Choses vues : Moscou, 20 – 27 novembre 2022

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Le séminaire d’économie franco-russe s’est tenu comme tous les six mois, avec cette particularité que nous avons du travailler en virtuel, les communications entre Paris et Moscou étant devenues lourdes puisqu’il faut passer par la Turquie!

Jacques Sapir a fait le déplacement physique ce qui lui a permis de faire des rencontres très riches hors séminaire qu’il relate dans ce billet. C’est très intéressant et contraste avec le bavardage de nos “journalistes” incultes et des propagandistes de l’OTAN et des Etats-Unis qui nous entrainent dans une guerre qui ne nous concerne pas. La première impression que l’on retire de la lecture de ce texte est la grande liberté avec laquelle on parle de la guerre avec les Etats-Unis sur le territoire de l’Ukraine. Cette même liberté que je constate chaque fois que je me rends en Russie. La seconde est la libre critique de la stratégie de Poutine qui, vu sa déconvenue actuelle, est pour le moins insatisfaisante. La plus intéressant est de voir la réaction chez les jeunes qui, loin de critiquer cette guerre, critique Poutine pour sa mollesse! Un papier à lire!

CR


Choses vue à Moscou

par Jacques Sapir

J’ai passé une semaine à Moscou, à l’invitation de l’Académie des Sciences et de l’Institut de Prévisions Économiques de l’Académie (IPE-ASR), avec lequel se tenait la 64ème session du séminaire franco-russe sur le développement économique, un séminaire que j’avais contribué à créer et qui se tient régulièrement, avec deux sessions par an, depuis juin 1991. Comme les informations sur la situation en Russie sont fragmentaires, souvent déformées par une propagande outrancière, je profite de ce voyage pour raconter ce que j’ai vu et entendu.

Ceci n’a pas de valeur sociologique, car mes contacts en une semaine ont été limités, et Moscou n’est pas la Russie. Mais, ils me semblent néanmoins dignes d’intérêt.

Premières impressions

Le programme comportait donc 3 jours de séminaire (21-23 novembre) dans les locaux de l’IPE, 1 jour à l’École d’Économie de Moscou ou MSE-MGU (département d’excellence de l’université de Moscou[1]) où j’enseigne depuis 2004 et où j’étais invité par le directeur, l’académicien Alexandre Nékipelov au « Jubilé » du département de stratégie économique et financière dirigé par l’académicien Vladimir Kvint[2], 1 jour à l’Académie des Sciences en tant que « Membre à titre étranger », journée qui s’est achevée par une conférence pour les «jeunes français » de Moscou. J’ajoute à ce programme « officiel » des rencontres avec des journalistes et les « à-côté » qui font que toute réunion se prolonge souvent tard, parfois au restaurant…

J’ai donc côtoyé des collègues économistes (une cinquantaine), des étudiants et anciens étudiants (une bonne centaine), des académiciens, mais aussi des gens proches du pouvoir (journalistes et quelques gouverneurs de province) et des « gens dans la rue » suite à mes promenades moscovites (oui, on se promène, même quand il fait -8°/-10°).

Le philosophe est celui qui essaie de sortir de la caverne pour découvrir la lumière du soleil et regarder la réalité en face. Humains, nous sommes éternellement leurrés par les apparences, par ce qui nous tombe sous le nez. Afin de nous rapprocher de la vérité, nous sommes obligés de sortir de la caverne de notre subjectivité, de prendre nos distances par rapport à notre petit ego. Résolument anti-postmoderne, Bérénice Levet a saisi toute la profondeur du mythe. La caverne fournit le fil rouge de son nouvel essai, véritable cri de ralliement contre les nouvelles idéologies wokistes qui veulent nous emprisonner dans la plus obscure des grottes.On dira, mais comment va-t-on aujourd’hui à Moscou, puisqu’il n’y a plus de relations directes ? En fait, c’est assez simple. On passe par la Turquie (Istanbul). L’avion, à l’aller et au retour, est d’ailleurs plein de russes. Les flux touristiques semblent s’être relativement maintenus. Par contre, l’hôtel où je suis logé à une clientèle essentiellement russe. C’est pourtant un hôtel dépendant d’une chaîne américaine. Mais, les prix ont beaucoup baissé (95 dollars environ contre plus de 130 auparavant) la nuit pour un quatre étoiles. L’absence relative de clients étrangers (je croiserai quelques américains, deux français, et des hommes d’affaires africains) est compensée par une clientèle provinciale russe, venues pour affaires ou pour le plaisir, qui profite de la baisse des prix. Elle représente 75% de la clientèle contre 25% avant la guerre.

