Naufrage d’une journaliste

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Jacques Sapir corrige ici la prose de Raphaëlle Bacqué, cette journaliste – au sens péjoratif qu’a désormais ce terme quand on parle de “Le Monde” – qui illustre ce que sont devenus ces gens qui vous accusent par ailleurs sans cesse de “complotisme”. Ce papier est typiquement une production qui sent bon le procès politique, les amalgames fabriqués à partir de demi- vérités, le tout pour démonter que le mis en cause est en quelque sorte un “agent” d’une puissance du mal, et indubitablement – c’est une figure obligée chez ces gens – lié d’une manière ou d’une autre à leur “Front national”. Que feraient-ils sans lui, et c’est d’ailleurs pour cela qu’ils l’ont inventé du temps de feu François Mitterrand. Je publie d’autant plus volontiers cette rectification que je participe – avec un plaisir toujours renouvelé – au séminaire franco-russe d’économie de l’Académie des sciences. La liberté de pensée et de ton que l’on a en Russie est une bouffée d’oxygène face à l’inquisition permanente menée par ces gens qui reprennent la tradition des commissaires politiques.

CR

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Le Monde me consacre un article dans son numéro du 12 avril 2017, sous la plume de Raphaëlle Bacqué. Je ne discute pas ici le fond de cet article. Chacun a le droit d’avoir son opinion et de juger, en bien comme en mal, ma trajectoire.

Je reprends ici les erreurs factuelles de cet article, et elles sont (trop) nombreuses. Il est regrettable que l’auteure ne m’ait pas consulté sur son texte, car je les lui aurais signalé et elle aurait pu les corriger. Certaines de ses erreurs sont mineures par rapport à l’économie de l’article, mais d’autres non et déforment de manière grave la réalité. Il y a aussi des approximations qui sont gênantes par ce qu’elles pourraient induire. Mme Bacqué procède au mieux par approximations, au pire par insinuations détestables. Ce sont de telles pratiques qui ont contribué au discrédit dont souffre le journalisme, et en France tout particulièrement[1]. Je laisse donc ici le lecteur se faire une opinion:

