Par Jacques Sapir · 18 septembre 2015
Le texte ci-dessous fut publié en juin 2006 dans la revue Perspectives Républicaines dans son n°2. Neuf années nous en sépare. Ce texte est souvent cité, mais il est difficile à obtenir. Ceci militait pour une nouvelle publication. Il contient aussi l’essentiel de mes réflexions sur l’Euro et ses contradictions, que j’ai affinées avec la crise financière de 2007-2009. On pourra constater à la lecture de ce texte que j’ai assez peu varié, même si certaines de mes positions se sont radicalisées. Je le re-publie donc pour que l’on puisse voir que les arguments que j’avais utilisés à l’époque ont été largement validés par l’expérience.
JS
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La Crise de l’Euro:
Erreurs et impasses de l’européisme
Publié in Perspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84
L’Euro constitue certainement la plus ambitieuse création institutionnelle en Europe ces dernières années. La monnaie unique est ainsi devenue le symbole du projet fédéraliste. Il n’est cependant pas sans risque de vouloir transformer une institution économique en symbole, et il n’est pas sur que toutes les implications de la monnaie unique aient été clairement comprises ou même simplement perçues. L’idée de la monnaie unique, qui n’est pas sans mérites, est ainsi devenue l’otage d’une fuite en avant des “européistes”[1]. Ce faisant, c’est le bien-être économique et social des européens, la soutenabilité du modèle social des pays d’Europe continentale, qui a été pris en otage. Pourtant, depuis le début de l’année 2005 les illusions sont en train de s’effondrer. Les écailles tombent des yeux même des plus partisans.
Les éléments d’une crise de l’Euro sont indéniablement en train de s’accumuler et ne peuvent que se renforcer dans les mois à venir. Au-delà des conséquences économiques évidentes, une telle crise aurait aussi des implications politiques évidentes.
I – Qui croit encore dans l’Euro?
Les principales critiques formulées contre l’Euro ne sont pas aujourd’hui le produit de cénacles partisans, mais bien l’expression d’un sentiment profond. Un sondage réalisé début juin 2005 par l’IFOP montrait que 61% des français regrettaient le Franc[2]. Au-delà de l’importance du chiffre, deux éléments sont à prendre en compte. Le désamour quant à l’Euro est une tendance qui va se renforçant. Les résultats de sondages similaires montraient que 39% des français regrettaient le Franc en février 2002 et 48% en juin 2005. On peut constater que plus les effets de la monnaie unique se font sentir dans la durée, moins celle-ci convainc les français. Les choix politiques révélés lors du vote du 29 mai 2005 ne peuvent entièrement expliquer cette perte de confiance dans l’Euro. Si 77% des personnes ayant voté “non” lors du referendum regrettent le Franc, c’est aussi le cas de 44% des partisans du “oui”. Ainsi, le soutien à l’Euro chez ces derniers apparaît plus faible que celui de l’ensemble des français en février 2002 (56% contre 61%). Ces éléments indiquent que nous sommes bien en présence d’une tendance structurelle et non d’une réaction conjoncturelle.
Le doute quant à la stabilité et la soutenabilité de la monnaie unique est désormais le fait d’économistes réputés. Les notes diffusées par les responsables des études de la Caisse des Dépôts et Consignations[3], puis du groupe Natexis-Banques Populaires[4], témoignent de ce qu’aujourd’hui les spécialistes de la finance ont pris la mesure des limites et des incohérences structurelles de la monnaie unique telle qu’elle a été appliquée. Un ancien conseiller commercial au ministère de l’Économie et des Finances, Serge Federbusch, montre bien dans un article récent le coût désormais exorbitant et insupportable de la surévaluation de la monnaie unique[5]. Des doutes identiques se sont exprimés dans d’autres pays, en Italie et en Allemagne en particulier.
Pour autant, on chercherait bien en vain les éléments du nécessaire débat quant à l’avenir de l’Euro. Les grands médias organisent à ce sujet un véritable black-out qui confine à la désinformation. Il suffit cependant de parler avec des professionnels, banquiers et financiers, pour savoir que la crise est bien à venir. Or, faute de débat démocratique, la manipulation des opinions et les coups de force médiatiques risquent d’être de règle quand la réalité va s’imposer avec sa force coutumière.
Cette absence de débat, alors qu’il y a clairement le feu à la maison, renvoie à la mythification idéologique dont la monnaie unique a été l’objet. On ne peut toucher à son principe et son existence car ce serait porter atteinte au coeur même du credo européiste: il ne saurait y avoir eu d’erreurs dans les politiques antérieures, et par voie de conséquence il est impensable que l’on puisse être obligé d’en changer ou de revenir en arrière. L’européisme partage ainsi avec le fascisme et le stalinisme l’idéologie du “tout a été prévu”. Ainsi, les proclamations suffisantes de la BCE et de son gouverneur font tristement écho au “Il Duce a sempre raggione” de l’Italie Mussolinienne et aux déclarations analogues de l’URSS stalinienne. Il n’empêche: le Roi est Nu, et ceci ne peut être indéfiniment nié.
II – L’Euro, ou comment détruire une bonne idée.
La crise de l’Euro qui s’annonce résulte dans une large mesure des conditions dans lesquelles fut réalisée son introduction. Car, il faut le souligner, l’idée d’une monnaie unique n’est pas sans mérites. On doit cependant les identifier avec précision si on ne veut confondre le réel et l’imaginaire.
L’idée de la monnaie unique sur une zone comprenant plusieurs pays a été avancée par Robert Mundell en 1961[6]. Elle a répondu à une opinion progressivement avancée par un nombre croissant d’économiste standard qu’une économie en régime d’ouverture commerciale et de libéralisation des capitaux ne pouvait plus avoir de politique monétaire indépendante si on était en présence d’une mobilité parfaite – ou quasi-parfaite – des capitaux[7]. Une monnaie unique a alors essentiellement deux avantages. Le premier est qu’elle fait disparaître les coûts de transaction et les incertitudes liées au taux de change sur la zone où elle est pertinente. Il faut cependant noter que ces coûts de transaction et incertitudes sont d’autant plus importants que l’on est en système de taux de change flottant, sous la pression de marchés financiers libéralisés. Dans une situation où le taux serait fixé pour des périodes déterminées, et les mouvements de capitaux à court terme contrôlés, ces coûts et cette incertitude seraient déjà fortement réduits.
Un second avantage est qu’une monnaie unique, en évitant un phénomène de concurrence entre des instruments monétaires, permet de mener une politique monétaire unique. Cette dernière à l’avantage de pouvoir ainsi donner une cohérence à la politique économique sur l’espace de son application. Encore faut-il cependant que l’on ait la volonté de mener une politique monétaire qui soit un élément intégré d’une politique économique globale, et que les statuts de la Banque Centrale le permettent.
