Compétitivité chérie, chère compétitivité
Par Jean-Luc Gréau, janvier 2013
Le débat public français le veut ainsi. Le rapport Gallois, sur la compétitivité française, élaboré à la demande du gouvernement, n’a pas occasionné la confrontation d’idées qui eut permis de lui donner un impact véritable. Il a ouvert une fenêtre de tir médiatique instantanément utilisée par les ministres de François Hollande pour annoncer leur propre plan de soutien à l’économie.
Ce rapport ouvrait cependant des perspectives d’action plus larges que celles du dispositif gouvernemental. Il réclamait ainsi de mettre à l’essai l’exploitation du gaz de schiste, de ne pas amputer sans raison majeure la capacité nucléaire civile, il posait la question de la parité de l’euro, monnaie la plus surévaluée au monde après le yen. Ces questions attendront de meilleurs jours.
Pour le reste, ses préconisations étaient attendues. Louis Gallois a mesuré les handicaps français durant ses longues années d’activité à la tête de grandes entreprises comme EADS qui sont aussi des donneurs d’ordres à des centaines d’entreprises petites et moyennes. Il sait que la France, moins atteinte que beaucoup d’autres par la violente crise occidentale de 2008 et 2009, est cependant exposée à de graves mécomptes par l’érosion de sa compétitivité. L’économie nationale se trouve sans doute à la croisée des chemins, et dans la pire situation qui soit, puisqu’elle doit s’adapter et se renforcer tout en subissant les effets débilitants de la crise de ses voisins de l’Europe du Sud. Toute la difficulté de l’énoncé français tient en deux propositions : premièrement, il lui faut dégager les moyens d’une compétitivité accrue de ses entreprises, les industrielles surtout ; deuxièmement, elle ne peut déprimer brutalement sa demande intérieure, comme ses voisins du Sud, sans basculer dans une récession plus violente encore. Elle doit donc recevoir et interpréter la leçon d’efficacité de l’Allemagne et accepter la leçon de l’échec des politiques de rigueur aveugles pratiquées en Espagne ou en Italie. Presque une gageure.
Sommes-nous trop chers ?
L’Allemagne sert toujours de référence quand on veut étalonner la défaillance française. Ses performances font les délices de ces journalistes prolixes à défaut d’être lettrés qui se livrent à un exercice de déclinologie nationale ou plutôt hexagonale. Et la tentation est forte, face à la conjuration des imbéciles, de réclamer d’autres manières de mesurer nos performances, d’autant plus que la crise a fait justice de tous ces pseudo modèles qui ont été offerts à l’admiration des niais : Etats-Unis, Angleterre, Espagne, sans compter le tigre celtique (l’Irlande).
Nous devons cependant accepter de comparer la France à la nation qui incarne momentanément l’efficacité, pour la bonne raison que nos deux pays sont au cœur de l’Europe d’après-guerre et que le déclin irréversible de la France, vis-à-vis de son grand partenaire, entraînerait un changement irrémédiable des relations au sein du Vieux Continent. De fait, nous le verrons, Paris n’a plus les moyens apparents de parler d’égal à égal avec Berlin.
Avant d’établir le constat de faiblesse française, relevons cependant l’omission constante qui entache la comparaison des résultats des deux côtés du Rhin. Les économistes qui s’y consacrent oublient –délibérément- la divergence démographique des deux pays, avec des taux de fécondité de 2 et de 1,35. C’est ainsi que les impacts différents sur les charges publiques et le chômage échappent à l’analyse et au commentaire. Pourtant, cela fait vingt ans que les nouveaux-nés français sont plus nombreux que les nouveaux-nés allemands. Mais les charges substantielles que cet état de fait représente pour notre système public ne sont pas comptabilisées, l’impact sur le déficit n’est pas évalué. De même est laissée dans l’ombre la contribution de la faible fécondité allemande à l’amélioration des statistiques du chômage. Pourtant, il y a chaque année un différentiel de plus de trois cent mille unités entre le nombre des Allemands qui accèdent à la retraite et celui des Allemands qui entrent sur le marché du travail. Mais passons.
