Suzanne Cointe, du mouvement musical engagé dans les années trente au réseau l’orchestre rouge

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Suzanne Cointe est une figure, aujourd’hui tombée dans l’oubli, mais dont l’importance est indéniable tant dans la vie culturelle des années 1930 que dans la guerre contre le nazisme. Le livre que Christian Langeois[1] lui consacre est intéressant à plus d’un titre, Fille du général Georges Sosthène Cointe, militante communiste dans les organisations culturelles que le PCF construisit dans le milieu musical dans les années trente, et membre du fameux réseau de Léopold Trepper, que les allemands avaient surnommé L’orchestre rouge, elle méritait à l’évidence cette bibliographie qui la sort de l’oubli[2].

Un livre double

Ce livre rappel tout d’abord le milieu d’origine de Suzanne Cointe, de petits notables de province qui profitèrent des canaux de promotion sociale ouverts à la fin du Second Empire et au début de la Troisième République. La carrière du père de Suzanne, le général Georges Sosthène Cointe en est une illustration. Le milieu d’origine de Suzanne Cointe est donc conservateur et patriote. Elle s’en écartera sans rompre cependant avec lui. Puis, il décrit tout d’abord l’atmosphère, mais aussi les organisations, que le PCF avait créé dans le milieu de la musique de la fin des années 1920 à la seconde guerre mondiale en cherchant à resituer la personnalité et le rôle de Suzanne Cointe. Les chapitres qui y sont consacrés sont certainement les plus intéressants de l’ouvrage. On y croise nombre de personnages illustres, mais aussi les noms de certains des militants qui furent le fer de lance de la MOI, la Main d’œuvre Immigrée, une organisation qui porta une grande part de l’activité militaire de la résistance communiste de juin 1941 à fin 1942[3]. En cela, il s’avère un utile ajout aux livres qui furent consacrés au Groupe Manouchian[4].

Puis, dans les trois derniers chapitres, il cherche à retracer la trajectoire de Suzanne Cointe dans le réseau de Léopold Trepper et d’établir son engagement précis. Rappelons que Léopold Trepper, d’abord militant sioniste d’extrême gauche, fut recruté par l’Internationale Communiste et puis enfin par le GRU[5]. Le général Ian K. Berzin, qui devait être une des victimes des purges de 1937, le chargea avec Richard Sorge et Alexandre Radô, de monter un réseau ostensiblement dirigé contre l’Angleterre, mais en réalité contre l’Allemagne Nazie[6]. Les trois hommes, Trepper, Sorge er Radô, figurent en haut du Panthéon de l’espionnage par la qualité des renseignements que leurs réseaux récoltèrent[7]. Il suit alors Suzanne Cointe de la Simex, la société-écran crée par Trepper pour camoufler, mais aussi financer, ses activités, dont elle sera une des fondées de pouvoir jusqu’à son arrestation par le police allemande, les tortures à laquelle elle fut probablement soumise, et son exécution à Berlin.

Qui était Suzanne Cointe ?

Suzanne Cointe n’avait donc pas le profil d’une militante communiste habituelle. Fille de général, comme on l’a dit, elle fut élevée dans des valeurs où le patriotisme jouait un fort grand rôle. Mais la musique tenait aussi une place importante dans la vie familiale. Il n’est donc pas étonnant qu’elle se soit destinée à l’enseignement de la musique après des études dans divers conservatoires. Elle partagea alors la vie de Jean-Paul Le Chanois, plus jeune qu’elle de cinq ans, de 1925 à 1931-32. Le Chanois lui fit probablement connaître Jacques Prévert. Mais, il semble bien qu’elle n’eut besoin de personne pour connaître divers responsables du PCF et de l’Internationale Communiste. Elle est ainsi fichée dès la fin des années 1920 par la police française comme « boite aux lettres » pour l’Internationale Communiste. Dès le début des années trente, elle est en contact avec des émigrés allemands, mais aussi des émigrés juifs de cette diaspora d’Europe centrale qui fut une pépinière d’artistes (on pense à Kosma ou Eisler) mais aussi de militants. Il est plus que regrettable que Christian Langeois n’ait pas étendu son travail de recherches aux archives et du Parti Communiste et de l’IC, ainsi que dans les archives soviétiques. Les responsabilités qui furent par la suite confiées à Suzanne Cointe impliquent qu’un dossier à son nom avait été ouvert par l’IC. Il est ainsi évasif sur son adhésion possible au PCF. Mais, on sait à travers d’autres exemples qu’il y eut des adhésions directement à l’IC (et donc au mouvement communiste) dont les militants, voire les responsables du PCF n’eurent pas connaissances.

