À propos de la dérive woke dans les universités

Partager cet article:
Print Friendly, PDF & Email

Loading

par Denis COLLIN, le 1er septembre 2022

Enregistrer au format PDF

J’ai connu Denis Collin il y  plus de vingt ans  quand j’ai publié Gouverner par le Bien Commun. Nous avions de grandes zones de convergence sur notre dénonciation du “pédagogisme” et l’effondrement du niveau scolaire, voulu par les classes dominantes – qu’elles soient de gauche ou de droite – mais il y avait un Saint Graal auquel il ne fallait pas toucher: notre Sainte Mère la Gauche. Comment beaucoup gens “de gauche” il a heureusement évolué car il a fallu du temps pour qu’on veuille bien, dans ces milieux intellectuels, peser de considérer que la pire des gauches valait mieux que la meilleure des droites. Le militant trotskyste qu’il a été dans sa jeunesse est publié maintenant dans Valeurs Actuelles.
Cela montre la nécessité de sortir de la comédie d’opposition entre la droite et la gauche qui sont d’accord sur l’essentiel, à commencer par poursuivre le concours de beauté que sont devenues les élections. C’est le grand tort de Zemmour d’avoir commencé à faire rêver la France pour finir entouré de politiciens réduisant son horizon à “unir la droite”, ce qui ne fait pas rêver grand monde.

CR

_________________________________________________________________________________________

À propos de la dérive woke dans les uni­ver­si­tés
(Réponse aux ques­tions de Valeurs actuel­les)

  • Récemment, un article du Figaro a révélé que l’association des élèves de l’ENS avait décidé d’interdire certains couloirs aux cisgenres sous prétexte que les hommes représenteraient un danger pour les femmes et les minorités sexuelles. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

D’abord, en appre­nant cette nou­velle, on éclate de rire. En 1968, Cohn-Bendit est ses amis récla­maient le droit pour les gar­çons de se rendre dans la cité uni­ver­si­taire des filles. Les héri­tiers de mai 1968 se sont conver­tis aux vertus du puri­ta­nisme. Il n’est plus ques­tion de “jouir sans entra­ves”. Aussi faire de ces mou­ve­ments les héri­tiers de mai 1968 résulte d’une cer­taine paresse intel­lec­tuelle. À bien des égards, ils en sont les exacts oppo­sés. Plutôt que des rap­pro­che­ments super­fi­ciels, il faut com­pren­dre ces mou­ve­ments “woke” comme des expres­sions de ten­dan­ces pro­fon­des de notre société.

  • « Plus tard dans l’AG, elle affirme en réponse à certains arguments qu’il ne faut pas exclure la possibilité que tous les hommes soient des violeurs », peut-on lire sur le compte rendu de l’Assemblée générale consulté par le Figaro. De quoi cette affirmation est-elle symptomatique ?

Symptomatique de l’idéo­lo­gie domi­nante d’aujourd’hui, qui vise à exter­mi­ner les pères, c’est-à-dire en termes psy­cha­na­ly­ti­ques à refu­ser l’ordre sym­bo­li­que, c’est-à-dire celui de la parole. On cons­tate le même phé­no­mène avec l’opé­ra­tion consis­tant à passer la langue à la mou­li­nette de l’écriture inclu­sive. Ce néo­fé­mi­nisme est très mino­ri­taire, mais ses thèses entrent en réso­nance avec quel­que chose de plus pro­fond qui tra­vaille nos socié­tés. Tuer les pères, c’est affir­mer qu’on ne doit rien au passé, qu’on s’est fait tout seul, “self made man” tel est le fond de cette idéo­lo­gie qui n’a donc aucun rap­port avec le marxisme.

L’affir­ma­tion selon laquelle tous les hommes sont poten­tiel­le­ment des vio­leurs vient en ligne directe du combat de cer­tai­nes fémi­nis­tes amé­ri­cai­nes, comme Andrea Dworkin. On peut lire sur un site fran­çais aujourd’hui que le coït est une inven­tion des hommes pour détruire les femmes. La “PMA pour toutes” a été une forme légale donnée à ces idées folles. La seule ques­tion est : com­ment ces idées déli­ran­tes peu­vent-elles pren­dre une telle place uni­ver­si­taire et média­ti­que ?

  • Est-ce surprenant de la part de l’ENS ?

On croyait que l’ENS était un peu notre abbaye de Thélème et on décou­vre qu’elle devient autre chose, une sorte de ver­sion fran­çaise de l’uni­ver­sité amé­ri­caine d’Evergreen, qu’une vidéo rava­geuse a rendue célè­bre.