Les deux avantages que l’on vient d’indiquer sont d’autant plus importants que l’on est en présence d’une zone commerciale intégrée. Il y aurait ainsi une cohérence forte entre intégration commerciale et intégration monétaire, au point que la première déterminerait à terme la seconde. L’Euro se présente ici dans la continuité du discours sur le “Marché Unique”. Notons cependant une première dissonance. Le Traité Constitutionnel Européen, qui prétendait couronner la mise en place du “Marché Unique”entendait établir la concurrence, dite “libre et non faussée” en principe fondateur. Or, la monnaie unique a pour fonction au contraire de faire disparaître la concurrence entre instruments monétaires. Elle établit un monopole.
Ce dernier est certainement nécessaire, et la théorie du Free Banking ou de la concurrence entre monnaies constitue une profonde régression. Cependant, si on admet que le monopole peut être nécessaire, alors pouvait-on honnêtement établir la concurrence en principe? On touche ici à une des incohérences du discours européiste. Ce ne sera pas la seule.
Etablir un monopole d’instruments et de politiques monétaires a des implications spécifiques. Parce qu’elle devient unique, la politique monétaire ne peut plus prendre en compte la diversité des situations sociales et économiques sur son territoire d’application. Si l’on suit le raisonnement initial de Mundell, il faut en effet que l’on ait une mobilité parfaite du travail au sein de la zone concernée pour faire face aux chocs économiques. Est-ce à dire qu’il ne saurait y avoir de monnaie unique que sur des espaces entièrement homogènes économiquement et socialement? La réponse est négative, car la monnaie n’est pas heureusement la seule institution économique ni le seul instrument disponible. La contrepartie à une monnaie unique réside dans la solidarité fiscale et budgétaire, qui veut que l’on puisse transférer des ressources dans les régions qui seraient indûment pénalisées lors d’un choc asymétrique. Ce qui rend supportable le monopole monétaire dans une économie hétérogène, c’est une politique budgétaire active. On le voit de manière particulièrement claire dans le cas des pays aux structures fédérales. La part des dépenses fédérales doit dépasser les 50% pour que le système fonctionne. Si cette zone économique comprend plusieurs pays, alors la perte de l’instrument monétaire doit être compensée par le maintien d’une forte autonomie fiscale, permettant le cas échéant à un gouvernement de subventionner les secteurs économiques touchés par la crise au lieu de les aider à travers une dévaluation[8].
Dans le cas de l’Euro, on touche ici à une seconde incohérence. La mise en place de la monnaie unique s’est faite sans débat quant à la possibilité de mettre en place un budget fédéral, au moins à l’échelle des pays concernés. Or, par la monnaie unique, on retirait aux pays l’instrument de la dévaluation et ce sans en fournir un autre. Nous n’avons pas fini de payer cette erreur. Pour y ajouter, les directives européennes limitent de manière drastique les subventions aux industries, comme on l’a vu avec l’intervention scandaleuse de la Commission Européenne dans l’affaire Alsthom. De ce point de vue, comme le reconnaît Alexandre Swoboda, on peut trouver chez Mundell, le partisan de la monnaie unique, des arguments forts contre l’Euro tel qu’il fut mis en place[9].
Il faut ajouter que certains des partisans de l’Euro se sont ralliés à la thèse de l’inefficacité des politiques monétaires[10]. Dans ce cadre théorique, la meilleure et la seule chose qu’une Banque Centrale puisse faire est d’établir une règle monétaire et n’en plus bouger.
La métaphore utilisée par Kydland et Prescott est celle d’Ulysse se faisant enchaîner au mat de son navire pour écouter sans y succomber le chant des sirènes. L’Euro, dans ce contexte devient à la fois acceptable (les pays ne perdent rien à abandonner une politique monétaire qui n’a plus d’objet) et même un progrès puisqu’il va établir une règle indépendante des politiques des États concernés. Mais, comme l’a montré Gregory Mankyw, l’expérience de la Banque Centrale Américaine a apporté un démenti cinglant à cette thèse[11]. Les psychiatres reconnaîtront facilement dans le raisonnement de Kydland et Prescott le vieil aphorisme de la profession: qui veut se suicider doit persuader les autres qu’ils sont morts.
Une analyse même succincte de la situation permet de faire une liste inquiétante des incohérences logiques dans la mise en place de l’Euro. De l’absence d’une fédéralisation budgétaire au statut de la BCE qui interdit de fait l’intégration de la politique monétaire dans la politique économique globale on est allé d’erreurs en erreurs. Ces dernières ne sont pas fortuites. Outre la dimension idéologique que nous avons qualifiée d’européiste, elles s’enracinent sur une doctrine économique profondément erronée, l’essentialisme monétaire.
Dans sa forme la plus achevée, cette doctrine est représentée par les travaux de Michel Aglietta et André Orléan[12]. Elle fait de la monnaie non pas seulement une institution importante des économies capitalistes, mais l’institution centrale[13]. Or, l’essentialisme monétaire implique un certain nombre d’hypothèses lourdes, à la fois du point de vue de la théorie des comportements de l’individu et du point de vue anthropologique[14]. Il n’est pas erroné d’affirmer que la référence à la métaphysique chrétienne d’un René Girard, centrale chez Aglietta et Orléan, est nécessaire pour pouvoir prétendre unifier les désirs vers un but ultime, la “richesse”[15], dont on peut ensuite affirmer que: “Elle (la monnaie) désigne ainsi la forme supérieure de la richesse“[16] .
Au-delà, l’essentialisme monétaire implique de considérer comme fait scientifique l’hypothèse freudienne de la horde primitive, ce qui n’est pas sans faire sourire aujourd’hui les anthropologues ou les éthologues[17].
Robert Mundell, déjà cité, peut être considéré en réalité comme un précurseur de cet essentialisme dans la mesure où il ajoute aux deux arguments classiques en faveur de la monnaie unique celui de la convergence des facteurs réels obtenus par l’unification monétaire[18]. On retrouve bien ici l’idée que la monnaie a les vertus téléologiques que lui prêteront plus tard Aglietta et Orléan. En fait, Mundell s’est engagé, dans sa défense du principe d’une monnaie unique, à une remise en cause des éléments théoriques contenus dans son article initial[19]. En particulier, il considère à partir des années 1970 que les agents ne réagissent qu’aux variations de leur richesse “réelle” et non aux montants nominaux de leur revenu ou de leur patrimoine. On assiste progressivement à un ralliement aux thèses monétaristes. Or, ces dernières impliquent elles aussi des hypothèses lourdes quant au modèle de l’acteur humain.
Dans la controverse à propos de la monnaie unique on doit donc constater que l’on est progressivement passé d’une démarche analytique qui tentait d’en évaluer les éléments positifs et négatifs, à une position désormais purement propagandiste où il ne s’agit plus que de justifier l’Euro, même au prix d’incohérences argumentatives flagrantes et d’un abandon de toute méthode scientifique. Mais les contorsions des uns et des autres ne sauraient faire disparaître la réalité. Les faits sont têtus; quand on les méprise, ils se vengent. La monnaie unique n’était pas dans son principe nécessairement une mauvaise idée. On a voulu en faire un instrument à des fins politiques qui n’osaient s’avouer ouvertement. Elle pourrait bien ne pas s’en relever.
