’urgence temporaire. Ainsi, une réquisition pour une période donnée (6 mois par exemple) ne remettrait pas la loi ni le traité en cause. Cette réquisition peut être prise par décret (donc sans vote au Parlement). Elle implique la nomination d’un administrateur provisoire, qui fera fonction de gouverneur de la Banque Centrale durant la période de réquisition.

Quelles conséquences ?

Il est clair que si le gouvernement grec annonçait à ses partenaires qu’il accepte le contrôle des capitaux mais qu’il le double d’une réquisition de la Banque Centrale pour faire face à la pénurie de liquidités, cela provoquerait un choc politique majeur. Légalement, la Grèce pourrait faire valoir qu’elle se situe toujours dans le cadre de l’UEM et que seule une situation « de force majeure » l’a contrainte à cette mesure conservatoire. C’est d’ailleurs l’argumentaire juridique dont l’Eurogroupe a usé en 2013 quand il a imposé à Chypre un contrôle des capitaux. Le contrôle des capitaux est normalement interdit dans le cadre de l’UEM, mais l’Eurogroupe avait considéré qu’il y avait là un « cas de force majeure » qui conduisait, de manière temporaire, à passer outre aux règles de l’UEM. Cet argument serait alors réutilisé par la gouvernement grec contre l’Eurogroupe, mais en se basant sur la jurisprudence établie par l’Eurogroupe. C’est cela le judo monétaire (et juridique) !

Dès lors la balle serait dans le camp de l’Eurogroupe.

Soit ce dernier décide d’exclure de fait la Grèce de la zone Euro, en interdisant la circulation des « Euro grecs » dans le reste de la zone Euro. Mais alors, le gouvernement grec serait parfaitement habilité à faire défaut sur sa dette. Or, dans ce cas, il se retrouve dans une situation où il bénéficie d’un excédent budgétaire (hors paiements de la dette), d’un solde de la balance commercial équilibré, et il n’a donc plus besoin des financements de la zone Euro. De plus, dans cette situation, et compte tenu de la dépréciation d’environ 20% de la nouvelle monnaie grecque à laquelle il faut s’attendre, les investissements étrangers (en particulier les investissements directs) serait rapidement importants, en provenance des BRICS mais aussi des pays du Golfe voire des Etats-Unis. La Grèce n’a donc rien à craindre de cette situation.

Soit l’Eurogroupe accepte les mesures de la Grèce, qui peut donc émettre des euros librement, pour une période de 6 mois, dans le cadre de la zone Euro. Cela laisse du temps pour renouer les fils de la négociation.

Penser politique.

Il est important que le gouvernement grec adopte dans ce conflit avec l’Eurogroupe une pensée politique. Il doit très explicitement faire sentir à l’Eurogroupe toutes les conséquences politiques d’une attitude intransigeante. Une Grèce expulsée de force de l’UEM serait une Grèce qui se rapprocherait très vite de la Russie. De plus, au niveau interne, elle affirmerait sa souveraineté dans le cadre d’une action « exceptionnelle ».

La dynamique des désordres économiques, en particulier dans la sphère financière, confronte le décideur au choix soit de respecter le cadre des normes habituelles, et de se trouver alors dans l’impossibilité d’agir en temps utile et/ou de manière efficace, ou de privilégier l’efficacité de son action mais en contrevenant délibérément aux normes. L’incertitude radicale, qui occupe alors la totalité du champ des représentations, ne peut être endiguée que par la décision radicale. C’est une problématique, celle du droit d’exception, que les spécialistes du Droit Constitutionnel connaissent bien[3].

La société, et le pays dans son ensemble, sont ici confrontés à un nouveau contexte de caractère global, comme il peut en survenir dans certains chocs macroéconomiques. L’addition de réponses locales aux chocs conjoncturels répétés finit par provoquer une rupture institutionnelle dans le domaine financier[4]. Seule une réponse à l’échelle globale, et donc politique, permet de trouver une solution. En Russie, on a connu une telle situation avec la crise financière d’août 1998. On constate alors que c’est bien l’arrivée au pouvoir au 1er septembre 1998 d’Evgueni Primakov, avec le symbole dont il était porteur, qui a crédibilisé les institutions qui ont été progressivement introduites dans le cours de l’automne, et provoqué un effet de contexte inverse à celui induit par la crise financière. À la même période, en Malaisie, c’est la brutalité de la réaffirmation du Premier Ministre contre son Ministre des Finances qui a crédibilisé la mise en place du contrôle des changes, institution qui a permis à ce pays de traverser sans trop de dommage la crise asiatique. Historiquement, F.D. Roosevelt ne fit pas autre chose quand il demanda au Congrès ce que Giorgio Agamben a décrit à juste titre comme l’équivalent de pleins pouvoirs économiques, instituant par ce fait une forme d’état d’exception[5].

Par une décision établissant l’équivalent d’un « état d’exception », le gouvernement grec démontrerait qu’il est bien le souverain en dernier ressort[6].

[1] Godin R., « Grèce : ce que révèle le refus de Bruxelles de traiter l’urgence humanitaire », in La Tribune, 18 mars 2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-ce-que-rev…e-refus-de-bruxelles-de-traiter-l-urgence-humanitaire-461789.html

[2] Reuters, « Exclusive: Greece angers euro creditors with lack of info, wants talks at EU summit », 17 mars 2015, http://mobile.reuters.com/article/idUSKBN0MD2M520150317?irpc=932

[3] Saint-Bonnet F., L’état d’exception, Paris, PUF, 2001.

[4] M. Aglietta, “Persévérance dans l’être ou renouveau de la croissance?”, in R. Boyer, (ed.), Capitalismes fin de siècle , PUF, Paris, 1986, pp. 33-66.

[5] G. Agamben, Etat d’exception – Homo Sacer, Seuil, Paris, 2003, p.40.

[6] Schmitt C., Théologie Politique, traduction française de J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988; édition originelle en allemand 1922, p. 15.

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