OPINION. La récente affaire de la professeur de danse de Sciences Po Paris illustre la progression de l’idéologie woke dans la formation des futures élites françaises. Du pain béni pour le capitalisme progressiste.
Dans un article publié dans le Figaro à l’occasion d’événements récents marquant l’incessante progression de l’entreprise de censure woke dans le monde de l’Université et dans celui de l’expression artistique, la musicienne Zhang Zhang, qui avait fui la Chine enfant au temps de la Révolution culturelle, rappelle le rôle odieux que l’on a fait jouer à la jeunesse durant cette période particulièrement atroce du communisme chinois. Elle effectue ce rapprochement notamment avec l’affaire de l’enseignante de danse de salon à Sciences Po Paris qui s’est vue reprochée par la direction de l’école, et sur la base de dénonciations d’étudiants, d’organiser ses cours à partir de groupes d’hommes et de femmes et non, comme l’exige depuis peu la direction de l’établissement, de « leaders » et de « followers ». Refusant de céder sur l’emploi des termes d’homme et de femme, ce professeur de danse a quitté Sciences Po.
L’intéressant dans cet épisode, qui ne manque pas de côtés grotesques, réside sans doute en ce que les étudiants dénonciateurs ont effectué leur chasse idéologique d’une manière rappelant tristement celles qu’organisaient leurs homologues Gardes rouges des années soixante du siècle passé, comme le rappelle la violoniste Zhang Zhang. Mais il tient aussi à mon sens au fait que cette ancienne et terrible musique de chasse aux sorcières se fait entendre sur un nouvel instrument, celui non pas de l’idéologie communiste en col Mao, mais celui du capitalisme en mode RH (département des ressources humaines, formation et gestion). Un étrange accord, une bien curieuse convergence qu’il faut entendre et comprendre si l’on veut saisir l’inouï de ce qui hier encore était inimaginable : le wokisme unit la dynamique universelle des révolutions progressistes modernes (révolutions inspirées du marxisme le plus souvent) à celle du capitalisme de management en temps postmoderne de globalisation.
De fait, les petits maîtres censeurs qui sévissent en bandes de délateurs organisés parmi les étudiants millennials de Sciences Po sont pour la plupart issus de la bourgeoise et deviennent wokes aujourd’hui comme leurs aînés boomers — souvent leurs parents — devenaient gauchistes (parfois maoïstes) pendant et après Mai 68 avant d’occuper de hautes fonctions politiques, économiques, médiatiques, culturelles. Cependant l’idéologie révolutionnaire qui excite la jeunesse aujourd’hui ne provient plus d’URSS, de Chine ou de Cuba, elle est importée des États-Unis comme, du reste, à peu près tout ce que la jeunesse consomme au plan culturel sous forme d’objets, d’images et d’idées ; elle provient de la patrie du capitalisme par excellence, de celui au sein duquel se livre à l’heure actuelle un terrible combat. Un combat non pas, comme en des temps pas si anciens, entre le capitalisme et le prolétariat, mais entre un capitalisme traditionnel et un capitalisme wokisé (un combat parfaitement mis en scène science fictionnelle dans Ready Player One par Steven Spielberg en 2018 et illustrant la dynamique de « circulation des élites » théorisée par Vilfredo Pareto). Comment ce phénomène se montre-t-il dans l’épisode du cours de danse de salon à Sciences Po ?
En enjoignant à la professeure de danse de cesser de parler d’homme et de femme, en exigeant qu’elle se soumette en lieu et place des termes dorénavant exclus à l’emploi des termes de « leader » et « follower » (passons ici sur le fait que ces termes sont non innocemment anglais) c’est-à-dire de « dirigeant » et de « suiveur », d’« agent acteur » et d’« agent quasi passif », de plus fort et de plus faible… l’établissement de la rue Saint-Guillaume expose par zèle déconstructeur stupide et par mégarde le soubassement managérial de sa vision profondément classiste et hiérarchisée de l’humanité.
Un soubassement que tente de voiler la logorrhée déconstructrice et pseudo-égalitaire déversée sur les notions de sexe, de genre, de minorités, de race, etc. Loin de dénoncer un rapport général de domination, les termes de leader et de follower font apparaître ce rapport de la manière la plus crue, dévêtue d’un coup de ces faux-semblants et oripeaux de ce qui est sans cesse présenté, par ailleurs, comme des différences artificielles à déconstruire, dénoncer et combattre absolument. Formulée en cette froide novlangue qu’affectionne tant nos nouvelles avant-gardes, la maladroite édiction langagière institutionalise le rapport que l’on s’était tant évertué à camoufler dans l’école depuis le règne de cette coqueluche de la boboïtude et de l’establishment parisiens que fut Richard Descoings à partir des années quatre-vingt-dix et pendant près d’une vingtaine d’années. Règne proclamé d’« ouverture », qui fut en fait celui de la « déconstruction » de l’institution parisienne en vue de sa reconstruction selon le modèle des universités américaines qui avaient déjà enfanté le délirant monstre woke sur leurs verts campus.
L’Institut d’Études politiques de Paris — modèle de toutes les autres écoles Sciences Po de France — accomplit là une de ses mues historiques qui lui permettent de demeurer dans sa raison d’être : la reproduction, aurait pu dire Pierre Bourdieu, des « premiers de cordée » qu’affectionne la Macronie, au travers de « déconstructions » spectaculaires et de méthodes exécrables qui distraient de l’essentiel. Sous ses nouveaux déguisements idéologiques d’un ridicule, mais très violent carnaval, l’institution de la rue Saint-Guillaume continuera de fabriquer les managers-leaders, les élites très conscientes d’en être et à bonne conscience woke de demain.
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