Le livre de Jacques Sapir est remarquable par son érudition pluridisciplinaire et la rigueur de son analyse. J’en conseille vivement la lecture. Je mets en ligne une présentation orale de l’ouvrage par l’auteur et un entretien donné lors d’une conférence à la NAR animée par l’excellent Bertrand Renouvin à son journal Royaliste.
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Royaliste : Jacques Sapir, comment un économiste en vient-il à écrire un livre politique ?
Jacques Sapir : Je ne suis pas un « pur » économiste de formation, contrairement à certains de mes confrères. Je ne partage pas cette tradition de « l’économiste-ingénieur », passé par une grande école technique (Polytechnique, Centrale, etc…). Ma formation a été bien plus influencée par les sciences sociales. J’ai été formé à l’Institut d’Etudes Politiques et ce n’est qu’après que je me suis spécialisé en économie, après avoir hésité à choisir l’Histoire. J’ai toujours conservé un intérêt pour le Droit et la Philosophie politique, tout comme pour l’Histoire. Mais, plus fondamentalement, ce sont mes travaux d’économiste qui m’ont conduit à m’interroger sur l’enjeu de la souveraineté. Immédiatement après avoir soutenu ma thèse d’Etat en 1986, j’ai été contacté par le Ministère de la Défense où j’ai travaillé en raison de l’étude sur le secteur militaro-industriel que contenait ma thèse, que ce soit à la Fondation des Etudes de Défense Nationale, ou sous contrat pour la Direction des Etudes Générales et d’autres services. C’est dans ce cadre que j’ai développé un très grand intérêt pour la décision stratégique, et donc l’incertitude. Cela rejoignait d’ailleurs mes préoccupations en économie, alimentées par la lecture de Marx et de Keynes.
Dans la pratique, j’ai continué à travailler sur l’Union soviétique, puis sur la Russie en transition. J’ai alterné les travaux universitaires avec des travaux de commandes pour des administrations. En raison de mes liens avec le Ministère de la Défense, j’ai pu travailler avec des collègues américains ou britanniques, tout comme j’ai pu aussi travailler avec des collègues russes. Ceci m’a conduit à me frotter à un mode de pensée différent de celui qui prédominait dans le milieu universitaire français, en particulier sur la question de la souveraineté. L’administration russe m’a demandé de rédiger des études pour elle, ce que j’ai fait avec l’accord de l’administration française. J’ai donc été amené à penser l’action souveraine dans le contexte particulier de la globalisation.
Mais je n’ai jamais oublié le point de vue théorique. De fait, la tentative de construire une réflexion remettant en cause les dogmes de l’économie dominante – le consommateur dit « rationnel », l’homo oeconomicus, le tout marché – m’a conduit à me poser cette question : qu’est-ce qui fait tenir ensemble des sociétés composées d’individus très largement différents? Qu’est-ce qui rend possible les institutions, et quelle est leur origine. Ayant développé le thème de l’hétérogénéité dans mon enseignement en russe, j’ai rapidement vu qu’il constituait un véritable enjeu. En effet, soit les marchés et les sociétés sont composés d’individus homogènes et on peut trouver un point fixe permettant de réaliser l’équilibre. Soit on est d’emblée en présence d’une hétérogénéité, et cela impose de comprendre comment se construit, non pas l’homogénéité, qui est un but illusoire, mais la convergence des représentations qui rend possible l’action collective d’individus non homogènes.
Royaliste : N’est-ce pas un des points d’affrontement des grands théoriciens de l’économie ?
Jacques Sapir : A un moment donné, Smith, Marx, Keynes ou Hayek se sont effectivement demandé comment dégager un résultat collectif à partir d‘une hétérogénéité initiale. Ils se sont aussi affrontés sur la question de l’incertitude, et la subjectivité nécessaire des acteurs, un point sur lequel ma réflexion personnelle avait progressé du fait de mon implication dans les études stratégiques. La question du subjectivisme, c’est-à-dire de l‘importance des représentations et de la subjectivité des acteurs dans la prise de décision est au cœur de la controverse entre ce que l’on appelle le « courant dominant », soit pour être rapide les économistes néoclassiques et « nouveaux » classiques. Ces économistes du « courant dominant » pensent que la réalité se traduit directement dans les comportements des individus ce qui permet une connaissance « parfaite » de la situation, et ce qui induit la possibilité de « lois » construites sur le modèle des lois de la nature. A l’opposé les économistes dits « hétérodoxes » comprennent, eux, que cette réalité ne prend sens qu’à travers le prisme des représentations et des subjectivités. Ce qui est posé, à travers cette controverse, c’est la question du positivisme. La méthodologie des économistes du « courant dominant » est à cet égard très révélatrice de leurs présupposés implicites. Sur ce point, j’ai été très influencé par un auteur non pas économiste mais appartenant à la sphère des spécialistes de la stratégie et du monde militaire, Martin van Creveld.
La question de l’incertitude pose, en réalité, la question théorique du point de vue positiviste que de nombreux économistes ont adopté.
Royaliste : Mais les économistes libéraux croient à la notion d’équilbre ?