III. – La réalité contre-attaque.
Dès 2003 il était clair même pour les plus partisans défenseurs de l’Euro que la réalité refusait de se plier à leurs désirs. Ainsi, Aglietta reconnaissait que si l’on assiste à une unification des marchés des dettes, les espaces qui continuent de porter une trace, même lointaine, de l’économie réelle telles les Bourses restent marqués par “la forte résistance des segmentations nationales“[20]. Le passage à l’Euro n’a pas entraîné d’unification des prix entre les pays de la Zone, ce que constatent aussi les études citées au début de ce texte. Ceci renvoie encore, à des éléments de l’économie réelle. Il y a donc clairement une résistance du monde réel à l’unification simplificatrice dont on prétend la monnaie capable. Aglietta est obligé de constater que les principales avancées attendues de l’introduction de l’Euro ne se sont pas encore matérialisées. Il aurait dû à la fois accroître la croissance et préserver l’Europe des turbulences économiques extérieures. Or, il n’en a rien été[21]. L’Euro n’efface pas les divergences nationales ni ne ralentit l’effritement du modèle social européen.
Il aurait fallu se défaire des dogmes monétaristes, qui ont contaminé la réflexion sur la monnaie unique dès 1973 (Mundell). En fait, les hypothèses de Friedman n’ont pas résisté aux recherches menées depuis les années 70.
Dans le milieu des années 90, George Akerlof et les chercheurs de la Brookings Institution avaient montré la persistance de cette “illusion nominale” tant décriée dans les écrits monétaristes[22]. Ceci les avait conduits à prouver qu’une certaine inflation était nécessaire au développement économique. Ce qui n’a pas été remarqué c’est qu’ils adossaient leur rupture avec le monétarisme à une analyse des comportements individuels bien plus réaliste que celle des modèles traditionnels[23]. L’ensemble des hypothèses traditionnelles quant aux préférences fondant les comportements individuels s’est effondré depuis les années 70 sous les coups des chercheurs en psychologie expérimentale[24].
Une partie des économistes continue toujours de refuser de prendre en compte cette avancée fondamentale. Elle aboutit en effet à renverser totalement les résultats tenus comme acquis depuis les années soixante. De fait, la psychologie expérimentale donne raison aux thèses keynésiennes initiales[25], et les plus radicales, à la fois contre la contre-révolution monétariste et les tentatives de réduire Keynes à une simple variation du cadre classique de l’équilibre[26]. Elle réduit aussi en miettes les approches à la Kydland et Prescott qui impliquent un modèle de la rationalité individuel que l’on doit désormais tenir pour faux.
L’importance des rigidités issues du secteur réel et des institutions, traduisant l’individualité de la trajectoire sociale et historique de chaque pays, retrouve alors droit de cité[27]. Ces travaux convergent alors avec ceux d’Akerlof et de ses collègues pour montrer, par exemple, les dangers d’une inflation trop basse[28].
Les modèles récents dits à “information collante” (ou Sticky Information), tentent justement de représenter un monde économique où les acteurs ont des comportements plus réalistes que ceux qui leur sont attribués dans les modèles traditionnels[29]. Un apport essentiel de ces modèles “réalistes” est de montrer que les chocs monétaires s’inscrivent dans la durée, que les politiques monétaires ont des effets durables et non transitoires sur le niveau d’activité. Ils confirment que la nature de la réaction d’une économie à la politique monétaire dépend de ses structures et de ses institutions. Ainsi s’effondre le dogme d’un modèle monétaire unique et avec lui une bonne partie de l’argumentation qui fonda tant les raccourcis politiques sur lesquels on construisit l’Euro que le statut de la Banque Centrale Européenne.
Une étude réalisée des dynamiques de l’inflation dans les pays de la zone Euro revêt ici d’une importance particulière[30]. Le travail de Christian Conrad et Menelaos Karanasos démontre deux résultats essentiels. Tout d’abord, il n’y a pas de dynamique unique de l’inflation et celle-ci n’influence pas toujours négativement la croissance économique à la différence de ce que prétendent les monétaristes[31]. On est en présence de dynamiques différenciées, et dans certains cas, l’inflation apparaît bien comme nécessaire à la croissance. Ensuite, leur travail montre l’éclatement des dynamiques au sein même de la Zone Euro. L’hétérogénéité des systèmes productifs et des structures sociales de reflète donc dans les dynamiques monétaires. La monnaie est un miroir, voire une lentille grossissante, des dynamiques du monde réel.
Ce résultat est parfaitement convergent avec celui des modèles à “information collante”[32]. L’individualité des systèmes économiques et sociaux, elle-même le produit des histoires nationales dans lesquelles ces systèmes s’inscrivent, est un facteur essentiel dans toute approche de la politique monétaire.
L’Euro, tel qu’il a été pensé et mis en place apparaît désormais comme un archaïsme intellectuel et théorique. Les hypothèses implicites ou explicites de ses défenseurs ont toutes été démenties. On ne peut donc penser une monnaie unique qu’à la condition de se donner les moyens de compenser ses effets sur des économies hétérogènes. Il devient alors impossible d’affirmer, sauf à se situer au même niveau que des médecins qui s’en tiendrait encore à la théorie des “humeurs” du XVIIIè siècle, ou à celui de géographes soutenant que la Terre est plate, que la monnaie est l’instrument d’unification et d’homogénéisation. C’est tout le tournant essentialiste dans le débat sur la monnaie unique qui s’effondre à son tour.
IV. La faute à la BCE?
Arrivé à ce stade du débat, les partisans les plus réalistes de l’Euro ont une cible évidente: la politique de la BCE. L’Euro n’efface pas les divergences nationales ni ne ralentit pas l’effritement du modèle social européen? La solution réside alors dans une réforme institutionnelle du statut de la BCE pour l’aligner sur celui de la Banque Centrale américaine. Ceci n’est pas absurde, car la politique de la BCE, en conduisant à la surévaluation de l’Euro, a fait beaucoup de mal.
L’argument selon lequel la France ne souffrirait de cette politique qu’en raison de ses défauts propres est une contre-vérité. L’opposition entre les réactions de la France et de l’Allemagne est souvent biaisée par une méconnaissance des réalités allemandes, ce que montre un ancien conseiller au ministère de l’Economie et des Finances[33]. La fuite en avant actuelle de la politique américaine ne peut qu’aggraver la tendance à la surévaluation de l’Euro. La probabilité d’un choc monétaire majeur frappant de plein fouet la Zone Euro dans les mois qui viennent doit être prise en compte.