Le premier signe inquiétant du recul de notre compétitivité est apparu en janvier 2004 avec un solde négatif du commerce extérieur, qui devait être le premier d’une longue série. D’année en année, le déficit des échanges s’est maintenu ou aggravé pour atteindre le chiffre substantiel de 73 milliards d’euros en 2011. Trois éléments complémentaires permettent de comprendre la médiocrité de notre situation. La part des exportations françaises dans les exportations de la zone euro n’a cessé de se réduire. Notre excédent des échanges de services s’est évanoui. Enfin, le solde reste négatif, même si l’on déduit nos importations de cette énergie que nous ne trouvons pas dans le sous-sol français, soit 60 milliards d’euros aux prix courants des produits concernés[1].
Il y a deux manières, pas forcément contradictoires, d’expliquer la faiblesse de nos résultats : incriminer l’excès de coûts du travail ou mesurer un retard dans l’organisation et l’équipement des entreprises françaises.
Le premier point est si fortement plaidé par les employeurs que le lecteur risque d’être lassé par une nouvelle redite. Et certains pourraient imaginer que j’ai rejoint le giron patronal où j’ai longtemps travaillé. Mais il est vrai que l’heure d’ouvrier dans l’automobile se situe autour de 35 euros en France, contre 32 euros dans cette Allemagne réputée pour la qualité de sa production, 22 euros en Espagne, 10 euros au Portugal et en Slovaquie. Nous sommes au sommet de l’échelle des coûts avec la Suède et la Belgique. Il faudrait donc que l’appareil de production national se situe parmi les meilleurs au monde pour supporter sans dommages un tel niveau des rémunérations.
Mais pourquoi les employeurs français se plaignent-ils d’une telle situation ? Hormis le SMIC dont l’évolution a été ralentie depuis 2007, la fixation des rémunérations reste de leur ressort. Or les chiffres indiquent que le pouvoir d’achat des salaires privés a toujours été maintenu, et souvent augmenté, durant toute la période de déclin apparent de notre compétitivité. Les dirigeants d’entreprise auraient pu s’efforcer de ralentir cette évolution, voire de négocier, quand c’est possible, un réajustement, pour endiguer la montée des coûts du travail. Et d’autant plus que les charges sociales dont ils se plaignent jour après jour s’élèvent en proportion du salaire de base, qui sert à leur calcul. Il y là un des plus importants non dits du débat sur la compétitivité qu’il faut mettre au jour pour que le débat se développe dans sa plénitude.
Le rapport Gallois a préconisé un début de solution en proposant une réduction des charges sociales pesant sur les salaires allant jusqu’à 3,5 fois le SMIC, pour un coût total de 30 milliards d’euros pour les finances publiques. La limite de salaire retenu dans le rapport tend à prendre en considération le fait que les salaires pratiqués dans les secteurs industriels, engagés dans la compétition internationale, sont plus hauts que ceux distribués dans les services à la personne qui répondent à une demande locale. Louis Gallois s’est efforcé, autant que possible, de se porter au secours des entreprises industrielles, les plus en difficulté, et cruciales pour la solution du problème de la compétitivité.
A partir du même constat, le gouvernement a retenu un dispositif d’inspiration différente, sous la forme d’un crédit d’impôt utilisable par les entreprises pour les salaires allant jusqu’à 2,5 fois le SMIC. Qu’est-ce qu’un crédit d’impôt ? C’est une mesure qui permet d’alléger l’impôt du par l’entreprise, en déduisant une dépense déterminée, mais aussi de faire un virement à son bénéfice, si elle n’est pas profitable[2]. Compréhensible dans son principe par tous les bénéficiaires, elle est pourtant d’un usage moins commode que l’allègement des charges sociales préconisé par Louis Gallois. Mais son adoption par le gouvernement répond à une difficulté politique : les syndicats ne veulent plus de réductions de charges sociales qui fragilisent sans cesse la base de calcul du financement des régimes de la protection sociale qu’ils cogèrent avec le patronat.
C’est donc une mesure d’application délicate qui a été retenue. Et c’est une mesure qui touchera peu l’industrie, puisqu’elle ne visera pas les rémunérations du personnel qualifié qu’elle emploie. Les ministres concernés avouent que l’aide reçue par l’industrie et les services à l’industrie ne dépassera pas 4 milliards d’euros sur les 20 milliards consentis en sacrifice par l’Etat.