Jacques Sapir : Oui pour ceux qui s’inspirent de Léon Walras ou Vilfredo Pareto, pour qui l’équilibre est un mécanisme. Mais pas Hayek, auquel je me suis beaucoup intéressé et qui a développé une théorie radicalement opposée à cette notion d’équilibre mécanique. Pour lui, comme pour certains autres, l’équilibre est un processus vers lequel on tend. Cela veut dire que les conditions de possibilité de cet équilibre doivent être pensées. Parfois, ces conditions n’existent pas. Parfois, ces conditions existent mais seulement dans le long terme. De même, Keynes développe une pensée qui va à l’encontre de cette notion mécanique de l’équilibre et qui donne un rôle majeur aux institutions.
Seulement, ceci impose de penser la question des institutions. Reprendre la notion de convergence des représentations ou des anticipations oblige à se demander comment elle se construit et à travers quel type d’institution. Là, nous retrouvons immédiatement Guizot. Il faut se souvenir de sa remarque sur l’histoire des institutions qui caractérisait la « civilisation européenne » en 1828 : « (…) la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne. »
Ce que Guizot affirme, c’est non seulement la nécessité de la lutte comme principe d’engendrement des institutions, mais aussi un lien circulaire, ou plus précisément en spirale, où l’on repasse régulièrement au même point mais pas à la même hauteur, entre une institution de souveraineté, la commune bourgeoise par exemple, et le principe de la lutte des classes. La première partie de la citation doit alors être comprise de la manière suivante : sans les garanties que leur donnait la commune, jamais les bourgeois n’auraient osé franchir le seuil qualitatif de la lutte pour les institutions de la société dans son ensemble. Guizot, par ailleurs, analysait très justement la frilosité politique de ces bourgeois et montrait tout ce que leur force devait à une démarche collective :
« Le bourgeois d’une ville, se comparant au petit seigneur qui habitait près de lui et qui venait d’être vaincu, n’en sentait pas moins son extrême infériorité […] il tenait sa part de liberté non de lui seul mais de son association avec d’autres, secours difficile et précaire. »
La lutte des bourgeois d’une ville pour leurs franchises et celle qui emplit le XVIIIe siècle et qui se déroule à l’échelle nationale appartiennent l’une et l’autre à la lutte des classes ; pour autant, il ne s’agit pas de la même chose si on l’envisage sous l’angle de la dynamique de la société.
Cependant, le chemin suivi par Hayek diverge de ce qu’affirme Guizot et ceci le conduit à se heurter à un problème. Hayek ne peut pas penser la construction des institutions sans penser l’Etat. Jusqu’aux années 50, il défend d’ailleurs la nécessité de maintenir une sphère économique de l’Etat importante.
Royaliste : Il est pourtant connu pour chercher à éviter toute mention de l’Etat ?
Jacques Sapir : Il va basculer vers ce côté ultralibéral au prix de deux coups de force. D’une part, il affirme la nécessité de dépolitiser l‘action économique. Cela revient à dire qu’elle peut être entièrement gérée par des règles, des normes. Mais cela suppose alors l’absence d’incertitude et un univers qui est largement probabiliste, car comment une règle, construite à partir de l’expérience, pourrait-elle traiter un événement radicalement nouveau ou incertain ? D’autre part, il renvoie le mécanisme de création des normes à l’existence de méta-normes, supposées être d’emblée à la fois collectives et en chacun de nous.
Comme chez Adam Smith avec le paradigme de la main invisible, il y a là en réalité une re-figuration de l’idée de Dieu. Mais voici qui constitue un postulat, voire une aporie, et non le produit d’une démonstration. L’affirmation de la traduction socialement harmonieuse des désirs privés n’est en réalité rien d’autre chez Adam Smith qu’un postulat métaphysique qui n’ose pas dire son nom. Il reprend, en en modifiant le sens, les thèses des jansénistes dont il tire, par un long cheminement des sources que décrypte admirablement Jean-Claude Perrot, la primauté de l’intérêt individuel.
Royaliste : Peut-on parler de recours au religieux ?
Jacques Sapir : Croire ou non est un choix personnel. Que des scientifiques soient croyants ou qu’ils soient athées ne me concerne pas en tant que scientifique. Mais utiliser cet argument religieux comme un argument de raison pose un véritable problème. Et ce problème, on ne doit pas l’ignorer mais chercher à le résoudre.
Au-delà de la question des choix personnels, se pose la question du rôle de la croyance dans notre système de connaissances à partir duquel nous traitons les informations. Disons le tout de suite, je pense que l’idée d’un individu réagissant à des « informations » sans procéder au préalable à leur filtrage par un système de connaissance est fausse. Il est essentiel de distinguer la réception de la perception des informations. J’ai écrit en partie un livre sur cette question. Mais il faut noter que même dans cette vision fausse, ou à tout le moins simpliste et réductrice, on peut montrer l’impossibilité d’aboutir à un « équilibre ». Nous décidons donc non seulement à partir d’un calcul que l’on prétend « rationnel » à partir des informations assimilées mais aussi, et surtout, à partir de règles heuristiques que nous adoptons en partie sur la base de l’expérience et en partie sur la base de nos croyances. Sinon, nous risquons la saturation de nos capacités cognitives, comme le montre Herbert Simon. Mes travaux dans le domaine de la stratégie, m’ont conduit à penser qu’il fallait des systèmes de « croyances » pour unifier les représentations des acteurs dans le cadre de choix qui doivent être pris de manière décentralisée mais qui vont servir à un but commun. Cette « croyance » est ce que les militaires appellent la « doctrine ». C’est la « doctrine » qui permet en réalité la convergence des anticipations.