Jean-Paul Le Chanois

L’action du Parti communiste dans le domaine artistique

Une partie importante du livre est consacrée aux organisations inspirées par le PCF ou directement sous sa direction, dans le milieu musical. Il suit alors Suzanne Cointe dans le mouvement culturel qui lui sert de terreau mais aussi de contexte. Or, et c’est justement ce qui est intéressant, il s’agit d’un mouvement à la fois culturel et politique. La stratégie du PCF, mais aussi celle de l’IC, était à l’époque de constituer une véritable contre-culture permettant au « peuple » de se réapproprier les fleurons de la culture dite « bourgeoise » (Beethoven, Debussy, Ravel, Wagner), de se frotter aux diverses avant-gardes culturelles (Auric, Durey, Honegger, Milhaud) mais dans une perspective clairement politique. La partie la plus intéressante du livre porte donc sur la Fédération Musicale Populaire, la Maison de la Culture, mais aussi la Chorale populaire de Paris, associé à l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaire), dont Suzanne Cointe fut la cheville ouvrière, assumant sa direction en 1935 avec Peters Rosset. Elle dirigea cette Chorale populaire de Paris notamment pour le film de Jean Renoir La vie est à nous tourné en 1936.

Pour autant, ce contexte fut-il aussi consensuel que Langeois le décrit ? On peut en douter. Des conflits de « ligne » politique, ou d’interprétation de la « ligne » existaient. Une partie des sympathisants liée au Groupe Octobre fut plus que troublée tant par les purges staliniennes en URSS que par les pratiques des envoyés du PCF en Espagne[8]. L’effritement de ce bel appareil que le PCF avait réussi à constituer à partir de 1937 et 1938 ne fut pas uniquement dû au reflux des luttes populaires et à la chute du gouvernement de Front Populaire. Il eut été honnête de le rappeler.

Pour un usage populaire de la culture

Ce livre décrit l’œuvre pionnière d’un Albert Roussel, ou d’un Charles Kœchlin, mais aussi d’un Peters Rosset, marquant la convergence, vers le milieu des années trente, entre le projet politique du PCF et les mouvements les plus avancés dans le domaine culturel et musical. En cela, il éclaire bien la participation du PCF à cette tentative pour réunifier tant la culture « classique » que la culture dite « populaire ». C’est certainement la meilleure partie de l’ouvrage. On comprend, mais sans que cela ne soit réellement expliqué par l’auteur, que le qualificatif de « bourgeois » tend essentiellement à qualifier les usages de cette culture mais non son contenu. De ce point de vue, on est aux antipodes des discours et de l’idéologie des multiples « révolutions culturelles » qui se sont déroulées dans le XXème siècle et qui, confondant culture et usage de la culture, on construit le mythe d’une « culture bourgeoise » contre laquelle devaient se dresser les masses populaires.

C’est un point important qui montre l’intelligence d’une stratégie visant à intégrer divers usages mais au profit d’un contenu commun. De ce point de vue, cette stratégie artistique est toujours aujourd’hui d’actualité, et elle conserve son contenu novateur, car trop souvent la revendication d’une culture « populaire » se fait en privilégiant la notion d’usage et de pratique au détriment du contenu, qui est alors identifié à certaines de ces pratiques. On comprend alors pourquoi l’auteur s’est étendu sur ce point, et il a eu parfaitement raison. Car, même si cette tendance à confondre culture et usage de la culture est ancienne, il est clair qu’elle est très présente dans le monde actuelle avec une segmentation de la culture suivant des lignes communautaires, segmentation qui ne peut qu’appauvrir dramatiquement le contenu culturel général.