La politique de la BCE est ici incontestablement dangereuse. Elle l’est dans le fait qu’elle ne se donne qu’un seul objectif (la plus faible inflation possible) alors que les objectifs sont multiples. Non seulement devraient-ils inclure la croissance, comme dans le cas de la Banque Centrale américaine, mais aussi des éléments de politique structurelle. En effet, on peut montrer qu’une politique du crédit restrictive déforme les relations entre producteurs et distributeurs, au détriment des premiers[34]. En fait, la contrainte exercée par une hausse des taux d’intérêts n’est pas partagée dans l’ensemble de la chaîne Producteurs-Distributeurs-Détaillants, mais se concentre sur le producteur. Elle entraîne ainsi contrainte disproportionnée sur l’investissement.
La politique de la BCE est aussi dangereuse bien sur parce que son objectif est faux. Comme on vient de le montrer, les approches fondées sur des hypothèses réalistes concluent toutes que la recherche de l’inflation la plus basse possible est une erreur grave. En fait, les économies ont un taux d’inflation qui correspond à leurs structures productives, financières et sociales et chercher à vouloir se situer en dessous ne peut qu’entraîner des dommages durables à l’économie et à la société[35].
Il faut ajouter ici que l’analyse de l’inflation qui domine à la BCE s’appuie sur la confusion, volontaire ou inconsciente, entre inflation et hyperinflation. Cette confusion caractérise tant le discours monétariste que l’essentialisme monétaire.
Le discours monétariste compare l’inflation à une drogue. On commence par des petites doses, puis on s’accoutume, et il faut des doses sans cesse plus fortes, jusqu’au moment où le pays se trouve embarqué dans une hyperinflation explosive, sur le modèle de celles connues en Allemagne ou en Autriche dans les années 20 du XXè siècle. L’essentialisme monétaire théorique se fonde quant à lui sur une analyse de la monnaie réalisée à partir de l’hyperinflation. Les travaux d’André Orléan sur hyperinflation allemande sont d’ailleurs, et à juste titre, reconnus tant chez les économistes que les historiens. Mais, la généralisation d’un cas particulier et extrême à l’analyse de la monnaie se heurte à des obstacles sérieux qui proviennent de leurs hypothèses micro-économiques.
Dans les sociétés où le rapport marchand est dominant, les agents individuels opèrent dans des sphères différentes. Il en est ainsi parce que le rapport marchand n’est pas unique, et qu’il doit s’articuler à d’autres qui pour certains sont économiques (le rapport salarial par exemple) et pour d’autres (comme les rapports familiaux) sont extra-économiques. Si les sphères d’action et de représentation des individus sont différentes, peut-on pour autant supposer qu’elles soient mentalement séparées? C’est une hypothèse essentielle à qui veut affirmer que la richesse – définie dans la sphère marchande – puisse se déployer sur la base de sa logique propre et sans effets de retour des autres sphères et des valeurs qu’elles véhiculent.
Si tel devait être le cas, il nous faudrait poser la fragmentation psychologique – qui est une pathologie au sens psychiatrique – comme norme de la modélisation. Et, si tel n’est pas le cas, si des interactions entre les mondes hétérogènes dans lesquelles tout individu est plongé se manifestent en permanence, alors l’organisation des préférences qui en sont issues est le problème de base auquel l’économiste doit répondre avant de construire son modèle.
L’hypothèse d’une permanence temporelle des préférences de l’acteur, nécessaire aussi bien au “théorème Girardien fondamental” de l’essentialisme monétaire que pour les anticipations rationnelles du monétarisme, implique la stabilité (et donc l’existence préalable) d’un pré-ordre parfait des préférences[36]. Le pré-ordre, on le sait depuis un demi-siècle, exige quant à lui indépendance et transitivité des préférences. L’hypothèse de repli d’un “quasi-pré-ordre” des préférences à partir de préférences qui seraient engendrées par une structure d’apprentissage spontané, thèse de von Hayek, exige elle aussi l’intégration et la monotonie temporelle.
Or, les travaux de psychologie expérimentale de ces 20 dernières années (Kahneman, Lichtenstein, Slovic, Tversky) montrent justement que les préférences sont instables, qu’elles ne vérifient ni la monotonie ni l’intégration temporelle ni L’indépendance et même la transitivité. Il a en effet été démontré, sous protocoles expérimentaux standardisés, que les effets de contexte et effets de dotation permettaient d’expliquer l’instabilité des préférences en fonction des choix et des contextes. Ceci avait été déjà signalé en 1953 par Maurice Allais[37] qui avait mis en cause la clause d’indépendance[38].
Ces sont les contextes spécifiques et les dotations particulières des périodes d’hyper-inflation qui expliquent la formation de préférences vérifiant les hypothèses de l’essentialisme monétaire sur ce point. Mais, ces contextes et ces dotations ne caractérisent que ces périodes. Il est impossible de généraliser à partir d’elles. L’établissement d’une continuité entre l’inflation et l’hyper-inflation est impossible à réaliser si l’on respecte les règles de la méthode scientifique. Dès lors, on ne peut plus prétendre que toute inflation conduira à l’hyper-inflation. La politique de la BCE se révèle comme relevant d’un pur choix idéologique ou, comme Thomas Balogh le montrait en ce qui concerne le monétarisme[39], comme la politique des revenus du Capital décrit par Marx.
Une BCE dont le statut permettrait de viser à plusieurs objectifs et qui ne s’enferrerait pas dans le dogme d’une recherche de l’inflation la plus basse à tout prix, serait un progrès incontestable. Mais, il ne résoudrait pas le problème fondamental dont l’Euro souffre aujourd’hui. Assurément, une BCE différente de celle dont nous souffrons rendrait les manifestations de ce problème moins violentes. Elle ne les ferait pas disparaître pour autant.
V. L’impasse politique de l’européisme face à la crise qui vient.
Arrivé à ce stade du raisonnement, il nous faut revenir au problème de départ. La montée des tensions économiques et sociales au sein des pays de la Zone Euro indique que celle-ci porte la crise en son sein comme la nuée l’orage. Cette situation est dans une large mesure le produit des raccourcis suivis par l’européisme qui a instrumentalisé l’idée de la monnaie unique à des fins idéologiques. Elle laisse les thuriféraires de l’Euro sans solution et montre l’impasse dans laquelle ils ont conduit les peuples européens. On voit alors se dessiner trois scénarios.