Mais se pose alors un autre problème. La distinction entre anticipation et connaissance, si elle est nécessaire d’un point de vue démonstratif, est discutable d’un point de vue théorique. Les anticipations sont toujours un mélange de représentations de la réalité (ce que l’agent croit vrai) et de ses espoirs (ce que l’agent espère devenir vrai). Il y a donc une dimension profondément subjective dans ce qu’on appelle les anticipations. Penser que les connaissances pourraient ici représenter un pôle “objectif” opposé à un pôle “subjectif” que constitueraient les anticipations serait une erreur. Les connaissances elles-aussi intègrent des éléments importants de subjectivité. En effet, peut-on penser un rapport avec le “monde matériel” dans une société qui ne soit pas, en même temps, un rapport avec la société? Il ne s’agit pas de dire, ici, que l’ensemble du monde qui nous entoure est une représentation subjective, mais plus raisonnablement de soutenir que nos perceptions immédiates de la réalité, y compris de la réalité naturelle, sont toutes entachées de subjectivité; elles sont des produits de nos systèmes de représentation et de l’interaction avec les systèmes de représentations des autres acteurs. Dès lors, il faut prendre au sérieux la question de la foi, que ce soit la foi religieuse du croyant ou la foi dans le progrès ou tout autre représentation qui caractérise l’athée. Mais, le problème se pose d’une manière différente quand ce type de représentation du monde, dont on ne peut s’extraire, s’avère un obstacle à la prise en compte de la « réalité » du monde. Ce fut le problème avec les représentations de la physique (la Terre plate, le système de Ptolémée) qui ont été reprises à un moment donné par l’Eglise. Il n’est pas nécessaire de revenir en détail au procès de Galilée pour comprendre ce dont il est question.
On voit que l’on ne peut se défaire aisément des croyances, qu’il faut les accepter comme étant une part irréductible de nous-mêmes. Nous croyons tout autant que nous « savons ». Certaines de ces croyances peuvent être liées à des religions, et d’autres à des conceptions philosophiques. Mais, en un sens, elles sont toutes également respectables. Ces croyances représentent les valeurs que nous adoptons, parfois par pression sociale, parfois par choix personnel. Mais, ces valeurs ne peuvent constituer des principes, c’est-à-dire des règles collectives d’organisation. Ces règles doivent être conçues de manière à accepter le plus de valeurs possibles. C’est ici que se dresse la séparation entre ce qui relève de la construction politique et de la construction métaphysique. Cette dernière va chercher à déduire les principes des valeurs, et se faisant va produire des principes qui seront de plus en plus restreint dans leur capacité à organiser le collectif. C’est évidemment le problème avec la « loi religieuse », que ce soit celle des puritains ou la charia, mais c’est aussi un problème qui se pose en économie.
L’économie politique classique (et néoclassique) se révèle ainsi comme une construction métaphysique à la fois quant à la nature humaine et quant aux modes d’interaction. Cette image de Dieu prend alors deux formes distinctes dans la pensée économique : elle induit le modèle déterministe et mécaniste de l’École de Lausanne (Walras et Pareto) et sa forme moderne du modèle Arrow-Debreu ou de la construction dite « nouveau » classique de Robert Lucas. Les édits divins nous sont supposés lisibles par les succès ou les échecs des acteurs. Cette lisibilité justifie l’hypothèse d’information parfaite et complète. Or, on le sait, cette hypothèse, qu’Hayek avait déjà critiquée en son temps, a été détruite par les travaux d’économistes réputés depuis maintenant une trentaine d’années. Dans une tradition catholique, qui met en avant l’idée que « les voies de Dieu sont impénétrables », c’est au contraire l’opacité d’un monde au-delà de notre compréhension et le refus absolu de toute stabilité qui dominent. Tel est alors le fondement de l’Ecole Autrichienne. Mais, l’une et l’autre aboutissent à cette mise en sommeil du politique au profit de soi-disant experts qui seraient « éclairés » par leur connaissance particulière de secrets cachés et révélés aux seuls initiés.
Refuser la démarche métaphysique implique alors de revenir aux procédures qui permettent, ou qui sont susceptibles de permettre, les interactions et qui décident de leurs résultats. Et cela n’implique nul rejet d’un système de valeur individuel. Il n’est pas nécessaire d’être athée pour rejeter cette invasion de la métaphysique dans l’analyse de l’économie et de la politique. C’est justement en réaction contre ce que je considère comme un échec de Hayek que j’ai commencé à revenir vers la question de la souveraineté.
Royaliste : Votre approche est-elle uniquement théorique?