N’aurait-il pas d’ailleurs été plus efficace de cantonner la mesure aux secteurs concernés par la compétition internationale ? Oui, bien sûr, mais la chose est impossible, depuis qu’elle a été interdite aux Etats membres par l’Union européenne, au nom du principe d’égalité. Tout Etat qui prend une mesure spécifique en faveur d’un secteur exposé à la concurrence de ses homologues européens voit annuler cette mesure par Bruxelles ou par Luxembourg[3]. L’obligation qui résulte de la loi européenne rend coûteux et peu efficaces les dispositifs qui embrassent l’ensemble des secteurs économiques. Et la dernière initiative gouvernementale le démontre encore. Selon l’estimation officielle, la réduction du coût du travail consentie par le biais du crédit d’impôt représente 6% en moyenne, mais moins pour les industries bénéficiaires. Il aurait fallu consacrer 60 milliards d’euros pour obtenir l’impact dont ces industries ont besoin dans l’immédiat pour tenter de reprendre le chemin d’une modernisation rapide.
Nous sommes trop peu efficaces
Parallèlement au débat juste mais obsédant sur le poids du coût du travail en France, émerge un autre débat sur l’efficacité intrinsèque de notre appareil de production. Il ne consiste pas à réclamer que les entreprises françaises se cantonnent dans les activités « high tech » en délaissant les productions courantes, comme les incitent des économistes qui ne savent pas, et ne sauront jamais, que les créateurs ou développeurs d’entreprises s’intéressent, sans discrimination, à tous les secteurs et toutes les niches où l’innovation peut s’exprimer avec profit, et qu’une économie moyenne comme la française ne saurait se contenter de la haute technologie si on attend d’elle qu’elle crée le nombre d’emplois voulus.
Des études récentes montrent que les entreprises françaises accusent un important retard dans le processus nécessaire de leur modernisation[4].
Nous avons trop peu de robots. Ici, la comparaison avec l’Allemagne s’avère presque décourageante. Nos entreprises achètent, bon an mal an depuis 2000, 3000 ou un peu plus de 3000 robots industriels, là où leurs concurrentes allemandes en achètent aujourd’hui plus de 19000 contre près de 13000 déjà en 2000 ! Les Etats-Unis, et même l’Italie, font mieux, en proportion de l’importance de leur économie. Et la durée de vie des robots mis en œuvre dans les industries françaises atteint 20 ans en moyenne au lieu de 10 dans le reste du monde.
Si l’on ajoute que le retard dans la mise en œuvre des systèmes informatiques est similaire et que nos dépenses de R&D se situent à l’indice 191 pour 384 en Allemagne, une question s’impose. Comment se fait-il que la France, pays de matheux, d’ingénieurs et d’informaticiens, ne s’appuie pas sur les outils qui découlent du travail de tels cerveaux, ou réclament, pour leur mise en mouvement efficace, de tels cerveaux ? La capacité exceptionnelle de notre filière aéronautique et spatiale, de loin la première au monde, au regard des population concernées, démontre en sens contraire que la France n’a pas perdu son génie industriel, y compris dans les productions d’avenir. Pourquoi ce génie ne se déploie-t-il désormais que dans quatre grandes filières (aéronautique, pharmacie, énergie, BTP) et dans un nombre d’entreprises limité par ailleurs ?
Sans doute le moment est-il venu d’une mobilisation des capacités du pays, à partir d’un constat moins réducteur que celui de l’excès des charges. Le débat sur la compétitivité appartient à tous, et pas seulement aux représentants de la nomenklatura nationale qui tentent de le confisquer. Prenons le soin de le nourrir et de l’approfondir. Avec cet espoir : que nos entreprises, qu’il faut aider sans doute, retard, sachent investir dans les outils qui déterminent l’efficacité aujourd’hui. Peut-être n’est-il pas trop tard.
*******
[1] Le solde extérieur subit aussi l’effet négatif d’une consommation qui est restée, en France, constamment supérieure à la consommation allemande, avec des croissances respectives de 21 et de 3% entre 2000 et 2009.
[2] Un bon exemple est fourni par le crédit d’impôt en faveur de la recherche.
[3] Ainsi pour les mesures Borotra prises en 1994 pour soutenir le textile, l’habillement et le cuir.
[4] Elles ont été menées ou rassemblées par le cabinet d’études Xerfi.