Impérialisme formel et impérialisme informel

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Le tohu-bohu sur l’histoire de la colonisation lancé par les déclarations du produit médiatique Emmanuel Macron est l’occasion de rappeler ce que fut et ce qu’est encore la colonisation. Dans cet extrait de mon chapitre sur l’Etat stratège paru dans l’Encyclopédie de la stratégie, j’ai montré que le plus dur des impérialismes est l’impérialisme informel et que celui qui se veut formel – dont la colonisation est la parfaite expression – est une double erreur stratégique: elle affaiblit le pays colonisateur qui va rechercher une économie de rente contraire à l’impératif d’industrialisation (de fait, rappelle Erik Reinert, les pays colonisateurs se sont moins développés que ceux qui n’ont pas colonisé) et transfère des technologies vers le pays colonisés tout en créant des conditions humiliantes qui ne permettent pas son développement.

La solution a été trouvée depuis les indépendances avec le triomphe de l’impérialisme informel: Ces pays restent dans une situation de domination sans frais pour le dominant, simplement au nom du libre-échange et de la doctrine des avantages comparatifs qui cantonne les pays devenus indépendants à l’exploitation de leurs matières premières – dont l’immigration est une composante – en les convaincant qu’ils ne sont pas doués pour l’industrie et en achetant leurs gouvernements corrompus via l’aide au développement qui est en fait une aide au développement des pays dominants.

La vraie colonisation a commencé avec les indépendances pour les pays qui n’ont pas su – ou pas pu – s’émanciper de cette dépendance intellectuelle avec le soft power des dominants, comme Singapour, qui est l’exemple le plus réussi de pays qui a su capitaliser les apports de la colonisation pour industrialiser un pays devenu riche et réellement indépendant.


Extrait de “l’Etat stratège, d’une mondialisation à l’autre”

IMPERIALISME FORMEL ET IMPERIALISME INFORMEL

Comment s’articulent les deux ? Le débat a été ouvert en Grande-Bretagne par un article de Gallagher et Robinson sur « l’impérialisme du libre échange » (1953) qui ont relevé une relation inverse entre l’expansion militaire de l’Empire britannique et celle du libre-échange. Le véritable impérialisme anglais était celui, informel, du libre-échange, comme résultat logique de la politique d’industrialisation commencée sous Elisabeth I° et de l’avantage décisif pris avec la I° révolution industrielle, et mis en œuvre par la politique appliquée de manière constante: exporter des produits manufacturés et importer des produits bruts. Une fois cette domination acquise à la fin du XVIII° siècle grâce à des politiques protectionnistes d’accumulation de la technologie (Rochet, 2007), l’Angleterre est en mesure de développer une stratégie de libre-échange pour exporter ses produits industriels et importer les produits bruts, les denrées agricoles notamment, qui lui manquent. Gallagher et Robinson notent une corrélation inverse entre le succès des doctrines manchestériennes (le libre-échangisme) et l’expansion militaire de l’Empire britannique. C’est dans la seconde moitié du XIX° siècle, quand le libre-échange a montré ses limites (par détérioration des termes de l’échange de l’Angleterre elle-même) et que les doctrines manchestériennes sont démenties par les faits, qu’il y a relance de l’entreprise impériale militaire[1].

Le principe de domination du monde par l’Angleterre était « commercer par le contrôle informel si possible, non diriger, commercer en dirigeant si nécessaire ». Cette domination était couramment assurée par des traités de libre-échange, avec la Perse en 1838 et 1857, les traités trucs de 1838 et 1861, le Japon en 1858 et une myriade d’accords moins formels qui permirent aux Anglais d’accroître leur zone commerciale.

Les postes militaires anglais tout autour du globe avaient essentiellement pour fonction de sécuriser les routes maritimes, et peu pour la conquête des terres intérieures. Les libre-échangistes orthodoxes comme Richard Cobden se sont opposés à l’expansion militaire. Cobden a férocement critiqué la guerre de l’opium, et l’ouverture à coups de canon du marché chinois de l’opium s’est révélée défavorable à la balance commerciale britannique qui restait déficitaire avec la Chine jusque dans les années 1869-1873, le seul gagnant étant le commerce de l’opium depuis l’Inde. Pour Cobden, l’impérialisme militaire s’assimilait à « entrer dans une maison par-derrière à la manière d’un cambrioleur et proposer de parler affaires tandis que certains de ses habitants baignent dans leur sang et que d’autres continuent de combattre les assaillants » (Macdonagh, 1962).