Jacques Sapir : Bien sûr que non, car mon implication concrète dans la prise de décisions politiques et économiques, en particulier en Russie tant avant qu’après 1998, m’a aussi amené à penser la nécessité de réconcilier les domaines du droit, de la philosophie politique et de l’économie. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à écrire explicitement sur la souveraineté et sur l’importance du lien entre souveraineté et démocratie. Le fait que se soit développée en Russie la notion de « démocratie souveraine » m’a confirmé dans mon sentiment que cette question de la souveraineté était bien centrale aujourd’hui.
Le référendum de 2005 sur le projet de traité constitutionnel européen puis la bataille du gouvernement Tsipras contre les institutions européennes en 2015 ont mis en évidence le caractère antidémocratique de l’idée de gouvernement par les règles. Celle-ci cherche à évacuer le politique du gouvernement et fait écho à la notion de démocratie sans peuple. De ce point de vue, la période qui va du rejet du projet du TCE au traité de Lisbonne a été pour moi une période très instructive, car elle a confirmé mes pires craintes quant à l’évolution de nos sociétés. Et il est indiscutable que c’est dans cette période que j’ai commencé à préciser et à développer mes conceptions sur le lien qui existe entre la notion de souveraineté et celle de démocratie. J’avais décrit le processus de ce que j’appelais le « libéral-stalinisme » dans le cadre de la Russie des années 1990. Je l’ai vu se déployer, sous des formes un peu différentes mais identique quant à son principe, dans la société française à partir du traité de Lisbonne.
Royaliste : Les partisans de l’UE considèrent pourtant cette institution comme démocratique puisqu’elle respecte les règles.
Jacques Sapir : Ce discours, qui est tenu depuis maintenant près de deux décennies découle de la confusion entre le principe de légalité et celui de légitimité. Mais, la prétendue primauté que le positivisme juridique entend conférer à la légalité aboutit, en réalité, à un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan. Mais, ce « positivisme » juridique s’avère tout aussi néfaste que tout autre positivisme. Il fut à la base de régime tyrannique. Les études proposées par David Dyzenhaus dans The Constitution of Law aboutissent à une critique radicale du positivisme. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et pour la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. Dyzenhaus évoque ses analyses des perversions du système légal de l’Apartheid en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme».
Cette conception de la démocratie a fait l’objet d’une critique radicale par Carl Schmitt, auteur par ailleurs peu sympathique, dans son ouvrage « Légalité, légitimité » dés les années 1930. Cette critique argumentée par Carl Schmitt dans sa critique du parlementarisme « démocratique », permet de penser la nécessaire distinction entre légalité et légitimité et montre que la légitimité prime sur la légalité, car l’autorité légitime, confrontée à un événement imprévu, imprévisible, est obligée d’innover. C’est justement une des conséquences du fait de reconnaître que le monde qui nous entoure n’est pas uniquement mû par des lois probabilistes, que l’incertitude radicale se manifeste, et qu’elle demande alors aux gouvernements la capacité d’innover, fut-ce contre les textes de lois existants antérieurement. Mais, ceci exige la légitimité, et c’est bien pourquoi la légalité ne saurait suffire pour établir un régime démocratique.
On en a eu un exemple pendant la crise russe de 1998. Evguenny Primakov, nommé Premier ministre le 1er septembre 1998, fut confronté à un événement inattendu, radicalement nouveau : la combinaison de forte dépréciation du rouble et d’un défaut sur la dette souveraine. Il a dû prendre des décisions en dehors de toute règle, par exemple en rétablissant un contrôle des capitaux. Ce faisant, il a violé le droit pour restaurer le droit. C’est la base de ce que l’on appelle l’état d’exception.
Schmitt voit en l’état d’exception, dans son ouvrage Théologie Politique, le moyen de sauver le droit pour reconstruire le droit. Car être souverain, c’est avoir la capacité de décider, ce que Carl Schmitt exprime aussi dans la forme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». C’est le souverain qui décide de la situation d’urgence et quels sont les principes à sauver dans le cadre de cet état d’urgence. Il fait une distinction entre les principes et la forme qui peut être leur être donnée par le dirigeant à un moment donné. Cette distinction se comprend uniquement à travers l’articulation entre la légalité et la légitimité.
Royaliste : Cette distinction est-elle nouvelle ?
Jacques Sapir : Non, bien entendu. C’est l’une des distinctions les plus anciennes et les plus documentées dans la civilisation européenne, ou plus précisément « méditerranéenne ». Elle commence avec Sophocle. Dans son Antigone, et il faut rappeler que la tragédie, en Grèce, n’était pas écrite innocemment mais avait pour fonction l’éducation des citoyens, il oppose Créon, le dirigeant pour qui prime le légal, à Antigone qui privilégie ce qui est juste. Mais le vrai sens de la pièce est donné par Hémon. Celui-ci tente de leur faire comprendre que les deux notions ne peuvent être séparées. Hémon développe donc devant son père la position de ce que doit être un Roi « juste », combinant alors la justice (le respect de ce qui est légal) et la justesse (le respect de ce qui est juste). Il tente donc de raisonner Créon, qui est son père, et Antigone, qui est sa fiancée. Il s’oppose à l’hybris des deux, et comme nous sommes dans une tragédie, bien entendu il échoue.