  • Le chapeau de l’article donne le ton de ce dernier et annonce les inexactitudes. Je ne « côtoie » pas la nomenklatura russe car cette dernière n’existe pas. On peut parler de « l’élite » ou des oligarques mais le terme de nomenklatura, qui est employé à la fois dans le « chapeau » comme dans le corps du texte est largement inexact car il ne s’applique qu’au système soviétique. Pour qu’il y ait une « nomenklatura » il faut un parti unique à la soviétique. Je ne côtoie donc pas cette « nomenklatura » ni même « l’élite » à la Moskovskaya Shkola Ekonomiki. Cette formule est en réalité injurieuse pour cette institution qui n’est pas un club d’oligarques ou de l’élite russe mais une institution universitaire d’excellence. La MSE est un département de l’Université de Moscou (MGU) avec 350 étudiants en licence, une centaine en Master et une vingtaine dans l’aspirantura autrement dit préparant l’équivalent de l’ancienne thèse de 3ème cycle en France. Les collègues que je côtoie sont des économistes et des mathématiciens réputés, certains sont membres (à titre plein ou comme « membres-correspondants ») de l’Académie des Sciences de Russie. Je suis un ami personnel de certains comme Alexandre Nékipelov (le directeur de la MSE), que je connais depuis 1993 ou Sergey Shakin, son numéro deux. L’auteure aurait pu se donner la peine d’aller sur le site de la MSE-MGU (en russe et en anglais), et elle aurait vu que j’y côtoie aussi des collègues américains comme les professeurs James Galbraith, Mike Intriligator, ou néerlandais comme le professeur Mike Ellman.
  • Par ailleurs je n’enseigne pas « plusieurs semaines par an » à la MSE-MGU mais une semaine par an en tout et pour tout. L’auteur semble avoir confondu, en dépit de ce que je lui avait dit, le travail de recherche que je conduis avec des chercheurs de l’Académie des Sciences (et en particulier de l’INP-RAN du professeur Viktor Ivanter) et mon travail à la MSE-MGU.
  • Puisque l’auteure de ce texte parle de ma famille, elle devrait le faire avec exactitude. Je ne suis pas « ce fils d’une famille de la bourgeoisie juive », une formule qui a des relents d’antisémitisme des années 1930. Ma famille se définissait comme une famille française. Par ailleurs, je signale à l’auteure qu’un enfant (moi, en l’occurrence) a une mère et un père. Il aurait été au minimum courtois de la mentionner. Et ma mère est née à Nice (Alpes-Maritimes) d’une famille établie à Vence où son père (mon grand-père maternel) était pharmacien et sa mère (ma grand-mère maternelle) institutrice. Mon père, quant à lui, n’était pas de Riga mais de Moscou. Sa mère (ma grand-mère paternelle) était née à Moscou, mais les grands parents maternels de mon père venaient de Riga. Son père (mon grand-père paternel) venait lui de Vinnitsa. C’est une vieille technique stalinienne que d’induire le comportement de quelqu’un par ses « origines ». Mais quitte à user de cette méthode, assez déshonorante de surcroit, il faut le faire avec précision. Ici encore, une simple vérification aurait évité ces erreurs, dont on peut penser qu’elles ont été faites à dessein. Enfin, pour en terminer sur ce sujet, je signale un magnifique anachronisme dans cet article. Mon père n’a pu être exclu du PCF à la fin des années 1950 (ce qui est exact) pour s’être opposé à l’utilisation policière de la psychiatrie en URSS, pour la bonne et simple raison que ceci n’a été connu et dénoncé en France qu’à la fin des années 1960. Ici encore Mme Bacqué n’a pas bien lu dans les documents qu’elle a consultée ou alors elle a définitivement une mémoire bien défaillante…
  • Je ne suis pas un « habitué » du Club Valdaï mais j’y suis allé certaines fois (4) alors que ce Club se tient depuis 2004, en fonction de mes disponibilités. Je signale que parmi les personnes qui assistent aux réunions il y a Mme Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française et qui fut mon professeur à Sciences-Pô, MM. Thomas Gomart de l’IFRI et Pascal Boniface de l’IRIS. On y trouve le professeur Timothy Colton de Harvard, M. Yves Daccord, directeur général de la Croix Rouge, Raül Delgado, qui occupe la chaire de l’Unesco sur les migrations, Lord Robert Skidelsky, membre de l’académie de Grande-Bretagne et biographe de Keynes, etc…En fait, il y a plus d’une centaine de personnes qui sont invitées de manière générale. Les sessions auxquelles j’ai assistées ont eu lieu à Valdaï, à Saint-Pétersbourg et Moscou, enfin à Krasnaya Polyana (Sotchi). Cela fait 4 sessions alors que le Club Valdaï existe depuis 13 ans. J’avais par ailleurs donné une liste des personnes invitées mais, à l’évidence, elle a été « oubliée » par l’auteure. On peut très facilement vérifier ces informations sur le site internet du Club Valdaï. Visiblement l’auteure de l’article ne sait pas faire une recherche sur internet, à moins qu’elle ne l’ait pas voulu… Les « grands hôtels » où nous sommes censés faire des banquets se réduisent en réalité à un grand-hôtel de Moscou, mais l’imagination de l’auteure les multiplie à loisir.
  • L’auteure de l’article mentionne que je suis retourné en URSS en 1988, mais c’était au titre du Quai d’Orsay uniquement (article 14 de la convention scientifique franco-soviétique). Elle semble s’étonner que je sois retourné très régulièrement en URSS puis en Russie (il y a d’ailleurs comme un flou sur ce point dans l’article) depuis cette date. La raison en est simple, c’est parce que mes travaux portaient sur l’URSS et sur la transition en Russie. Certes, on peut prétendre que la Guyane était une île, mais Raphaëlle Bacqué aurait-elle voulu que pour étudier l’URSS, puis la Russie, j’aille au Mexique, au Sénégal ou au Philippines ? La liste de mes publications témoigne de mon travail et, comme tout chercheur sérieux, j’ai fait du « terrain ». J’y rencontre aussi des gens, et certains ont fait carrière par la suite. Qu’y a-t-il d’étrange à cela ?