Le soft power, par la domination des idées et l’hégémonie politique et industrielle, est donc le meilleur moyen d’assurer l’expansion d’un pays et l’impérialisme informel s’est avéré beaucoup plus efficace que l’impérialisme formel.

Indépendant sur le papier, l’Empire ottoman du XIX° siècle était de fait sous l’influence des exigences européennes, et David Landes (1958) montre que l’Egypte, dépendance ottomane, était de fait sous le contrôle informel des banques européennes, contrôle qui deviendra formel avec la faillite de l’Egypte qui amènera son occupation par les Anglais. Il en fut de même pour l’Amérique latine qui ne fut jamais si soumise à l’Occident qu’après son émancipation de la domination formelle de l’Espagne. Lors de la reconnaissance de l’indépendance de l’Amérique latine, Canning, secrétaire d’État aux affaires étrangères déclare en 1824 : « L’Amérique espagnole est libre et si nous ne gérons pas stupidement nos affaires, elle est anglaise. » (Gallagher & Robinson, 1953).

On peut aujourd’hui faire un bilan critique de l’entreprise coloniale. Pour Niall Fergusson[2], la colonisation britannique et ses prétextes commerciaux n’ont pas rapporté grand-chose à la mère patrie tout en coûtant fort cher. L’affirmation, ressassée à loisir, selon laquelle l’Europe a eu besoin des colonies pour l’expansion du capitalisme « est pure stupidité » souligne David Landes (2000).

Encore plus pour la colonisation française, œuvre de la gauche politique à partir de 1848, qui avait pour motif « la mission civilisatrice de la France » d’apporter le progrès et la civilisation aux populations – la gauche parlait alors de « races inférieures » – qui en étaient exclues. Dans les deux cas, la spécialisation des pays colonisés dans la production de matières premières n’a été que ce qu’elle aurait été sans la colonisation, tout en figeant leur développement.

En pratique, les pays colonisés ont bénéficié de transferts de technologies, notamment sur le plan médical, et d’infrastructures, mais l’implantation de colons a réintroduit chez les pays colonisateurs une culture féodale dont l’industrialisation venait de les faire sortir, au point, dans le cas de l’Algérie, de créer un fossé tel entre des « Français d’Algérie » et des « Français de France », on se retrouva dans une situation analogue aux débuts des États-Unis, divisés entre un nord industriel et un sud agro-exportateur, qui faillit déboucher sur une guerre civile[3].

Notes:

[1] Ce qu’avait remarqué également Lénine : « Quand le marché libre eut atteint son apogée en Grande-Bretagne, soit entre 1840 et 1860, les politiciens bourgeois du pays étaient (…) d’avis que la libération des colonies et leur complète séparation de la Grande-Bretagne était inévitable et désirable. » in L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme.

[2] Fergusson (2011) analyse la colonisation dans son chapitre consacré à la médecine pour bien souligner le décalage entre les motifs économiques supposés de la colonisation et sa réalisation qui se voulait plus une civilisation qu’une colonisation, exception faite de la colonisation belge au Congo qui ne fut que pure prédation sous l’influence de Léopold II de Belgique, « vénalité faite roi » (David Landes), et de la colonisation allemande en Namibie qui fut la répétition des camps d’extermination qui sera mise en œuvre par le III° Reich. A la fin du XIX° siècle, la France dépensait plus en santé par habitant en Afrique qu’en métropole. Au total, la colonisation coûta bien plus cher que ce qu’elle rapporta, et nonobstant les transferts de technologies et la construction d’infrastructures, infligea des blessures inutiles aux pays colonisés.

[3] Charles André Jullien dans L’Afrique du Nord en marche (1952) montre l’écart et l’incompréhension existant entre « les Français d’Algérie », « les Français de Tunisie » – il y eut très peu, grâce à Lyautey, de colonie de peuplement au Maroc – et la métropole. Une culture féodale d’exportation de produits non manufacturés d’un côté, une production industrielle de l’autre. La situation postcoloniale n’a rien arrangé et a même fait empirer la situation : les transferts de technologies ont cessé et le colonialisme formel a été remplacé par le « colonialisme du bien-être » qui spécialise, de manière bien plus efficace, les anciennes colonies dans des économies à rendements décroissants.

 

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