  • Islamo gauchisme, wokisme, décolonialisme, racialisme, recherche qui se confond avec militantisme…. Assistons-nous à une dérive woke au sein des universités françaises qui hébergent les futures élites du pays ?

Je crois d’abord qu’il faut éviter de faire de tout cela un bloc. Entre ces divers grou­pes, il y a des conflits sérieux. Le déco­lo­nia­lisme valo­ri­sant l’islam tra­di­tion­nel ne s’accorde pas très bien avec les LGBTQI++ ! Je ne sais pas s’il y a une dérive “woke” de nos uni­ver­si­tés, mais il est clair que ces idées sont de plus en plus influen­tes. Cependant, on remar­quera que l’UNEF, qui porte toutes ces idées est deve­nue un “syn­di­cat” ultra-mino­ri­taire et que le prin­ci­pal syn­di­cat étudiant est la FAGE qui s’occupe des inté­rêts maté­riels et moraux des étudiants et pas de ces calem­bre­dai­nes “woke”. Il y a aussi de nom­breu­ses asso­cia­tions étudiantes “cor­po­ra­ti­ves” éloignées de tout cela.

La force de l’idéo­lo­gie “woke” est qu’elle s’adresse à des cou­ches d’étudiants décultu­rés, héri­tiers d’une école que les réfor­mes suc­ces­si­ves (les gou­ver­ne­ments de droite pas­sant le relai à ceux de gauche et vis-versa) ont vidée de toute sub­stance réelle. Tout le monde sait qu’une grande partie de nos bache­liers d’aujourd’hui n’aurait pas eu le cer­ti­fi­cat d’études pri­mai­res, il y a un demi-siècle. Les élites actuel­les sont déjà un bon exem­ple de ce qu’a pro­duit cet abais­se­ment de l’école : un vague verni de culture géné­rale, tout au plus, vernis qu’on peut obte­nir aisé­ment par des petits guides “ad hoc”. De Gaulle, Mitterrand, Pompidou étaient des let­trés authen­ti­ques. Leurs suc­ces­seurs sont des fai­seurs. Quand l’actuel pré­si­dent annonce qu’il suffit du bac­ca­lau­réat pour deve­nir ensei­gnant et quand on connaît le niveau réel de cet examen, on sait que le pire est devant nous.

  • On prête souvent au wokisme une origine américaine, issue des manifestations Black Lives Matter, venu peu à peu gangrener l’Europe occidentale. Trouve-t-il ses sources ailleurs ?

L’ori­gine n’est pas si amé­ri­caine que ça. Les théo­ries sont d’abord venues de France. La French Theory a fait plus d’adep­tes sur les campus amé­ri­cains que chez nous. Foucault est le maître de Judith Butler et la “décons­truc­tion” (qui vient de Heidegger via Derrida) est deve­nue le mot d’ordre “woke” par excel­lence. Le rela­ti­visme pseudo-nietz­schéen convient par­fai­te­ment à un monde où la vérité n’a plus de valeur. On peut donc dire que les États-Unis ont réex­porté un pro­duit d’impor­ta­tion. Dans toute cette affaire, Black Lives Matter n’est qu’un épiphénomène.

Ensuite, le “soft power” amé­ri­cain joue à plein. Netflix et Disney Channel sont des exem­ples cari­ca­tu­raux de la manière dont cette idéo­lo­gie est relayée. Mais beau­coup d’autres éléments entrent en ligne de compte. La langue anglaise (en fait amé­ri­caine) s’impose par­tout comme la langue véhi­cu­laire qu’il faut sinon maî­tri­ser, du moins arbo­rer, pour avoir l’air “dans le coup”. L’infor­ma­ti­que et le monde des affai­res, toutes les clas­ses moyen­nes supé­rieu­res par­lent main­te­nant une sorte de vola­puk que les non-ini­tiés ont de plus en plus de mal à com­pren­dre. Il y a une volonté plus ou moins cons­ciente de s’assi­mi­ler à la culture d’outre Atlantique. Aux États-Unis, il y a aujourd’hui des réac­tions vio­len­tes contre l’influence “woke”, mais pour l’heure rien ni au Canada ni en Grande-Bretagne. Il est à crain­dre que cette “réac­tion” ne vaille guère mieux que ce à quoi elle réagit. La liberté de la pensée et de la recher­che risque d’être la prin­ci­pale vic­time de cet affron­te­ment. Aux États-Unis, après avoir inter­dit le mot “n…”, cer­tains États répu­bli­cains inter­di­sent les mots comme “orien­ta­tion sexuelle”. À la fin, il n’y aura plus de mots pour parler.