Une première sensation dès l’arrivée : la guerre n’est pas visible. Moscou vit normalement. Bien sûr, il y a des panneaux (1 par 500m) à la gloire de soldats morts « contre le fascisme » mais cela n’envahit pas l’espace public. Mais la propagande se fait essentiellement à la télévision. Il y a d’ailleurs une différence sensible entre les chaînes : cela va de comptes-rendus factuels (dans le Journal Télévisé de 21h), de débats (talk-show) sans grand intérêt, à de la propagande assez grossière sur la chaine de l’Armée (Zvezda) qui est cependant regardée car elle passe d’excellents vieux films soviétiques.

Les sanctions sont quasiment invisibles. Les centres commerciaux bien achalandés, j’en visiterai trois. C’est la même chose pour les concessionnaires de voitures occidentales, qui continuent de vendre de grosses Audi, BMW, ou Mercédès et qui ne semblent pas avoir de difficultés à s’approvisionner en pièces de rechange. Par contre, je constate que beaucoup de biens viennent d’Asie (téléphones portables, télé, ordinateurs, etc…), avec apparition de firmes chinoises inconnues ainsi que de firmes malaises et vietnamiennes.

Les milieux scientifiques

Le séminaire réunit une assistance nombreuse, en « présentiel » (une soixantaine de personnes) et vidéo (le même nombre). Nous avons la présence parmi nous de collègues arméniens, du Belarus, de Chine, mais aussi d’une forte délégation venant de Sibérie (Novosibirsk). Étant sur place je bénéficie à plein des « discussions de couloirs »…

La réunion à la MSE-MGU est de plus de 100 personnes (sans compter les couloirs, qui sont pleins), avec une bonne partie des professeurs, mais aussi des représentants du pouvoir (gouverneurs, responsables de la ville de Saint-Pétersbourg). Par ailleurs, de très nombreux étudiants sont présents. À noter le côté « kitsch » des célébrations du 15èmeanniversaire du Département de stratégie financière et économique : chorale d’étudiants, cadeaux divers, etc… Ce n’est pas antipathique même si, parfois, on a l’impression d’avoir fait un saut dans le temps d’une cinquantaine d’année en arrière. Mais, il convient de noter la tonalité très nationaliste des discours, dans un département censé être ouvert à l’économie et à la finance internationale. Cette tonalité est renforcée par la présence de personnalités « non-académiques » (gouverneurs et vice-gouverneurs, directeur du métro de Saint-Pétersbourg, etc…).

La réunion à l’Académie et celle avec les « jeunes français » ont une assistance plus réduite (une trentaine de personnes à chaque fois).

Bien entendu, je suis intéressé par les réactions de mes collègues, que je n’ai plus vu en « présentiel » depuis février 2020, et dont je sais que certains n’approuvaient pas la guerre (je me suis systématiquement refusé à parler « d’opération spéciale » suivant la phraséologie du pouvoir).