Suzanne Cointe, et le réseau Trepper

Cependant, si le livre est assez détaillé sur ce que fait Suzanne Cointe, il reste en retrait sur ce qu’elle est. On ne parle plus guère de sa vie privée après sa rupture avec Le Chanois, si ce n’est pour dire qu’elle ne rompit jamais avec sa famille, dont les opinions étaient certainement plus réactionnaires que les siennes. De même, les trois chapitres consacrés à la période de L’orchestre rouge sont largement inspirés des ouvrages (excellents) de Gilles Perrault sur ce sujet[9]. Mais enfin, présenter ce réseau comme essentiellement composé de militants passe sous silence l’appareil militaire (le GRU[10]) qui n’était pas moins important[11]. Christian Langeois cède, ici, à une forme de romantisme, ce qui n’est pas le cas de Perrault. En fait, la nature du militantisme lié à l’Internationale Communiste pouvait s’apparenter à la discipline d’un service lié aux forces armées. Ici encore, si le rôle de Suzanne Cointe est décrit et si sa décision de rester jusqu’au bout à son poste à la Simex est expliqué, on a peu d’éléments pour comprendre ses choix. Il est clair qu’elle dû trouver dans sa participation au réseau de Léopold Trepper la possibilité de réconcilier son patriotisme familial et son engagement politique. Il est dommage que l’auteur n’ait pas ici approfondi ses recherches, car cette trajectoire n’est pas unique. Il faut ici rappeler le rôle intégrateur à la Nation française de la MOI. La nature profonde de la MOI dans le Parti communiste fut en effet d’être : «Un lieu de convergence entre identité communiste, identités étrangères» et (ce qu’on avait insuffisamment dit jusque-là) «identité française»[12]. La guerre et la Résistance jouèrent probablement le même rôle pour Suzanne Cointe. La MOI a ainsi joué un rôle tant d’intégration de minorités immigrées à la Nation française, que de reconfiguration de cette « identité française », dont on comprend bien qu’elle ne peut-être que politique et historique, ces deux processus étant en réalité intimement liés. Ici encore, même si ce n’était clairement pas l’objectif de ce livre, on regrette que Christian Langeois ne se soit pas arrêté sur ce point. Il avait là, très probablement, une des clefs nécessaires pour comprendre l’évolution personnelle de Suzanne Cointe.

Ian Karlovitch Berzine

L’ombre de Berzine, héro méconnu

Les responsabilités de Suzanne Cointe indiquent qu’elle avait la confiance de l’appareil international du PCF, mais aussi celle de Moscou. Il convient de rappeler la trajectoire du général Berzine. Il fut à l’origine de la constitution du groupe des « maitres-espions » auquel Trepper, Sorge, Radô mais aussi Moshe Milstein, Rolf et Ruth Werner, Walter Krivitsky, Manfred Stern et Willi Lehmann appartenaient[13]. Mais, et ceci est peut-être plus intéressant, Berzine, qui avait été directeur du GRU (ou de ce qui en tenait lieu) de 1924 à 1935, fut envoyé en Espagne dès juillet 1936. Sous le pseudonyme de « général Grishin », il commanda le premier corps expéditionnaire russe et réorganisa les forces républicaines. Il fut à l’origine de la nomination du Général Miaja, un vieux général populaire aux yeux des Espagnols. Il galvanisa et organisa la défense de Madrid par les Brigades internationales et par l’Armée Républicaine espagnole, stoppant l’avance jusque-là inexorable et rapide des franquistes. Il rédigea au printemps 1937 un rapport pour le Kremlin où il dénonçait le massacre des anarchistes et des militants du POUM par Alexandre Orlov et les hommes du NKVD, indiquant que ce massacre injustifié et inutile privait la République de nombreux combattants valeureux, démoralisait les troupes, et servait les franquistes.

Ce rapport déclencha une violente controverse et Vorochilov, qui se sentait visé, encourut les reproches de Staline. Rentré à Moscou à la fin du printemps 1937, il fut rétabli dans son poste de directeur du GRU. Mais Vorochilov, qui soutenait Orlov et le NKVD, intrigua pour que Berzine soit arrêté par le NKVD à l’automne 1937. Accusé de trotskisme et de trahison au profit du IIIe Reich, il fut condamné à mort le 29 juillet 1938 et exécuté le jour même[14]. La désignation par Berzine de Trepper, Sorge et Radô dans les premiers jours de l’automne 1937 peut ainsi être considérée comme le « testament » de celui qui fut l’un des plus grands responsables du renseignement soviétique[15]. La personnalité de Berzine reste mal connue hors des cercles spécialisés[16], mais il est clair que sa loyauté était double : à l’Union soviétique (et non à Staline….) et à l’idéal communiste qu’il avait embrassé très tôt dans sa jeunesse.