Face à la crise qui vient, la réaction la plus naturelle des européistes est la politique du déni. Il ne faut surtout pas parler des problèmes réels, ou alors les mettre à tout prix sur le compte de facteurs étrangers à l’Euro. Un tel discours ne saurait être tenu indéfiniment. Les faits sont têtus et la réalité, quand on l’a trop longtemps méprisée, se venge avec violence. Les tensions économiques et sociales forceront, dans un délai de 15 à 30 mois, un ou plusieurs pays de la Zone Euro à abandonner la monnaie unique. Telle est l’hypothèse ouvertement envisagée par les études citées au début du texte. Un tel revirement, dans un contexte de crise et faute d’avoir préparé des situations intermédiaires donnant aux pays qui en ont besoin la souplesse nécessaire, conduira à l’explosion de la Zone Euro. Faute d’avoir ouvert le débat à temps et préparé des solutions, il ne restera d’autre option que la débandade généralisée et la politique du Bouc Émissaire. On cherchera à rejeter la faute de sa propre impéritie sur le voisin, créant ainsi un climat détestable en Europe.
Une autre solution est néanmoins envisageable pour les moins obtus des européistes, et c’est celle que dessinent les attaques qui se multiplient contre la BCE. Pour éviter la rupture de la Zone Euro, on peut chercher à provoquer de force une évolution du statut de la BCE, un peu comme la France et l’Allemagne ont obtenu, de facto, une remise en cause du Pacte de Stabilité.
Ce jeu est plus dangereux qu’on ne peut le croire. D’une part, comme on l’a indiqué, la question du statut et de la politique de la BCE n’est pas centrale à la crise de l’Euro. D’autre part, comme on peut douter qu’il y ait consensus entre les 12 sur ce point, et l’hétérogénéité des dynamiques économiques au sein de la Zone Euro montre que ce n’est pas des intérêts économiques que naîtra spontanément ce consensus, imposer un changement de statut de la BCE serait l’équivalent d’un coup de force de certains pays dans le gouvernement monétaire de la Zone. Comme l’organisation de la Zone Euro se fonde sur les principes d’homogénéité de règles et d’égalité de droits, on sera alors inéluctablement confronté à une crise institutionnelle. Dans la mesure où ceux qui défendent cette approche ne sont pas prêts à cette crise, et refusent de poser ouvertement la question d’une refonte drastique de l’organisation de la Zone Euro et de la circulation des capitaux, ils devront soit reculer soit s’engager dans une crise dont ils ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants. S’ils reculent, nous voici revenus à la situation de départ et le premier des scénarios envisagés ici s’imposera. Si, poussés par la nécessité, la peur de perdre le pouvoir, ou ayant connu entre-temps leur Chemin de Damas monétaire, ces européistes se décident à accepter la crise institutionnelle, la crédibilité de leurs solutions sera faible. Le vieux principe qui veut qu’une politique nouvelle n’est pleinement crédible que si elle mise en place par une équipe nouvelle, jouera à plein contre eux. Cette crise, dont d’autres auraient pu faire bon usage, tournera probablement au chaos.
Enfin, quand bien même arriverait-on à changer le statut de la BCE et sa politique sans toucher aux autres institutions de la Zone Euro, on ne se serait donné qu’un répit. Rappelons-le: ce n’est pas la BCE qui est à l’origine de la crise, même si elle y contribue.
Une troisième solution, qui aurait l’assentiment des plus lucides des partisans de l’Euro, est envisageable en théorie. On y verrait les pays de la Zone Euro accepter en quelques mois de mettre en commun une large part de leurs ressources fiscales et budgétaires afin de réaliser une politique économique réellement fédérale en contrepoids à l’Euro. Pour élégante qu’elle soit, cette solution est irréaliste.
D’une part, elle se heurte au problème de la cohérence temporelle. La mise ne place d’un véritable fédéralisme économique est une opération complexe qui prendre du temps. Or, celui-ci est compté. Quand le feu vient lécher les murs de la maison, il n’est plus temps de creuser un puits pour alimenter les lances à incendie.
D’autre part, cette solution qui est fondamentalement politique est construite sur le mépris des règles du politique. Pour que les moyens fiscaux et budgétaires soient mis en commun, il faut supposer que nous ayons un espace politique unifié. Oublier que le consentement à l’impôt et la gestion du budget sont des actes avant tout politiques c’est nier l’histoire de la construction des États modernes. Le budget européen d’aujourd’hui ne pose pas de problèmes politiques immédiats en raison de sa minceur. Que l’on décide de verser à une caisse commune 50% à 60% des ressources fiscales sans avoir au préalable vérifié si les peuples voulaient bien se fondre en un nouvel ensemble, et les pavés parleront sur l’heure. Or, tout montre que nous sommes encore très loin aujourd’hui de cette unification de l’espace politique. Elle est peut-être envisageable à terme à un niveau restreint. On peut sans rêver imaginer une institutionnalisation croissante des convergences franco-allemandes, et sans doute y intégrer un ou deux pays voisins (la Belgique et l’Italie), allant dans le sens d’une Nouvelle République. Au-delà, il faut penser à l’échelle de plusieurs décennies. Ici encore, le temps n’attend pas.
Pour tentante qu’elle soit, la solution d’un étroit fédéralisme économique à l’échelle de l’ensemble de la Zone Euro n’est pas la réponse à la crise qui s’annonce. Ce n’est qu’un rêve qui nous détourne des réalités.
L’idéologie européiste, quelles qu’en soient les courants qui la traverse, n’est pas en mesure de porter demain les réponses à la crise qu’elle a suscitées. Ce n’est qu’en rompant avec cette idéologie, en mettant à mal la vache sacrée qui consiste à penser intouchables les institutions d’aujourd’hui que l’on trouvera des solutions réalistes. Pour sauver le principe de la monnaie unique, il faudra donc sacrifier en partie l’Euro tel qu’il existe aujourd’hui.
VI. Vers une nouvelle architecture monétaire européenne.
Il faut en revenir aux deux éléments fondamentaux de la problématique de la monnaie unique. Cette dernière a des avantages non négligeables, mais présente des coûts importants à partir du moment où elle s’applique sans s’articuler à une politique fiscale et budgétaire commune à des pays dont les structures économiques et sociales sont fortement hétérogènes. Par ailleurs, l’autonomie de la politique monétaire, en particulier en matière de taux d’intérêt et de gestion du taux de change, est d’autant plus efficace que les capitaux ne circulent pas librement.
Le premier élément suggère déjà une réponse: la monnaie unique ne fait sens aujourd’hui que là où les dynamiques sont homogènes. La Zone Euro telle qu’elle existe aujourd’hui n’est pas l’espace de référence pertinent. Ceci n’implique pas qu’il n’y ait pas un espace pertinent possible.
Le second élément indique que ce n’est pas une loi de la nature qui a enlevé aux politiques monétaires leur pertinence, mais bien l’ensemble des décisions humaines qui ont abouti à la libéralisation des marchés des capitaux. Or, ce qu’une décision humaine a fait, une autre peut la défaire. Cette libéralisation des marchés des capitaux s’est faite au nom d’une vision idéologique de la réalité économique qui fait de l’homogénéité et de la liberté des flux un principe absolu. Pourtant, les mouvements de capitaux sont, dans leur nature comme dans leurs fonctions, hétérogènes. Les déterminants des flux d’investissements, soit des mouvements à long terme, n’ont rien à voir avec ceux des mouvements à court terme. Par ailleurs, la finance ne peut ni ne doit être séparée dans sa logique des structures productives, sous peine de conduire à des crises récurrentes[40]. La nécessité impérieuse de la cohérence, en statique comme en dynamique, entre la dimension “réelle” et la dimension monétaire de l’économie doit être un des piliers de la nouvelle architecture institutionnelle[41].
