Conférence du Pr. Claude Rochet
Festival de géopolitique, Grenoble EM, 8-11 mars 2017-03-06
Je mets ici en ligne ma conférence au Festival de géopolitique de Grenoble qui s’est tenu du 8 au 11 mars 2017
- L’enjeu du développement urbain dans le contexte de la troisième révolution industrielle Le contexte démographique et géopolitique de la croissance urbaine : La population urbaine va franchir la barre des 60% de la population totale dans un horizon proche. Cette croissance va surtout toucher les pays émergents et l’Asie. Cette croissance ne pourra se faire selon le mode développement passé des villes en Occident :
- La consommation d’énergie fossile et le lien entre consommation de pétrole et instabilité géopolitique mondiale (Cf Mathieu Auzaneau « Or noir ») n’est pas soutenable.
- Le développement urbain en tache d’huile tel que le connaissent les émergents est source d’explosions sociale et d’instabilité politique.
- Le contexte technologique de la III° révolution industrielle (l’iconomie) offre les possibilités d’envisager un autre mode de croissance urbaine basé sur l’intégration des technologies de l’information et de nouvelles sources d’énergies renouvelables.
- Il s’agit d’un marché considérable évalué à 1,5 trillion de USD à l’horizon 2020 pour les seuls secteurs des technologies numériques. Mais il faut avoir en tête qu’il ne s’agit que de marchés marginaux car une ville reste constituée principalement de béton, de fer et de verre.
- Dans l’Occident industrialisé, il s’agit principalement de reconception des tissus urbains existants et d’additions à la marge de nouvelles technologies. Chez les émergents, l’accent est mis sur la conception d’ensemble de la ville, donc une approche plus systémique qu’incrémentale.
- Le miroir aux alouettes des smart cities :
- La conception occidentale (promue par l’UE) est une approche incrémentale en « collection de smarties ». Elle est promue par les grands acteurs du monde de l’économie numérique qui ont voulu, au début des années 2000, étendre le marché du numérique au-delà de celui des entreprises. Voir Adam Greenfield Against the Smart City (2014).
- L’intelligence ne vient pas de l’addition de systèmes de communication qui ne nous mène qu’à « réunir le séparé en tant que séparé « (Guy Debord) ou à « vivre ensemble sans autrui » (J.P Lebrun) mais des interactions productrices de lien social et d’apprentissage.
- L’approche techno-centrée est dangereuse, car :
- Elle ne prend pas en compte des utilisateurs – ou se réfère à un utilisateur type d’homme connecté en apesanteur culturelle et territoriale –alors qu’elle est le gage de la fiabilité de la conception des systèmes techniques (Gilbert Simondon, Erich Von Hippel…)
- Ne prend pas en compte la question de l’enracinement dans le territoire, dans le capital social et dans l’histoire.
- Création d’une dépendance du client envers le fournisseur en l’absence de transfert de technologies.
- La conception occidentale (promue par l’UE) est une approche incrémentale en « collection de smarties ». Elle est promue par les grands acteurs du monde de l’économie numérique qui ont voulu, au début des années 2000, étendre le marché du numérique au-delà de celui des entreprises. Voir Adam Greenfield Against the Smart City (2014).
- Ville intelligente : de quoi parlons-nous ?
- La physique de la ville : les apports récents de la science des systèmes à la compréhension du développement urbain :
- Une ville non pilotée comme système intelligent s’étend inexorablement et tend vers l’auto destruction
- La ville doit être conçue comme un « système de systèmes » : l’enjeu est la maîtrise de la conception de systèmes à terme capables d’autorégulation et de piloter la complexité.
- La ville est avant tout un enjeu politique qui doit prévaloir sur l’enjeu technologique : il faut piloter la complexité et non être piloté par elle. L’exemple de l’effondrement des civilisations anciennes.
- Pour développer les capacités autorégulatrices et la résilience du système urbain, il doit être conçu « bottom-up » à partir des habitants : démocratie directe, circuits courts, innovation endogène… => Christchurch
- Une référence : Singapour => présentation du cas
- La physique de la ville : les apports récents de la science des systèmes à la compréhension du développement urbain :
- Le problème urbain russe : les monovilles
- Origine des monovilles : un poids qui pèse sur le développement de la Russie
- Les monovilles sont porteuses du paradigme de la II° révolution industrielle et d’une approche purement fonctionnaliste de la ville qui bloque la transition de l’économie russe vers l’iconomie. Elles sont une impasse économique et sociale.
- La culture urbaine russe diverge de la culture occidentale et n’est pas un levier de modernisation :
- Le développement urbain a été tardif vers la II° moitié du XX° siècle. Il n’y a pas eu association, comme en Europe de l’Ouest, entre croissance urbaine et développement d’une classe moyenne et urbaine porteuse d’une culture civique.
- L’urbanisation soviétique n’a été qu’un instrument, un sous-produit de l’industrialisation qui avait besoin de « machines à habiter », et non comme un levier du développement économique et politique.