Cette distinction sera reprise par le droit romain, puis par les premiers auteurs chrétiens. Les notions de légitimité (Auctoritas) et de légalité (Potestas) seront développées par saint Augustin. L’Auctoritas donne un sens mais aussi des limites à l’exercice de la Potestas. En fait, chaque magistrat important détient la Potestas. Celle-ci inclut alors trois types d’autorité : tout d’abord l’imperium, qui est à la fois un pouvoir militaire (pour assurer la sécurité de la Cité) et un pouvoir civil (garant de l’ordre public et du respect des lois), puis la coercitio (pouvoir de maintenir l’ordre public par la force) et enfin l’auspicia qui est une autorité religieuse. Quand elle n’est pas fondée sur une Auctoritas « légitimée », c’est-à-dire reconnue à travers le respect de certains rites religieux, par le peuple qui est le destinataire de la Potestas, celle-ci est vécue comme pure violence, comme une suite de coups de force. L’ Auctoritas donne ainsi une justification tant symbolique que politique à la contrainte générée par la Potestas mais elle lui fixe aussi des limites que l’on pourrait considérer comme constitutionnelles.
Cette articulation est très importante. Il faut aussi noter que la fonction religieuse de la Potestas ne se comprend que dans le contexte particulier de la religion romaine, qui n’est ni monothéiste ni une religion révélée. Il s’agit d’un ensemble de valorisations, de croyances, de rites, de fêtes et de traditions qui unifient l’Empire (et ceci bien avant que la forme dite impériale ne soit établie). C’est ce qui permet à cet « Empire » de fonctionner par delà les races, les cultures et les superstitio, autrement dit les « religions » de chacun. On doit à Cicéron un bon résumé de cette conception de la religio. Il la présente comme ce que l’on appellerait aujourd’hui, au prix d’un anachronisme, la « citoyenneté », c’est-à-dire une participation active à la vie de la cité et à la définition du « bien commun ». Cette définition de la religio est aux antipodes de la nôtre et ceci provient du changement de sens du mot religio qui s’est produit avec la christianisation de l’Empire romain.
C’est un système qu’on retrouve dans les pratiques des sociétés primitives étudiées par Maurice Godelier. Le politique ne peut exister sans le symbolique comme si, pour pouvoir être accepté, le fait de commander aux hommes devait s’appuyer sur une autorité sur-humaine. Rome a institutionnalisé ce système de légitimation à travers ce que l’on appelle la « religio romana ».
Royaliste : Comment cela renvoie-il à la notion de souveraineté ?
Jacques Sapir : On voit très vite que si la légalité (la Potestas) a besoin de la légitimité (l’Auctoritas) cette dernière a besoin pour être établie de la souveraineté. Si l’on doit pouvoir contester certaines lois, il faut savoir d’où on peut le faire. Et cela, seul le principe de souveraineté permet de l’établir. On voit alors se construire une architecture logique qui va de la souveraineté à la légitimité et de la légitimité à la légalité afin de permettre aux hommes de vivre ensemble tout en étant différents.
Dans Les Six livres de la République, livre écrit au XVIème siècle, le légiste Jean Bodin explique, d’une part, que la souveraineté doit être absolue et d’autre part, qu’elle se construit et s’affirme justement à cause de l’hétérogénéité des sociétés, comme la condition nécessaire à ce que les conflits qui découlent des différences entre les acteurs ne rendent pas impossible la vie en commun. Rappelons qu’au XIXème siècle, Guizot, qui avait certainement lu et commenté Bodin, disait la même chose. En fait, le Droit est l’expression d’un intérêt collectif face à la naturelle diversité des intérêts individuels : tel est le sens de la Res Publica qui a donné notre République mais qui est une réalité plus profonde et plus complexe. Le principe républicain existe y compris dans des formes d’organisation politique qui ne sont pas des « républiques ».
C’est pourquoi l’opinion de Michel Wieviorka selon qui la souveraineté nécessite l’homogénéité constitue, à mon avis, un complet contre-sens. Je pense, au contraire, que c’est justement parce que la société est hétérogène et qu’elle doit poursuivre des biens communs, qu’il y a un besoin de souveraineté.
Royaliste : Est-ce le seul apport de Bodin que vous retenez ?
Jacques Sapir : Oh que non ! En fait, dans l’architecture que j’ai décrite plus haut, où la souveraineté engendre la légitimité et ou la légitimité permet la légalité, on rencontre un problème important dès le moment où le « corps politique », c’est-à-dire le peuple, est religieusement hétérogène. Or, cette question fut posée, et à mon avis brillamment résolue, par Jean Bodin. Dans son Colloquium heptaplomeres, Bodin met en scène un dialogue entre sept médecins de religions différentes. Ne parvenant pas à se convaincre les uns les autres, ils décident de ne plus parler de religion et de rester tous ensemble pour travailler au bien commun. Avec ce livre écrit quinze ans après la Saint Barthélémy (mais publié en 1720), Bodin invente à la fois le renvoi de la religion à la vie privée, la distinction entre vie privée et vie publique mais aussi l’impératif de sortir des communautés d’origine. C’est fondamental pour la conception moderne d’une démocratie.