  • Le wokisme semble combler un vide dans une jeunesse rompue aux idéologies castratrices par le biais d’un milieu universitaire complice. Quelles sont les faiblesses de l’Europe occidentale et par quelles brèches s’infiltre-t-il ?

J’éviterais les géné­ra­li­tés. Le wokisme ne touche qu’une mino­rité de la jeu­nesse, mino­rité bruyante certes. Mais la jeu­nesse n’est pas rompue aux idéo­lo­gies cas­tra­tri­ces. Il n’y a plus aucun récit annon­çant le salut, ni le com­mu­nisme, ni le royaume du Christ. Aux jeunes, on ne pro­pose qu’une chose, la “réus­site”, et l’école même doit deve­nir “l’école de la réus­site”. Mais la réus­site de quoi ? Avoir un bon “job”, gagner beau­coup d’argent, pour pou­voir ache­ter tous les objets de son désir. C’est un peu court pour donner sens à une vie humaine ! Le wokisme four­nit une pensée de sub­sti­tu­tion, une pensée qui vous donne le droit d’inter­dire, de cen­su­rer et d’exclure, qui permet de se faire crain­dre, un sem­blant de pensée qui vous donne du pou­voir et auto­rise à régler vos comp­tes avec les géné­ra­tions pas­sées. Il serait étonnant que ça ne marche pas quand il n’y a aucune résis­tance.

Si l’Europe occi­den­tale résiste si mal à ces idéo­lo­gies folles, c’est qu’elle a renoncé à elle-même, depuis long­temps. Politiquement, elle est, en gros, une annexe des États-Unis, via l’OTAN et aussi en ligne directe. Sa culture est trans­for­mée en folk­lore et nos villes en musées pour tou­ris­tes des nou­veaux pays riches. Quand on voit la place offi­cielle donnée aux escro­que­ries d’un Jeff Koons, on a une bonne idée de ce qu’est deve­nue la culture euro­péenne d’aujourd’hui. Il y aurait à faire un gigan­tes­que tra­vail de res­tau­ra­tion, res­tau­ra­tion d’une école qui ins­truit et trans­met le passé – Hannah Arendt avait bien montré que l’école ne peut avoir d’autre rôle – res­tau­ra­tion de la culture clas­si­que, dont la maî­trise seule permet de réel­le­ment créer du nou­veau. On peut deve­nir Picasso si on peint comme Goya à l’âge de 14 ans.

Ajoutons que l’Europe s’est cons­truite comme une plu­ra­lité de nations sou­cieu­ses de leur sou­ve­rai­neté. Retrouver le sens de ce que c’est qu’être maître chez soi, voilà un idéal pour la nou­velle géné­ra­tion. Cela impli­que­rait, qu’on le veuille ou non, de s’enga­ger dans un pro­ces­sus de “démon­dia­li­sa­tion”, qui, du reste, est déjà la réa­lité.

  • Qu’avons-nous à craindre du wokisme et de son assentiment par les élites ?

Le wokisme a l’assen­ti­ment des élites. C’est une excel­lente façon de “divi­ser pour régner” et de contri­buer à la mise en œuvre de plans très anciens visant à trans­for­mer notre sys­tème d’ensei­gne­ment en une gar­de­rie – tout en pré­ser­vant quel­ques filiè­res d’excel­lence. Je vous ren­voie aux rap­ports de l’OCDE datant du siècle der­nier. Dans le cahier 13-1996, on peut lire ; “ Si l’on dimi­nue les dépen­ses de fonc­tion­ne­ment, il faut veiller à ne pas dimi­nuer la quan­tité de ser­vice, quitte à ce que la qua­lité baisse. On peut réduire, par exem­ple, les cré­dits de fonc­tion­ne­ment aux écoles ou aux uni­ver­si­tés, mais il serait dan­ge­reux de res­trein­dre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les famil­les réa­gi­ront vio­lem­ment à un refus d’ins­crip­tion de leurs enfants, mais non à une baisse gra­duelle de la qua­lité de l’ensei­gne­ment.” Ce pro­gramme s’est réa­lisé gra­duel­le­ment à tra­vers toutes les réfor­mes de l’éducation depuis plu­sieurs décen­nies. Aux clas­ses diri­gean­tes offus­quées par le défer­le­ment de ces idées folles, il faut dire, en para­phra­sant Bossuet : vous ne pouvez pas déplo­rer les effets dont vous avez chéri les causes.

Partager cet article:

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.