Dès lors, on voit se dessiner ce que pourrait être l’architecture monétaire réaliste de l’Europe en réponse à la crise qui vient. Il faut donc penser en termes de zones concentriques, où l’Euro pourrait être au départ monnaie unique, sur un espace nettement plus réduit qu’actuellement où cette solution serait pertinente, puis monnaie commune là ou les hétérogénéités structurelles rendraient la monnaie unique trop coûteuse mais où l’accrochage d’une monnaie nationale à l’Euro permettrait un gain en matière de lutte contre la spéculation financière et de crédibilité de la politique monétaire du pays concerné. Ce système de zones concentriques s’appuierait sur un encadrement des flux de capitaux visant à favoriser l’investissement matériel au détriment des opérations spéculatives.
Pour les pays de la première zone, l’Euro serait inchangé. Par contre les flux de capitaux hors de cette zone seraient contrôlés en fonction inverse de leur temporalité. Autant les mouvements à long terme pourraient être laissés libres (moyennant bien entendu des règles de sécurité stratégique), autant les mouvements à court terme pourraient être pénalisés. Des distinctions fonctionnelles dans les mouvements de ces capitaux seraient établies qui se combineraient avec la notion de temporalité pour déterminer la dureté du contrôle.
Pour les pays de la seconde zone, on aurait l’Euro comme monnaie commune, détenue uniquement par les banques centrales des pays adhérents à ce système, serait l’unité de compte globale ainsi que l’instrument de réserve pour ces pays. Elle viendrait se superposer aux monnaies nationales qui seraient alors rétablies pour les pays dont les structures économiques sont trop hétérogènes par rapport à celles de la première zone. Le fonctionnement des monnaies nationales serait encadré par les mécanismes de connexion à la monnaie commune. Une telle conception est rigoureusement cohérente avec la pensée keynésienne réelle[42]. Dans les transactions entre les pays membres de ce système, seuls les soldes de fin d’exercice devraient être réglés. Ils pourraient faire l’objet, dans certains cas, de crédits de la part de la BCE pour éviter toute crise des paiements.
Ces pays européens conserveraient ou retrouveraient leurs monnaies nationales, mais ces dernières ne seraient convertibles que dans la monnaie commune, l’Euro. Il n’y aurait pas de cotation d’une monnaie en une autre, mais une cotation de toutes par rapport à l’Euro. Les taux de change entre les monnaies du système se déduiraient de cette cote, tout comme elles se déduiraient pour le change avec des monnaies hors du système de la cotation entre cette monnaie extérieure (par exemple le dollar ou le yen) et la monnaie commune.
Les taux de change entre chaque monnaie nationale et la monnaie commune, dans un espace financier où les mouvements de capitaux à court terme seraient étroitement contrôlés, pourraient être révisés de manière périodique de manière à tenir compte des évolutions dans chaque pays. On pourrait ainsi procéder à des dévaluations et des réévaluations concertées de manière à gérer les chocs macroéconomiques ou des divergences fortes dans le rythme de croissance de la productivité du travail. La BCE piloterait l’évolution du taux de change de l’Euro par rapport aux autres monnaies de référence pour éviter les mouvements destructeurs comme la récente brutale réévaluation de l’Euro face au dollar.
Les pays membres récupéreraient donc une souveraineté monétaire, mais hors du cadre de marchés libéralisés. Elle serait à la fois plus réelle et plus facilement coordonnée. La politique budgétaire ne serait plus condamnée à porter seule le fardeau des ajustements conjoncturels. L’existence de taux de conversion régulés entre les monnaies nationales et la monnaie commune ferait largement disparaître l’incertitude de change et diminuerait les coûts de transaction tout en évitant l’excessive rigidité du système actuel. En cas de crise un pays ne serait plus devant le choix dramatique d’avoir à supporter le coût de son maintien dans la zone Euro ou de se retrouver exposer au grand vent de la spéculation financière internationale. La deuxième zone monétaire, définie par l’Euro monnaie commune, jouerait alors le rôle de sas. Elle serait dans certains cas une solution de repli, dans d’autres une étape vers la monnaie unique. Dans tous les cas on sortirait de la logique actuelle du “tout ou rien”.
Un tel système implique évidement un changement profond du statut de la BCE. Non seulement le maintien de la croissance doit faire partie des objectifs de la Banque Centrale Européenne réformée, mais celle-ci doit être autorisée à prendre en pension des titres émis par l’ensemble des pays de la zone dans le cadre d’emprunts visant à financer des investissements dans le domaine des infrastructures. Un instrument monétaire collectif, monnaie unique pour les uns et monnaie commune pour les autres, n’a de sens et d’intérêt que s’il apporte sa contribution à une politique de plein-emploi et de développement durable.
VII. – Du projet politique à la politique du projet
La réforme que l’on vient de dessiner, si elle a des dimensions techniques (qui pourraient faire l’objet d’un autre texte) est avant tout une démarche politique. Elle réaffirme le primat du politique sur le technique, du réalisme sur l’idéalisme. Cette réforme ne naîtra pas de sa propre nécessité objective. On peut formuler ici deux hypothèses quant à une politique susceptible de porter un tel projet.
La plus favorable serait que la réforme de l’Euro, et globalement de l’organisation monétaire et économique de l’Europe, soit au coeur des prochaines élections présidentielles de 2007. Le candidat porteur d’un tel projet, s’il était élu, bénéficierait d’une crédibilité politique importante. Dans le cadre de l’espace politique français, en se situant clairement dans la logique du rejet du TCE et du “non” lors du référendum du 29 mai 2005, il pourrait s’appuyer sur un élément fort de continuité politique. dans ses relations avec les partenaires de la France, sa position lui permettrait de sortir de l’impasse dans laquelle les européiste réformateur, ceux qui souhaitent résoudre la crise par une réforme de la BCE, sont enfermés. Ces derniers sont dans une position où leurs préférences explicites sont les suivantes: la réforme est préférable au statu-quo, mais le statu-quo est préférable à une crise du système. Formulée ainsi, leur position les condamne à la défaite devant tout partisan du statu-quo qui préfère la crise à sa réforme. C’est bien pour cela que toutes les proclamations visant à une réforme des institutions européennes actuelles “de l’intérieur” sont vaines.