Pour pouvoir œuvrer tous ensemble au bien commun, il doit y avoir mélange des communautés et non repli sur sa communauté d’origine. C’est ce que dit Bodin quand il fait prendre aux personnages de son livre la décision de rester ensemble. Mais, pour que ce mélange soit possible, alors que les systèmes de valeurs sont différents entre les personnages, il faut justement distinguer les valeurs des principes, autrement dit ce qui relève des convictions individuelles de ce qui relève des principes d’organisation de la société. Cette distinction entre sphère privée et sphère publique apparaît aujourd’hui à la fois fondamentale à l’existence d’une démocratie et largement remise en cause que ce soit à cause de dispositif technique (les « smartphones » et la mode des « selfies » qui s’inscrivent dans une montée envahissante du narcissisme) ou que ce soit du fait d’un mode d’interprétation d’une religion qui tend à nier l’existence et la séparation de ces deux sphères. L’hétérogénéité religieuse rend alors la souveraineté encore plus nécessaire, plus encore que l’hétérogénéité des populations. C’est la contrepartie à la notion de souveraineté construite auparavant par le même Bodin. On le voit, la laïcité découle du principe de souveraineté.
On ne peut qu’être frappé par l’incroyable modernité de la pensée de Jean Bodin, et tout à fait effrayé par les tentatives de nombreux auteurs travaillant pour l’Union européenne, de vouloir annuler cette pensée. Car, si l’Union européenne prétend se construire en faisant abstraction du principe de souveraineté, elle devra promouvoir une homogénéité en son sein. D’ailleurs, n’est-ce pas de cela que rêvent ceux que l’on appelle les « identitaires », d’une « Europe » blanche et chrétienne, dont la monnaie serait l’Euro et l’organisation politique celle d’un nouveau Saint-Empire ? De ce point de vue, tous ceux qui s’attaquent au principe de souveraineté feraient mieux d’envisager les conséquences logiques de leurs actions avant de les commettre, car ils pourraient bien les regretter très amèrement après.
Royaliste : D’où le titre de votre livre, « Souveraineté, démocratie, laïcité » ?
Jacques Sapir : En effet. Constater l’hétérogénéité indépassable des sociétés, implique, pour qu’elles perdurent, la définition du bien commun. Ce dernier ne peut se construire qu’à travers la notion de souveraineté. Il faut donc retirer la question religieuse du débat permettant de construire cette notion de bien commun. Cela n’implique pas l’athéisme. Bodin, qui avait voulu être prêtre dit qu’il n’est pas nécessaire que le roi soit catholique, même s’il est souhaitable qu’il le soit. Autrement dit il distingue ce qu’il souhaite (en tant que catholique) de ce qui est nécessaire (en tant que juriste). Ce faisant, il donne un très bon exemple de ce que doit être la règle de comportement qui permet un « ordre démocratique ».
Royaliste : Revenons à la question de l’état d’urgence et d’exception. N’est-ce pas la fin du droit ?
Jacques Sapir : La question de savoir si un état d’exception constitue la « fin » du droit a été posée depuis que ce dispositif est entré dans les Constitutions. Agamben nous invite donc, à la suite de sa lecture de Walter Benjamin, à refuser de voir en l’état d’exception une poursuite du Droit. Il s’agit pour lui d’un espace de non-loi. C’est le contraire de la position de Carl Schmitt qui, quant à lui, réintroduit l’état d’exception dans l’espace des normes du Droit. Il y a dans d’Agamben une grande force. Il est en effet difficile de réintroduire du Droit dans ce qui le fonde sans tomber dans les apories métaphysiques du Droit Naturel. Cependant, la critique d’Agamben n’est pas elle-même exempte de faiblesse. À vouloir séparer à tout prix la vie et le droit, à prétendre que c’est à la politique seule de combler le vide restant, il s’expose à une autre critique. Si une décision exceptionnelle doit être prise, par exemple face à une catastrophe naturelle, technologique ou économique, sur quelle base pourrait-elle être contestée?
Il faut ici rappeler que pour Carl Schmitt « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Cette définition est importante et il convient de s’arrêter aux mots. Schmitt n’écrit pas « dans la situation » mais « de la situation ». C’est le fait de dire qu’une situation est exceptionnelle qui établit le souverain. Emmanuel Tuchscherer remarque que ceci « marque en effet le lien entre le monopole décisionnel, qui devient la marque essentielle de la souveraineté politique, et un ensemble de situations que résume le terme Ausnahmezustand, celui-ci qualifiant, derrière la généricité du terme « situation d’exception », ces cas limites que C. Schmitt énumère dans la suite du passage sans véritablement distinguer : « cas de nécessité » (Notfall), « état d’urgence » (Notstand), « circonstances exceptionnelles » (Ausnahmefall), bref les situations-types de l’extremus necessitatis casus qui commandent classiquement la suspension temporaire de l’ordre juridique ordinaire ». Il nous faut donc comprendre que cette suspension de «l’ordre juridique ordinaire » n’implique pas la suspension de tout ordre juridique. Bien au contraire.