  • Mes idées étaient ce qu’elles étaient sur l’Euro bien avant que je ne participe au Club Valdaï (et il suffit de lire l’article que j’ai écrit pour la revue Perspectives Républicaines en 2006 pour s’en convaincre[2]). Cela, aussi, je l’avais dit à l’auteure, mais elle a préféré partir dans des hypothèses hasardeuses, et pour tout dire fort alambiquées, que de s’en tenir aux faits. L’imagination est, encore une fois, ici une bien mauvaise conseillère. Quant à savoir si, comme elle fait dire à Jacques Généreux, j’en ai « …persuadé les responsables russes », c’est m’attribuer une influence que je n’ai pas.
  • Je signale que RT et Sputnik ne sont pas des « médias francophones prorusses» mais des médias dépendants du gouvernement russe, émettant en plusieurs langues, comme le furent, il n’y a pas si longtemps, la BBC en Grande-Bretagne, France-24 en France, ou Radio Free Europe pour les Etats-Unis. Ces médias ont pignons sur rue et travaillent dans la plus totale transparence.
  • Je défends toujours le principe du « droit du sol », et je l’ai dit de manière répétée à l’auteure (même si on peut discuter de sa réforme).
  • Je ne déjeune pas « tous les quinze jours » avec mon ami Philippe Murer, mais j’ai dit que l’on se parlait de temps en temps au téléphone (à peu près toutes les 3 semaines ou tous les mois).
  • Je n’ai jamais dit qu’il y avait « un tiers de mes étudiants » au FN pour la simple et bonne raison que je ne leur demande pas quelles sont leurs opinions politiques. Cela n’a rien à voir avec l’enseignement. C’est d’ailleurs un principe bien établi dans l’université française (au même titre que l’on ne demande pas sa religion ou ses préférences sexuelles) que sa neutralité totale. Mais j’ai pu constater qu’un certain nombre d’entre eux pouvaient défendre des idées proches de celles du FN (et d’autres du PG ou du FdG). Par ailleurs, et l’auteure en a été témoin puisqu’elle a participé à l’un de mes séminaires (avec l’autorisation du Président de l’EHESS et après un vote de mes étudiants), mon séminaire est un séminaire scientifique et pas une tribune politique.
  • J’en profite pour relever que Hayek est classé comme « postkeynésien ». A vos souhaits ! Nul doute qu’il se soit retourné, le pauvre, à plusieurs reprises dans sa tombe. Qu’une journaliste du service politique ne soit pas familière des divers courants de la science économique est parfaitement compréhensible. Mais, alors, elle ne doit pas chercher à donner l’illusion à ses lecteurs d’une connaissance qu’elle ne maîtrise pas.
  • Le traité de Maastricht avait bien « capté mon attention » et j’avais voté non. Mais, mes engagements en Russie étaient tels à l’époque que je n’avais pas fait de campagne active. Je me suis plus engagé, il est vrai, dans la campagne pour le référendum de 2004-2005.
  • Le déjeuner dont est supposé parler Paul-Marie Couteaux n’a jamais existé, si ce n’est dans l’imagination (décidément fertile) de l’auteure de cet article. Je connais Paul-Marie Couteaux depuis la fin des années 1980, quand il était secrétaire de la défunte Fondation des Etudes de Défense Nationale et que j’y étais chercheur, et c’est quelqu’un que j’estime. Il n’a jamais joué le rôle d’un intermédiaire. Il m’a même mis en garde, en 2009, contre le FN.
  • Je ne me rappelle pas avoir traité Jean-Luc Mélenchon d’ « européiste », mais j’ai écrit à partir de la fin 2015 qu’il avait clairement rompu avec certains des illusions qu’il avait pu entretenir sur l’UE. Je le pense, je l’ai dit à l’auteure de l’article et – bizarre, bizarre – cela ne figure pas dans son texte, que Jean-Luc Mélenchon avait tiré les leçons de la trahison de Tsipras. Mais il est parfaitement exact qu’avant 2015, je considérais qu’il faisait une grave erreur en laissant la question de l’Euro au seul FN, – je l’ai d’ailleurs dit et écrit à de multiples reprises – et je pense que sur ce point, il a perdu deux ans avant d’affronter cette question.
  • Plus généralement, il y a un problème de chronologie dans cet article. Il cite la date de 1988, celle de 1992, et enfin celle de 2005. On peut, certes, inférer certaines dates d’événements, mais dans un grand flou. La crise russe de 1998 n’est pas mentionnée. Cette négligence quant à l’historicité des contextes et des situations renvoie, quant à elle, à une volonté – probablement politique – de constituer une trajectoire imaginaire hors justement de tout contexte historique. C’est aussi une méthode, et elle est typique des démarches que l’on appelle « complotistes ».

Le lecteur pourra donc ainsi constater les écarts avec la réalité, les approximations, les demi-vérités qui sont souvent des mensonges en entier, enfin les affabulations délirantes que contient cet article. Il a été écrit avec l’évidente intention de nuire. Et, sa publication, à moins de deux semaines du premier tour des élections, peut faire penser que je ne suis pas la seule personne à qui l’on ait cherché à nuire par le biais de cet article. Ces procédés discréditent ceux qui s’y livrent, mais ils portent aussi atteinte à la crédibilité du journal qui les publie.

Cependant, il s’avère surtout relever bien plus de l’écriture romanesque que journalistique. Que certains veuillent écrire un roman est une chose ; et après tout pourquoi pas ? Mais, vouloir et prétendre faire passer un « mensonge romanesque » pour la réalité, cela porte un nom…

[1] http://www.atlantico.fr/pepites/en-quel-metier-avez-plus-confiance-pompier-en-tete-politiques-et-journalistes-traine-1068038.html

[2] Sapir J. « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84.

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