On voit ainsi que nous ne sommes pas strictement dans le monde des militants mais plus dans celui des militaires, même si ces derniers peuvent avoir une éthique militante. Cette réalité, ainsi que ce qu’elle implique, semble avoir échappé à Christian Langeois.

Ce livre est donc important car il ressort de l’ombre dans laquelle elle était tombée la figure de Suzanne Cointe. Il est aussi important car il donne au lecteur des informations intéressantes sur la politique culturelle du PCF dans les années 1930. Pour tout cela il convient de remercier Christian Langeois. Mais, ce livre est aussi critiquable par les manques et les oublis. Et surtout, on en saura plus à sa lecture sur ce que Suzanne Cointe à fait que qui elle était. Or, ceci reste, il ne faut pas l’oublier, le but d’une biographie…

Notes

[1] Langeois C., Les chants d’honneur – De la chorale populaire à l’orchestre rouge – Suzanne Cointe (1905-1943), Paris, Le Cherche-Midi, coll. Documents, 2016, 187 p., avec un index des noms.

[2] Notons cependant la notice à son nom dans le « Maitron », http://maitron-fusilles-40-44.univ-paris1.fr/spip.php?article20295

[3] Bartosek K., Gallissot R., Peschanski D. (dir.), De l’exil à la résistance. Réfugiés et immigrés d’Europe centrale en France. 1933-1945, Paris, Presses universitaires de Vincennes/Arcantère, 1989, 283 p

[4] Holban B., Testament. Après 45 ans de silence, le chef militaire des FTP-MOI de Paris parle…, Paris, Calmann-Lévy, 1989, 324 p.

[5] Le rôle du GRU dans les services de renseignement soviétiques fut, pendant longtemps, sous-estimé. Voir Haslam J., Near and Distant Neighbors : A New History of Soviet Intelligence, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2015.

[6] Горчаков О. А. Ян Берзин — командарм ГРУ. С-Пб., «Нева», 2004 [Gortchakov O.A., Ian Berzin – Commandant du GRU, Saint-Pétersbourg, Néva, 2004]

[7] Si cela est une évidence pour Trepper et pour le réseau de Sorge Ramsay, un doute subsiste pour Radô et son réseau Lucy, qui aurait servi de boite postale pour des informations provenant du décodage des transmissions allemandes par les britanniques (Ultra).

[8] Sources privées.

[9] Voir Perrault G., L’Orchestre Rouge, Paris, Livre de poche, 1967

[10] Voir Kolpakidi A.I., et D.P. Prokhorov, Империя ГРУ. Очерки истории российской военной разведки [L’empire GRU. Essais sur l’histoire du renseignement militaire russe], Moscou, Olma-Press, 1999.

[11] Besse. J-P et Bourgeois G., La véritable histoire de l’Orchestre rouge, Paris, Nouveau monde éditions, 2015

[12] Voir la recension de l’ouvrage de «Bartosek Karel, Gallissot René, Peschanski Denis (dir.), De l’exil à la résistance. Réfugiés et immigrés d’Europe centrale en France. 1933-1945 » faite par Levy C., in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, Année 1989, n° 24 pp. 141-142

[13] Willi Lehmann, capitaine de la SS et membre haut placé de la Gestapo, recruté en 1929 par le GRU, sera un de ceux qui transmettront au printemps 41 au Kremlin l’annonce de la prochaine opération Barbarossa, Kolpakidi A.I., et D.P. Prokhorov, op. cit..

[14] Gortchakov O.A., Ian Berzin – Commandant du GRU, op.cit..

[15] Ian K. Berzine fut réhabilité en 1956 et lavé de toutes les accusations qui avaient été portées contre lui.

[16] Ici encore, et je le regrette, je dois faire référence à des sources privées, collectées entre 1994 et 2001 en Russie.

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