Le Droit ne cesse pas avec la situation exceptionnelle, mais il se transforme. Le couple légalité et légitimité continue de fonctionner mais ici la légalité découle directement et pratiquement sans médiations de la légitimité, ce qui n’est pas le cas dans une situation dite d’ordre juridique ordinaire où la légalité découle certes toujours de la légitimité mais à travers de multiples médiations comme la jurisprudence ou le vote « dans les formes légales ». L’acte de l’autorité légitime devient, dans la réalité particulière de la situation exceptionnelle, un acte légal. Carl Schmitt s’en explique successivement, revenant à plusieurs reprises sur la formule initiale : est donc souverain « celui qui décide en cas de conflit, en quoi consistent l’intérêt public et celui de l’État, la sûreté et l’ordre public, le salut public ». C’est plus qu’une précision. Cette nouvelle définition transporte en réalité la marque de la souveraineté d’un critère organique (la question étant alors « qui décide ? » ou, dans le vocabulaire juridique quis judicabit ?) vers un critère bien plus concret, qui spécifie d’ailleurs les circonstances (en situation de conflit) et les objets (l’intérêt public et celui de l’État) sur lesquels il lui appartient de statuer.
Notons aussi que l’intérêt de l’Etat est distingué de l’intérêt public. Si l’intérêt de l’Etat se définit (sûreté et ordre public), l’intérêt public lui reste non précisément défini. Cela peut se comprendre aisément. L’intérêt public ne peut être défini au préalable car une telle démarche impliquerait en fait de limiter le pouvoir de la communauté politique. Or, c’est justement là que Schmitt affirme la primauté de la souveraineté. Seule la communauté politique, ce que l’on appelle le peuple, est en mesure de définir l’intérêt général et nul ne peut prétendre orienter ou limiter cette capacité à le faire. Mais, le peuple le fait à un moment donné. La définition de l’intérêt général ne peut, de plus, qu’être contextuelle, sauf à prétendre que le peuple, ou ses représentants, serait capable d’omniscience (mais à ce moment là, ayant « prévu » la situation exceptionnelle cette dernière en aurait perdu son caractère d’exception).
La véritable question est donc de savoir jusqu’à quand un pouvoir est légitime dans l’état d’urgence et quand il sort de cette légitimité. Schmitt dit que le droit ne disparaît pas car les principes du droit restent vrais. Dans l’état d’exception, des lois sont violées mais on reste fidèle aux principes. Le but est justement de permettre à ces principes de se rematérialiser sous une autre forme. L’état d’urgence n’a de sens que de manière limitée pour permettre la reconstruction d’un cadre légal. Cela s’oppose à la notion d’un état d’urgence permanent. Hollande l’a compris, mais pas Valls. Or cette ignorance des concepts nous fait courir le risque d’entrer dans un état de crise.
Royaliste : Cela n’impose-t-il pas de définir la souveraineté ?
Jacques Sapir : Absolument, et l’on peut comprendre l’importance d’une claire définition de la souveraineté. Il convient tout d’abord de distinguer le principe de qui l’exerce. Matériellement, c’est le gouvernement issu du peuple et légitime qui exerce la souveraineté. Mais, ceci n’implique pas nécessairement que ce gouvernement soit légal. Dans le cas de la France Libre le principe de légitimité a primé, et a imposé la légalité. Le précédent de l’ordonnance du 9 août 1944 qui déclara illégaux tous les actes du gouvernement de Vichy, est ici extrêmement important. Le Général de Gaulle avait contesté la légitimité du régime de Vichy dès le début, et en particulier lors du discours qu’il tint à Brazzaville le 27 octobre 1940. Mais, c’est le vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 par l’assemblée qui tout à la fois transforme cette dernière en Tyrannus ab exercitio et Pétain en Tyrannus absque Titulo. Dès lors, aucun des textes de Vichy ne peut être considéré comme légal car le régime est dépourvu de la légitimité. C’est donc ce que constate l’article 7 de l’ordonnance du 9 août 1944, qui organise l’extinction des actes de Vichy, qui doit, pour les actes non mentionnés à l’article 2 de l’ordonnance, être expressément constatée. Cet article décrit le régime de Vichy comme « l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français » », récusant de fait sa légalité. Cela revient à étendre l’application du principe d’extrême nécessité. Les actes pris par la France Libre, en dépit de leur caractère souvent précaire, doivent être considérés comme des actes légaux. La précarité de ces textes ne peut être invoquée pour leur refuser le statut de « loi » au vu du vieil adage « nécessité fait loi ».
Ceci revient à constater que le principe de souveraineté réside dans le peuple, qui peut le déléguer mais qui ne peut l’aliéner. Cette notion apparaît très tôt, et dès avant la révolution de 1789, dans le Droit français. Saint-Simon, dans ses Mémoires, parle d’un fidéicommis au non duquel les rois exerçaient leur pouvoir. C’était donc un principe de délégation mais non une aliénation. Il repose entre les mains du peuple, en tant que corps politique agissant avec une conscience « de soi », ce que j’ai appelé dans mon livre, par analogie à Lukasz, le « peuple pour soi ». Ce peuple, n’en déplaise à certains, est une construction historique et non pas naturelle. Car il n’y a rien de « naturel » dans l’activité politique consciente.