Le sentiment des collègues va de la résignation à la guerre à un patriotisme raisonné. Certains n’hésitent pas à critiquer la décision de commencer la guerre et me le disent sans se cacher. Mais, pratiquement tous la soutiennent désormais et disent que la #Russie ira « jusqu’au bout ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour certains c’est au gouvernement de fixer les buts atteignables. Pour d’autres, ils expriment leurs objectifs souhaités : toute l’Ukraine côtière (soit Nikolaev et Odessa). Cette guerre est désormais perçue comme une guerre Russie-OTAN, du fait des livraisons d’armes mais aussi de l’envoi de volontaires britanniques, américains ou polonais, bien plus que comme un conflit avec l’Ukraine. C’est ce qui explique aussi le consensus sur le soutien au gouvernement qui n’aurait peut-être pas été le même si le conflit était resté cantonné à une opposition Russie-Ukraine. Plusieurs de mes collègues sont d’origines ukrainiennes. Aucun de mes collègues n’a soutenu l’idée d’un retour aux positions de départ du 24 février. Pour tous, la prise des 4 oblasts (Luhansk, Donetsk, Zaporizhe, Kherson) est un fait acquis et indiscutable. C’est, semble-t-il aussi, une position de base dans la population d’après les quelques conversations que j’aurai dans la rue. Tous pensent par ailleurs que la guerre va durer, fin du printemps pour les optimistes, jusqu’à l’automne, voire plus pour les pessimistes. Tous pensent que la guerre sera « dure », et aucun ne se fait d’illusion sur les pertes.

Aperçus de la vie étudiante

Par contre, il y a une différence sensible entre les collègues, qui ont en moyenne entre 40 et 70 ans, et les étudiants/anciens étudiants (25-35 ans) de la MSE-MGU. Ces derniers sont bien plus « patriotiques » ce que j’avais constaté d’ailleurs lors de mes cours en « présentiel » de 2014 à 2019. Certains regrettent de n’avoir pas été mobilisés. D’autres s’engagent ou pensent à s’engager d’ici la fin du mois. J’aurai, vendredi soir, un dîner avec des amis français qui                                                                                                   résident à Moscou et dont la fille, devenue vétérinaire, exerce en Russie. Celle-ci me confirmera que certains de ses collègues se sont portés volontaires. Ils pensent donc « faire leur devoir » et montrent beaucoup de détermination mais ne tombent pas dans les clichés de la « fleur au fusil ».

Il y a quelques variantes dans cette attitude. L’un me dira, cyniquement, « il faut aller au front si l’on veut avoir des grandes responsabilités dans le futur ». Ce cas semble néanmoins assez isolé.

Les plus « chauds » d’entre eux me questionnent sur l’aide militaire française à Kiev. Ils ne la comprennent pas. De même, ils sont révoltés par les sanctions et surtout par ce qu’on leur présente (pas complètement à tort, hélas) comme la « russophobie » de l’occident. La rupture avec l’Europe semble massive même si elle n’est pas totale. J’aurai un son de cloche un peu différent avec des jeunes travaillant dans une firme d’audit et de conseil occidentale. Ceux-là regrettent la guerre. Mais, celle-ci compromet l’existence même de la firme où ils travaillent…

Globalement, ces étudiants semblent cependant très mal informés de la réalité française, un peu comme les français sont très mal informés de la réalité russe.

On entend parmi les étudiants beaucoup de critiques contre le gouvernement et même contre Poutine. Mais, c’est parce que les uns et l’autre n’en font pas assez ou « n’ont pas mis le paquet » une fois que l’engagement de l’OTAN était avéré (mai-juin). Ils sont nombreux à s’être sentis humiliés par les mauvais résultats du commandement russe au début du conflit. Tous soutiennent la nomination de Surovikin et certains l’appellent même « notre Joukov ». Il inspire la confiance malgré ou à cause de sa réputation de brutalité.

Les idées du Parti Communiste (KPRF) semblent avoir fait d’énormes progrès chez les moins de 35 ans. Même « Russie Juste » (parti d’opposition modéré) semble d’ailleurs se ranger sur les positions du KPRF. Parmi mes étudiants, certains se disent des anciens partisans de Navalny. Ils comptent parmi les plus radicaux. Seuls Glazev et Rogozin, dont les positions sont ultra-nationalistes, trouvent grâce à leurs yeux. Les plus radicaux développent même des idées comme celle de la « dékoulakisation des oligarques ». Je les mets en garde contre cette logique (comprennent-ils le sens des mots qu’ils utilisent ?) mais, clairement, ils ne m’écoutent pas. Dans la jeunesse éduquée, le niveau va du Master (la Magistratura) à la première thèse (la Kandidatsya) on sent un basculement vers des positions très nationalistes. Par contre, le discours tenu par Vladimir Poutine sur les questions « sociétales » laisse largement indifférent, voire prête à sourire.