Au contraire, si le nouveau Président français est porteur d’un projet de réforme cohérent et annonce d’emblée qu’il prendra le risque d’une crise plutôt que d’accepter le statu-quo, sa position devient d’une force considérable. Certes, certains des partenaires européens peuvent refuser la réforme et choisir la crise. Mais, face à une politique cohérente, dont certains éléments (par exemple la re-réglementation des flux financiers) pourraient être appliqués unilatéralement, ils en pâtiront plus que la France. Quant à tous ceux qui sont conscients de la crise du système actuel, ils verront bien que le projet français refuse de jeter le bébé (l’idée d’une politique monétaire commune) avec l’eau du bain (les institutions actuelles de l’Euro).
La position d’un Président français élu en rupture avec l’européisme serait par ailleurs d’autant plus forte s’il engageait par voie référendaire une modification de la Constitution pour introduire l’équivalent d’un article-16 économique[43]. Une telle disposition, qui correspondrait à un “état d’urgence” économique et financier[44], et donnerait la possibilité de rapidement prendre toutes les mesures unilatérales de protection nécessaires en cas de nécessité. Une telle disposition rendrait hautement crédible une approche volontariste de la réforme des institutions européennes.
Une autre hypothèse, moins favorable, est bien sur possible. Si l’européisme remporte une victoire provisoire, nous serons confrontés sous peu à la crise de l’Euro. Comme indiqué plus haut elle prendra probablement la forme d’une sortie d’un système devenu insupportable par un ou plusieurs pays dans le cours d’un choc monétaire ou économique externe. Ceci engagera un processus de type “boule de neige” qui conduira à l’éclatement de la Zone Euro telle qu’elle existe aujourd’hui. Devant ce résultat, la réforme ici proposée pourrait alors s’imposer. Contrairement à la première solution où les partenaires auraient eu le choix entre la réforme ou la crise, nous aurions eu d’abord la crise puis la réforme. Mais, une telle issue est loin d’être certaine.
Malheureusement, les crises, quand elles sont subies et non choisies, ont leur dynamique propre. Rien ne prouve que le processus d’éclatement à chaud de la Zone Euro n’aboutisse à de telles tensions entre les partenaires que le retour aux souverainetés monétaires individuelles pour tous ne soit la seule solution en fin de compte possible. Si tel devait être le cas, la mise en place d’un système monétaire rationnel et raisonné serait retardé de plusieurs années, voir de dizaines d’années. S’il devait en être ainsi le principe de la monnaie unique, dont on réaffirme qu’il n’est pas sans intérêt, aurait été discrédité par la manière dont on a tenté de le mettre en place au nom de l’idéologie européiste. Cette dernière aurait alors fait prendre un retard tragique à l’Europe.
NOTES
[1] On suggère ici d’appeler “européistes” les tenants de l’idéologie consistant à faire d’une construction européenne jamais définie ni précisée le remède supposé miracle à tous nos maux. Voir pour un élément de définition de l’européisme le texte de l’ancien Ministre des Affaires Étrangères H. Védrine, “Sortir du dogme européiste” in Le Monde, 9 juin 2005.
[2] Sondage réalisé par l’Ifop pour le compte de Valeurs Actuelles et publié le 12 juin 2005. Consultable sur le site: http://www.ifop.com/europe/sondages/opinionf/regretdufranc.asp .
[3] Voir Partick Artus, dans une étude de CDC-Ixis diffusée début juillet 2005 et citée par P-A. Delhommais, “Une étude se demande si la France et l’Italie vont être contraintes d’abandonner l’Euro”, in Le Monde, 9 juillet 2005.
[4] Marc Touati dans la Lettre des Etudes Economiques du 9 mars 2006.
[5] S. Federbusch, “La surévaluation de la monnaie unique coûte cher à la croissance” in Libération, rubrique “Rebonds”, 26 avril 2006.
[6] R.A. Mundell, “A Theory of Optimum Currency Area”, in American Economic Review, vol. 51, n°3, 1961, pp. 657-665.
[7] C’est un des résultats du modèle de Mundell-Fleming. Voir R.A. Mundell, International Economics, Macmillan, Londres, 1968, chap. 16 et 17 et J. Frenkel et A. Razin, “The Mundell-Fleming Model a Quarter of Century Later”, IMF Staff Paper, Vol. 34, n°4, décembre 1987, pp. 567-620.
[8] Cette défense des subventions industrielles se trouve, le croirait-on, sous la plume de D. Cohen. Voir D. Cohen, “Imaginer la Monnaie Unique” in M. Aglietta (ed.), L’Ecu et la vieille dame, Economica, Paris, 1986, pp. 145-155, p. 154.
[9] A. Swoboda, “Robert Mundell and the Theoretical Foundation for the European Monetary Union”, FMI, Washington, 1999, http://www.imf-org/external/np/vc/1999/121399.htm. Ce texte a été aussi publié en français sous une forme un peu différente in Le Temps,Genève, 13 décembre 1999.
[10] F.E. Kydland et E.C. Prescott, “Rules Rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans” in Journal of Political economy,vol. 85, n°2/1977, pp. 473/492.
[11] N. Gregory Mankiw, “A letter to Ben Bernancke”, papier présenté à la réunion annuelle de l’American Economic Association au panel “Alan Greenspan’s Legacy: An Early Look”, janvier 2006. Voir aussi du même auteur, “U.S. Monetary Policy During the 1990’s” in A. Frankel et P. Orszag (edits.), American Economic Policy in the 1990’s, MIT Press, Cambridge, Mass., 2002.
[12] Voir, M. Aglietta et A. Orléan, La Violence de la monnaie, PUF, Paris, 1982 et, des mêmes auteurs, La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, Paris, 2002. Pour la construction formelle du raisonnement, A. Orléan, “Monnaie et spéculation mimétique” in P. Dumouchel (ed.), Violence et vérité autour de René Girard, Paris, Grasset, 1985, pp. 147-158.
[13] L’émergence de l’essentialisme monétaire est analysé dans J. Sapir, Les Trous Noirs de la Science Economique, Albin Michel, Paris, 2000, chap. 4. La réponse d’André Orléan, où il revendique l’appellation d’essentialisme monétaire se trouve dans: A. Orléan, “Essentialisme monétaire et relativisme méthodologique” in Multitudes, n°9, mai-juin 2002, pp. 190-195.
[14] On trouvera une analyse critique des fondements de l’essentialisme monétaire dans J. Sapir, Quelle Economie pour le XXIè Siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, pp. 187-193 et 201-203.
[15] Qui joue ici le rôle de l’Amour de Dieu dans le raisonnement Girardien.
[16] M. Aglietta, “Espoirs et inquiétudes de l’Euro” in M. Drach (ed.), L’argent – Croyance, mesure, spéculation, Éditions la Découverte, Paris, 2004, pp. 235-248, p. 236.
[17] M. Godelier, Métamorphoses de la Parenté, Fayard, Paris, 2004, pp. 468-470.
[18] A. Swoboda, “Robert Mundell and the Theoretical Foundation for the European Monetary Union”, op.cit..