En philosophie, Baruch Spinoza ne disait pas autre chose quand il écrit que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Le fait de parler la même langue facilite certes les choses, car elle permet une meilleure communication, mais elle n’implique nul déterminisme. Le Français est parlé en Suisse et en Belgique, mais il ne viendrait pas à l’esprit de considérer que ces francophones font partie du peuple français tout du moins tant qu’ils n’expriment pas le souhait d’être rattachés à la Nation française. De nombreuses origines mythiques du « peuple » se sont constituées durant les siècles. Mais on sait, et la génétique le démontre, que la population française est le produit d’un brassage permanent. Il n’y a jamais eu de « français de souche », pour la bonne et simple raison qu’outre ces brassages de population, les premiers habitants n’avaient nullement le sentiment d’être français. Pourtant, il est clair qu’il y a bien des éléments qui constituent le « peuple français » de manière séparée aux autres peuples. Ceci renvoie en partie à la naissance d’un patriotisme « français ». Ceci a suscité un beau texte du regretté Daniel Bensaïd sur Jeanne d’Arc.
Dit autrement, est-il possible de penser le peuple sans penser la Nation ? Je ne le pense pas. Non que le peuple soit le produit direct de la Nation. Les deux se sont construits symétriquement et le processus de l’un a influencé le processus de l’autre. On ne peut penser la Nation sans penser le peuple. Mais pour comprendre la constitution historique du peuple il faut se référer à l’histoire de la Nation française. Il en résulte une antériorité logique de la souveraineté nationale sur la souveraineté populaire qui interdit d’opposer ces deux concepts. L’émergence de l’Etat, la distinction entre la principauté comme principe et la principauté comme propriété du Prince, se déroule au Moyen Age. En France, c’est avec le règne de Philippe le Bel (1285-1314) que l’on commence à voir s’autonomiser un appareil d’État. Les « légistes royaux » ont un champ d’attributions qui dépasse largement la propriété royale. C’est aussi sous son règne que le double mouvement de lutte contre les seigneuries locales (lutte commencée un siècle plus tôt) et contre un pouvoir à vocation internationale (celui du pape) prend son ampleur. Commencée avec Philippe-Auguste, magnifiée par les conquêtes militaires du roi, consolidée par la naissance d’une « idéologie royale », elle est à peu de choses complète sous Philippe le Bel.
Il découle de tout cela qu’il est vain d’opposer une souveraineté « de droite » ou « de gauche » comme cherche à le faire Frédéric Lordon, même s’il a incontestablement raison quand il prend à parti un certain nombre d’économistes « atterrés » ou non. Il peut y avoir des usages de la souveraineté qui sont progressistes et d’autres qui sont régressifs, et donc des usages « de gauche » comme des usages « de droite ». Mais le principe de la souveraineté ne se réduit pas à son usage. C’est ici une erreur symétrique de celle que commettent certains européistes qui confondent un principe de délégation et une aliénation. Une délégation de souveraineté est toujours temporaire par nature.
Royaliste : Cet état d’urgence implique-t-il un type particulier d’institution ?
Jacques Sapir : Les Romains désignaient un dictateur pour une période limitée afin de rétablir les conditions du bon fonctionnement de la République. Après le désastre du lac Trasimène, en 217 avant Jésus-Christ, Quintus Fabius Maximus Verrucosus fut nommé dictateur par le Sénat et il sauva Rome, pas sa politique habile et prudente, y gagnant le surnom de Cunctator ou de Temporisateur. Il remit le pouvoir à la fin de son mandat aux deux consuls qui avaient été régulièrement élus. C’est Sylla qui transforma la dictature comme moment particulier en un système général et la fit dériver vers la Tyrannie.
Cet exemple doit nous permettre de penser les notions de dictature et d’état d’urgence. Dans le cadre de possibles crises économiques et financières, des gouvernants pourraient en effet être amenés à sortir des cadres légaux pour pouvoir rétablir les conditions de leur bon fonctionnement. Une tradition française très ancienne a produit autour de l’état d’urgence toute une série de concepts et de solutions politiques pouvant servir d’inspiration pour des formules politiques qu’il nous faudra imaginer afin d’innover dans une situation particulière. L’article 16 de notre Constitution en porte la marque. Max Weber et son élève Carl Schmitt ont par ailleurs montré la nécessité de réintroduire de l’ordre charismatique dans le système politique, face à l’empiètement constant de la bureaucratie étatique. C’est justement en trouvant une forme d’équilibre entre le développement nécessaire de l’administration et celui de ce pouvoir charismatique qu’on peut construire un système que j’appellerai l’ordre démocratique, pour éviter de basculer dans un système de pure légalité, sans légitimité, système qui conduit lui aussi à la tyrannie.
Propos recueillis par Laurent LAGADEC
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