- L’urbanisation soviétique a été conservatrice : crainte de l’effet émancipateur de la ville – « Stadt Luft mach frei » -, et débouche sur la faubourgisation de la ville et sa ruralisation. La ville soviétique est très faiblement diversifiée, donc insuffisamment complexe, or « la stabilité et la démocratie sont incompatibles tant que la société sera faiblement diversifiée, qu’il n’y a pas de contrepoids sociaux intérieurs, de centre stable petit bourgeois, de couches moyennes, qui, prudentes, préférerons se tenir à l’extrémité du spectre social et politique » (Anatoli Vichnevski, p. 154).
- La culture urbaine russe reste marquée par le fonctionnalisme « à la Le Corbusier » qui a présidé à la construction massive de logements des années et malgré 1950 et 60 (les kroutchovka et les brejenevka) : « Pour la première fois dans l’histoire du pays l’appartement individuel est devenu le type principal de logement urbain (…) il semblerait que, d’après tous les critères la société soviétique des années 80 soit devenu une société urbaine. Mais la réalité était beaucoup plus compliquée » ( A. V 132)
- La transformation des monovilles comme levier de transition de l’économie et de la société russe.
- Sortir du dilemme « de la faucille et du rouble » : conjuguer la sobornost – l’homme pour… – ou la culture du nous, avec une culture du je – … pour l’homme, ou l’équilibre entre la tradition slavophile et les occidentalistes
- Retrouver les racines de la culture auto régulatrice russe :
- Le вече, la Russie est la mère de la démocratie directe (Veliki Novgorod)
- Le Мир, l’auto administration des communes rurales. Analyse d’Anatole Leroy Beaulieu :
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« dans les villages de la Grande-Russie, le régime démocratique sous sa forme la plus simple et la plus pure, sans intermédiaire et sans représentation, le régime de la démocratie directe où chacun prend personnellement part à toutes les délibérations, à toutes les décisions. En certains pays, chez les Arabes par exemple, la propriété collective, patriarcale ou familiale, a pu s’accommoder d’un gouvernement aristocratique, le pouvoir étant abandonné au chef de la tribu ou du clan, comme au père, au chef de la famille. En Russie, rien de semblable; aucune autorité héréditaire, aucune autorité individuelle ou oligarchique dans le mir moscovite. »
Extrait de: Anatole Leroy -Beaulieu. « L’empire des Tsars et les Russes. »
- L’opinion russe ne perçoit pas aujourd’hui l’intérêt de se lancer dans l’aventure des villes intelligentes – ce qui est une protection contre l’approche techno-centrée – mais qui souligne la nécessité de russifier l’approche du développement urbain. Etude HSE :
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“Overall, our survey results highlight that despite understanding the obvious advantages of a ‘smart city’ model, municipal managers still largely view it as an expensive and exclusive ‘toy’. Moreover, the potential effects of a ‘smart city’ model such as a more rational use of resources, sustainable development, and better living standards remain at the periphery of their priorities. The community of urban managers is mostly not ready to implement innovative city development models, including a ‘smart’ one. However, we may still see positive changes in the future. It is necessary to transform the concept of ‘smart city’ into a clear managerial model adapted to the national context, and disseminate it widely.”
- Retrouver les racines de la culture auto régulatrice russe :
- Ne pas imiter ni l’Occident ni les Chinois des années 1980, mais trouver une voie de développement endogène.
- Une tendance forte à imiter les occidentaux (comme le firent les Chinois pour leur croissance urbaine) : Rémanence de l’approche top-down. Exemple de Skolkovo= tentative de répliquer la silicon valley en oubliant le principe de croissance organique. Kazan smart cities : une approche instrumentale, pas de vie. => S’ancrer dans le capital social pour le développer.
- La question du financement : soit un financement purement national, soit un appel à l’investissement étranger. Dans les deux cas, il s’agira d’intégrer la technologie occidentale, et plus encore dans le cas de PPP.
Quel que soit le mode de gestion des projets, une dynamique d’apprentissage endogène est critique. La Russie est à un moment critique avec les choix d’investissement à faire pour utiliser les dividendes de la croissance et développer l’effet positif des sanctions.
- Sortir du dilemme « de la faucille et du rouble » : conjuguer la sobornost – l’homme pour… – ou la culture du nous, avec une culture du je – … pour l’homme, ou l’équilibre entre la tradition slavophile et les occidentalistes
- Conclusion :
La croissance urbaine et la conception de nouvelles villes, la reconversion des villes anciennes vers des villes intelligentes conçues comme des écosystèmes urbains durable, sont de nature à redistribuer les cartes de puissance au niveau mondial :
- Un développement urbain raté mène vers le sous-développement (ex : vision chinoise)
- Il y a une compétition dans le domaine de la conception des villes intelligentes comme systèmes de systèmes : qui en maitrisera les règles et les outils maîtrisera les appels d’offre subséquents et les nouveaux marchés.
- La conception des villes intelligentes est un levier d’innovation et de croissance endogène de nature à créer des effets de rattrapage « à la Gerschenkron » et de redistribuer les cartes de puissance technologique
- En mettant l’accent sur les approches ascendantes (bottom-up) la modélisation des villes intelligentes est une approche plus adaptée pour les pays émergents que les approches descendantes et techno-centrées des occidentaux : valorisation des ressources, locales, développement du capital social, ancrage dans le territoire, indépendance technologique et financière….
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