[19] R.A. Mundell, “Uncommon Arguments for Common Currencies” in H. Johnson et A. Swoboda (edits.), The Economics of Common Currencies, George Allen & Unwin, Londres, 1973, pp. 143-173.
[20] M. Aglietta, “Espoirs et inquiétudes de l’Euro” p. 237.
[21] M. Aglietta, “Espoirs et inquiétudes de l’Euro” p. 240.
[22] G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, “The Macroeconomics of Low Inflation” in Brookings Papers on Economic Activity, n°1/1996, pp. 1-59.
[23] G.A. Akerlof et J.L. Yellen, “Can Small Deviations from rationality Make Significant Difference to Economic Equilibria ?” in American Economic Review, vol. 75, n°4/1985, pp. 708-720. De mêmes auteurs, “A Near-Rational Model on the Business Cycle with Wage and Price Inertia” in Quartely Journal of Economics, supplément au Vol. 100, n°5/1985, pp. 823-838.
[24] Le lecteur trouvera une analyse détaillée de ces travaux et des conditions de leur réception – et de leur non-réception – parmi les économistes dans J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, op.cit., chap. 1.
[25] G.A. Akerlof, “Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior” in American Economic Review, vol. 92, n°3/2002, juin, pp. 411-433. Ce texte correspond à la “Conférence Nobel” donnée par G. Akerlof quand il reçut le Prix en 2001.
[26] Comme par exemple le modèle dit de Mundell-Fleming à l’origine d’une partie de la réflexion qui conduisit à l’Euro….
[27] B.C. Greenwald et J.E. Stiglitz, “Toward a Theory of Rigidities” in American Economic Review, vol. 79, n°2, 1989, Papers and Proceedings, pp. 364-369. J.E. Stiglitz, “Toward a general Theory of Wage and Price Rigidities and Economic Fluctuations” in American Economic Review, vol. 79, n°2, 1989, Papers and Proceedings, pp. 75-80.
[28] T.M. Andersen, “Can Inflation Be Too Low ?” in Kyklos, vol. 54, Fasc.4, pp. 591-602.
[29] La réflexion sur ce point a démarré à partir de N.G. Mankiw et R. Reis, “Sticky Information: A model of Monetary Nonneutrality and Structural Slumps”, Harvard Université, Octobre 2001, texte présenté à la conférence en l’honneur de Ned Phelps. On trouvera une recension complète des modèles à “sticky information” et des débats qu’ils ont suscités dans O. Coibion, “Inflation Inertia in Sticky Information Models”, in Contributions to Macroeconomics, vol.6, n°1/2006.
[30] C. Conrad et M. Karanasos, “Dual Long Memory in Inflation Dynamics across Countries of the Euro Area and the Link between InflationUncertainty and Macroeconomic Performance”, in Studies in Nonlinear Dynamics & Econometrics, vol. 9, n°4, nov. 2005 (publié par The Berkeley Electronic Press et consultable sur: http://www.bepress.com/snde.)
[31] Ce résultat avait aussi été démontré à l’intérieur d’un cadre d’analyse néo-classique (pourtant favorable aux thèses de Friedman) par M. Dotsey et P. Sarte, “Inflation Uncertainty and growth in a cash-in-advance economy”, Journal of Monetary Economics, vol. 45, n°3/2000, pp. 631-655.
[32] O. Coibion, “Inflation Inertia in Sticky Information Models”, op.cit., insiste d’ailleurs sur la nécessité d’étendre le raisonnement aux différents secteurs de l’activité économique.
[33] S. Federbusch, “La surévaluation de la monnaie unique coûte cher à la croissance. L’Euro fort, frein à la croissance économique” in Libération, rubrique “Rebonds”, 20 avril 2006.
[34] D. Powers, “Credit Constraints and Contract Enforcement”, in Topics in Economic Analysis & Policy, Vol. 6,n°1/2006.
[35] G.A. Akerlof, W. I. Dickens et G.I. Perry, “Options for Stabilization Policy” in Brookings Institution Policy Brief, n°69, Février 2001.
[36] Ce qui est connu depuis J. von Neumann et O. Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1947 (2ème édition); G. Debreu, Théorie de la Valeur, Dunod, Paris, 1959 et fort bien expliqué in B. Guerrien, L’économie néo-classique, La Découverte, coll. Repères, Paris, 1989.
[37] M. Allais, “Le comportement de l’homme rationnel devant le risque. Critique des postulats de l’école américaine” in Econométrica, vol. 21, 1953, pp. 503-546.
[38] Voir, pour les sources primaires, D. Kahneman, “New Challenges to the Rationality Assumption” in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, St. Martin’s Press, New York, 1996, pp. 203-219, A. Tversky, “Rational Theory and Constructive Choice”, in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Macmillan et St. Martin’s Press, Basingstoke – New York, 1996, pp. 185-197, p. 187, P. Slovic et S. Lichtenstein, “Preference Reversals : A Broader Perspective”, in American Economic Review, vol. 73, n°3/1983, pp. 596-605, pour les textes les plus importants.
[39] T. Balogh, The Irrelevance of Conventional Economics, Weidenfeld and Nicholson, Londres, 1982.
[40] Voir J.M. Keynes, The General Theory and After, Part II: Defence and Development – C.W. Vol. XIV, Londres, Macmillan, 1973 (1937), pp. 201-213. Sur l’analyse de la position de Keynes, G. Harcourt “The economics of Keynes and its theoretical importance: Or what would Marx and Keynes have made of the happenings of the past 30 years and more” inPost-Autistic Economics Review, n°27, 9 Septembre 2004, art. 1. Consultable à l’adress: http://www.btinternet.com/-pae_news/review/Issue27.htm
[41] Sur cette notion, J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè Siécle, op. cit., chap. 7.
[42] Voir P. Davidson, Post Keynesian Macroeconomic Theory, Edward Edgar, Cheltenham, 1994.
[43] Une telle disposition constitutionnelle pourrait avoir la forme suivante, et être intégrée à l’article 16 actuel:
“Lorsque le fonctionnement des institutions économiques et sociales de la Nation est empêché ou directement mis en cause par des événements ou influences extérieures, que la continuité des conditions de production, d’échange et de consommation est directement sous une menace économique ou financière, le Président de la République prend les mesures exigées par les circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des Présidents des Assemblées et du Conseil Constitutionnel.
Il en informe la Nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer le respect des Droits sociaux et économiques tels qu’ils sont indiqués dans le Préambule de la Constitution. Elles peuvent conduire à la suspension des accords économiques et financiers dont la République est partie prenante au nom de la sauvegarde des intérêts des citoyens et de la Nation. Si cette suspension devait être prolongée au-delà d’un délai de 18 mois, le Président s’engage à demander au Parlement la modification des textes législatifs qui serait alors nécessaire.”
[44] Sur ce point, J. Sapir Quelle économie pour le XXIè Siècle, op. cit., chap. 7 et Conclusion.
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