Les débats en cours

Chez les collègues universitaires, que ce soit à l’IPE-ASR ou à la MSE-MGU, les critiques contre le gouvernement, le Ministère des Finances et la Banque Centrale, pleuvent. Critiques qui sont parfois voilées, parfois ouvertes et parfois même violentes. Des collègues qualifient les représentants du Ministère des Finances de « traitres » et « d’alliés de l’OTAN ». Il est clair pour de très nombreux collègues que le système économique de la Russie devra évoluer et dans un sens plus étatiste, plus « organisée. Énormément de questions sont posées sur la planification ainsi que sur mon livre[3] et sur l’article qui venait juste d’être publié[4]. L’idée que l’économie russe ne peut poursuivre son schéma de développement d’avant la guerre fait pratiquement l’unanimité, ce que je constaterai tant à l’IPE-ASR, à la MSE-MGU ou à l’Académie des Sciences. J’aurai d’ailleurs l’occasion de discuter avec N. Novitchkov, député à la Douma (il co-dirige le groupe parlementaire de « Russie Juste » tout en étant lui-même économiste de formation) et vient de publier un article appelant à un retour d’une planification proche du modèle français des années 1950-1960, ce qu’il appelle le « Gosplan 2.0 »[5].

L’ambiance est quand même au maintien des relations économiques avec l’occident, même sous une forme réduite. Les collègues sont persuadés que les relations reprendront, une fois la guerre achevée, même s’ils sont aussi persuadés que certaines des sanctions seront maintenues et que le commerce avec l’Europe sera bien plus faible que ce qu’il était avant-guerre. Mais, le plus important, et sans doute le plus significatif, est que l’Europe n’a plus le même attrait pour eux qu’avant. Ils savent que quelque chose s’est cassé entre la Russie et l’Europe. Ils le regrettent mais ils considèrent que c’est essentiellement de notre faute. Nul ne remet en cause la nécessité d’un tournant vers l’Asie (que ce tournant soit qualifié de « tactique » ou de « stratégique ») et tous sont convaincus que les règles de commerce et de relations internationales vont changer dans les années qui viennent. Je m’aperçois que certains ont lu la réédition de mon ouvrage La Démondialisation, qui est paru en juin 2021 et l’ont visiblement apprécié. La place occupée par la Chine tant à la Bourse de Moscou qu’internationalement impressionne beaucoup.

Voilà donc quelques impressions, nécessairement fragmentaires, que je retire de ce voyage. Mêmes fragmentaires, ces impressions sont à l’opposé de ce que l’on peut entendre sur les diverses chaines de la télévision française. Si les russes sont souvent très mal informés de la situation française, il est dramatique que les français le soient aussi de la situation russe. La propagande des deux bords, et la nôtre ne vaut pas mieux que la propagande russe, est en train de creuser un fossé entre nos deux pays.

[1] https://docs.google.com/presentation/d/1D8q-CMPHsp7OtTPohb8B5YXFkxXpIolG/edit#slide=id.p1

[2]  Voir « Vladimir Kvint et le concept de stratégie économique », sur le portail Les Crises, 10 mai 2019,

https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exilvladimir-kvint-et-le-concept-de-strategie-economique-par-jacques-sapir/

[3]  Sapir J., Le Grand Retour de la Planification, Paris, Jean-Cyrille Godefroy ed., 2022.

[4] Sapir J., « Is Economic Planning our Future?”, in Studies on Russian Economic Development, 2022, Vol. 33, No. 6, pp. 583–597.

[5] https://www.mk.ru/economics/2022/11/10/ekonomiku-rossii-nuzhno-perevodit-na-gosplan.html

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